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[ENTRETIEN] : Entretien avec Lucas Belvaux (Les Tourmentés)

© BALTEL/SIPA / SIPA // © David Koskas - BIZIBI

En s’attaquant à son propre roman, Lucas Belvaux ne se donnait pas une tâche facile, surtout au vu de son approche de la violence humaine et des rapports économiques sous-tendant celle-ci. Nous avons eu l’occasion d’échanger avec lui à ce sujet à l’occasion de la présentation du film en ouverture du Brussels International Film Festival.


Quand j’adapte le roman d’un collègue, je vois les lignes directrices et ce qui m’intéresse, ce que j’ai envie d’adapter et quelle sera la structure du film. Qu’importe si celle-ci est la même ou non que celle du roman, les lignes directrices se dégagent très rapidement. Dans mon roman, il y a des choses intimes, auxquelles je tiens, et qui sont de l’ordre de la diversion. - Lucas Belvaux


Vous êtes habitué à adapter du matériel littéraire. Ici, vous adaptez votre propre roman. À quel point l’exercice a-t-il été différent ?

La différence est en fait que, lorsque j’adapte un autre auteur, je ne m’attache pas aux mêmes choses, je n’ai pas les mêmes scories. Quand j’adapte le roman d’un collègue, je vois les lignes directrices et ce qui m’intéresse, ce que j’ai envie d’adapter et quelle sera la structure du film. Qu’importe si celle-ci est la même ou non que celle du roman, les lignes directrices se dégagent très rapidement. Dans mon roman, il y a des choses intimes, auxquelles je tiens, et qui sont de l’ordre de la diversion. Comme j’y tenais beaucoup, j’avais du mal à les couper alors que si ça avait été dans le roman de quelqu’un d’autre, je les aurais coupées plus facilement car j’aurais repéré la fausse piste ou la diversion. Alors que dans mon roman, cela me paraissait très important que tel personnage dise ça, ou telle séquence. J’ai dû en couper des longues qui ne servaient strictement à rien mais avant de les couper, il m’a fallu du temps car, intimement, ça me racontait un truc. La différence fut donc de prendre de la distance avec le texte.


C’est intéressant car votre roman avait ce partage de chapitrages de points de vue différents mais toujours à la première personne et où on avait cet aspect global. Comment retranscrire cela à l’écran ?

Chabrol disait qu’il ne fallait jamais adapter les chefs d’œuvre en parlant d’adaptations de livres, ce qui ne l’a pas empêché d’adapter Madame Bovary. Je pense que ce qu’il voulait dire est qu’il ne faut pas adapter un livre pour sa forme. Souvent, on est embarqué par un bouquin car on est embarqué par le style mais cela ne s’adapte pas, ou très rarement et difficilement. Je me suis retrouvé dans cette difficulté-là car il y avait un aspect formel au roman qui était très intéressant et qui marchait bien, dont j’étais assez fier mais que je ne pouvais pas adapter. Ou alors, j’aurais dû me lancer dans une trilogie ou dans une tétralogie mais je l’ai déjà fait et ça aurait été trop lourd. Donc, il a fallu que je renonce à cet aspect-là. J’aurais pu faire des voix off mais cela aurait alourdi un peu trop le propos. Donc, j’en suis arrivé à quelque chose de plus habituel. Une adaptation n’est pas une trahison, c’est faire un autre objet, il faut en faire autre chose. Ce n’est pas possible de remettre tout le livre dans un film donc il faut trouver l’intérêt de cet autre objet, comment raconter la même histoire et les mêmes personnages mais différemment. C’était ça le challenge.


Quel a été le travail avec votre casting, notamment Ramzy Bédia dont les prestations dramatiques ne me semblent jamais assez mises en avant ?

En fait, je l’ai choisi pour cette dimension tragique qu’on n’a jamais vue au cinéma, que j’ai vue en le croisant une fois. C’était une rencontre du hasard, on avait échangé un peu. Je l’avais vu aussi dans « Terminal Sud » et d’autres choses où il était moins léger. Mais cette dimension tragique, car son personnage est vraiment dans la tragédie avec ce que ça implique dans la façon dont il assume son destin et s’y dirige quand même malgré la perte, ce n’est pas si évident à jouer et incarner. J’ai trouvé que son visage, la patine qu’il a avec l’âge, son corps, lui donnent cette espèce de profondeur tragique qui manque à beaucoup d’acteurs. Je savais qu’il allait apporter à Max, qui est un personnage en creux en comparaison aux autres, ce côté très actif et qui reçoit beaucoup. Ce côté tragique était primordial et je ne voyais pas tellement d’autres acteurs français qui avaient ça.


Copyright David Koskas - BIZIBI


En parlant de tragédies, vous prolongez une réflexion de traumatismes de guerre déjà présente dans Des hommes. En quoi cette thématique vous nourrit artistiquement ?

Ce n’est pas que ça me nourrit, ça me hante. Depuis toujours dans l’histoire de l’Humanité, depuis les Grecs avec Homère, on a inscrit dans l’ADN des jeunes hommes l’idée qu’il faudra faire la guerre un jour ou l’autre. Jusqu’à nos parents en Europe occidentale, chaque génération a eu une guerre et toute une partie de la jeunesse et des jeunes hommes partaient mourir, pour un pays ou pour une idée. Je pense que tout ce que l’histoire nous a apporté de cela nous a imprégnés. En tout cas, moi qui étais dans la dernière génération à faire le service militaire, je pense avoir été imprégné par cette idée qu’il fallait être prêt à mourir et tuer, qu’on était aussi élevé pour ça. Toutes les politiques démographiques, pendant le 19ème et tout le début du 20ème siècle, sont des politiques familiales pour faire des soldats. Le pays le plus puissant a le plus de soldats donc il faut faire des enfants pour les envoyer se faire tuer. C’est donc quelque chose qui est inscrit en nous, qui va s’effacer petit à petit, mais je pense qu’il y a maintenant une génération de jeunes hommes qui commencent à se libérer de ça ici en Europe occidentale. Ces histoires de guerre à répétition, qu’on envoie les jeunes hommes faire, laissent des traces et en laisseront encore pendant très longtemps. Ce sont des traces qui auront une influence dans l’éducation de leurs enfants, leur rapport avec les femmes, à la société, à la politique, à tout en fait. On se rend compte que génération après génération, il y a des traumatismes profonds qui restent des guerres successives. Donc ça me hante.


Le personnage de Niels Schneider se voit en effet plus comme un mort en sursis qui espère que son héritage financier compensera sa perte auprès de ses enfants. Ça enrichit votre film justement.

C’est un des sujets, oui. Que vaut la vie d’un homme ? C’est ce qu’on lui demande de manière perverse, dans une volonté qu’il s’évalue lui-même. Comment mettre un prix à sa vie ? C’est le moteur et le cœur en même temps du film. Tout à coup, il va enfin se poser la question du sens de sa vie. Ce qui est terrible, c’est que son sens pour lui est de laisser de l’argent à ses enfants alors que le personnage de Ramzy va prendre conscience qu’il y a plus important que ça et va tenter de le lui faire comprendre. D’ancien agent recruteur, il va devenir pédagogue, philosophe en lui demandant s’il n’est pas plus important pour ses enfants d’avoir un père qu’une grosse somme sur leur compte en banque.


* Alerte spoiler *


La manière dont vous filmez le potentiel de chasse inscrit quelque chose de fort.

Qui dit chasse dit violence, dit mort. Je pense que chez les spectateurs de films de chasse à l’homme, il y a un besoin pour cela. D’ailleurs, je le vois avec certaines personnes frustrées de ne pas voir cette chasse à la hauteur dont ils l’attendaient. Ces séquences avaient donc deux fonctions. Tout d’abord, cela permet de parler de la violence que ça a, une chasse à l’homme. Je ne sais pas quels sont les souvenirs que vous avez de La règle du jeu de Renoir avec cette scène de chasse où il tue des lapins. Ce sont quand même des lapins qu’on tue et ça a quelque chose d’insupportable de voir cela aujourd’hui. Il y avait quand même besoin de parler de la brutalité et la sauvagerie de ce que c’était pour que ce ne soit pas que théorique. Quand elle lui parle de la chasse, on peut le raconter et ça reste théorique mais c’est autre chose de le voir. Pour nourrir ce que je dis, j’écoutais il y a 3 jours à la radio quelqu’un qui parlait d’un petit livre écrit par Simone Veil parlant de L’Iliade et qui disait que c’était un grand poème épique et que ça le restait dans sa durée sauf quand il parlait de la violence, de la mort et des combats. À ce moment-là, il n’y a plus de poésie car il parle de la brutalité de la guerre, de la mort, de la vie qui s’en va et des hommes qui meurent. La poésie et la beauté n’ont plus leur place, il faut parler des choses crûment. Je me suis rendu compte que j’étais assez proche d’Homère ou du moins de la vision que Simone Veil avait dessus. Au cinéma, représenter la violence ne peut pas être beau ou un spectacle procurant de la jouissance chez le spectateur. Donc ces images sont violentes et brutales pour montrer ce qu’elles sont et ce n’est pas beau.


Copyright David Koskas - BIZIBI


Y a-t-il un dernier point du film sur lequel vous auriez bien voulu revenir ?

J’ai un regret. Je ne parle jamais des choses que j’ai ratées dans un film mais je regrette un peu les séquences avec les chiens, celles que je n’ai pas montées. J’ai raté des séquences (ou les chiens m’ont raté des séquences) et j’ai un manque de chiens dans le film alors qu’ils avaient une importance beaucoup plus appuyée dans le livre. J’ai donc gardé ce qu’il y avait de meilleur et j’ai l’impression qu’il y avait assez mais j’ai quand même un petit regret à ce sujet.


Propos recueillis par Liam Debruel.

Merci à Marie-France Dupagne et l’équipe du BRIFF pour cet entretien ainsi qu'à Heidi Vermander de Cinéart pour l'accès au film.