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[CRITIQUE] : Elaha


Réalisatrice : Milena Aboyan
Avec : Bayan Layla, Derya Durmaz, Derya Dilber, Armin Wahedi Yeganeh,…
Distributeur : Wayna Pitch
Budget : -
Genre : Drame
Nationalité : Allemand
Durée : 1h50min

Synopsis :
Elaha, une jeune femme d’origine kurde de 22 ans, cherche par tous les moyens à faire reconstruire son hymen pensant ainsi rétablir son innocence avant son mariage. Malgré sa détermination, des doutes s'immiscent en elle. Pourquoi doit-elle paraître vierge, et pour qui ? Alors qu’un dilemme semble inévitable, Elaha est tiraillée entre le respect de ses traditions et son désir d’indépendance.


Critique :


Présenté en avant-première lors du Festival du Cinéma Allemand, qui s’est tenu à Paris du 11 au 15 octobre dernier, Elaha est le premier long métrage de Milena Aboyan. Nous y suivons une héroïne éponyme dont le destin semble tout tracé : elle va épouser Nasim, un garçon de sa communauté kurde. Un problème subsiste, Elaha n’est plus vierge.

Copyright Wayna Pitch

L’hymen, ce bout de tissu fin à l’entrée de la paroi vaginale, a toujours été un enjeu politique et religieux au regard du corps des femmes. L’avoir ou ne pas l’avoir, telle est la question qu’on ne cesse de poser (ou plutôt qu’on soumet, sans autre choix) aux jeunes filles, depuis la nuit des temps. Que des études scientifiques aient démystifié tout ce qui incombe à l’hymen ou sur la virginité féminine n’y change rien, le vagin, pour certains, est toujours un temple que se doit de garder la personne qui le possède, jusqu’au mariage. Dans les faits, le vagin n’appartient pas à celle qui le porte, mais à sa famille, qui a la responsabilité de le garder intact, puis au mari, qui a la responsabilité de s’y introduire pour y fabriquer une progéniture (des garçons, de préférence). Qu’on ne se leurre pas, si cette façon de penser semble être devenue archaïque, elle ne l’est pas. TikTok pullule de comptes où l’on demande aux jeunes leur bodycount* (c’est-à-dire, le nombre de partenaires sexuels). Les femmes y subissent un harcèlement massif dès que le nombre est considéré comme trop haut (généralement, plus de 3 partenaires). Elles ne seraient “plus viable”, leur vagin serait “trop lâche”.

L’hymen est la métaphore qui accompagne Elaha dans son parcours impossible de retrouver ce bout de tissus muqueux, par chirurgie. Trois regards caméra, qui surviennent au début, au milieu, à la fin du film, nous indiquent que cette question de la virginité n’est pas seulement le problème du personnage mais une question collective que l’on se doit de regarder en face. Que représente la virginité des femmes ? Comment concilie-t-on les traditions familiales, les traditions religieuses, avec l’évolution de la société, sans sacrifier ses envies, ses désirs intimes ?

Elaha est déchirée dans toutes ces contradictions et se sent bien seule. Milena Aboyan s’appuie sur cette solitude pour construire une mise en scène naturaliste, où l’on suit le personnage dans ses moindres pas, dans ses moindres doutes. La photographie, plutôt sombre, s’éclaire d’un coup quand Elaha visite un mystérieux garçon (blanc). Ces séquences, qui détonnent parmi les autres, sont comme des entractes dans le tragique cheminement de l’héroïne. À mesure que le mariage se concrétise et que la pression monte, même ces moments volés sont parasités par l'hymen. Elaha est un personnage de fiction dans sa propre vie. Elle doit dire les bonnes choses au bon moment, faire les choses qu'on lui dit de faire, ne surtout pas improviser. Sortir de ce personnage de bonne fille, en tant que femme kurde et aînée de la famille, serait synonyme de mort. C’est ce que lui annonce sa mère lorsqu'elle lui dit la vérité sur sa virginité, ce qui l’éloigne considérablement du script qu’on lui a préparé sciemment, depuis sa naissance.

Copyright Wayna Pitch

En creux de ce regard sur le corps, la réalisatrice peint une communauté kurde où personne n'est à l'abri du jugement. Les femmes sont bien évidemment les premières visées, mais les hommes ont aussi leurs propres maux, avec une virilité proclamée que rien ne devrait entacher. Ne pas pouvoir trouver de boulot, ne pas être valide, ne pas savoir "tenir" sa fiancée sont des exemples qui viennent ternir l'image des hommes, comme s'ils n'avaient pas le droit de faire montre de vulnérabilité. Dans ce monde de la norme, tout peut devenir secret. Encore faut-il savoir avec qui on peut le partager.

Sans jamais condamner la communauté kurde, Elaha pose un regard édifiant sur comment nous traitons le corps des femmes, dans un monde encore patriarcal. Milena Aboyan nous propose un récit d’émancipation féminine qui, malgré de nombreux points communs avec d’autres films du genre, arrive à se démarquer grâce à une mise en scène toujours consciente de la complexité de son personnage.


Laura Enjolvy



* Pour en savoir plus, lire cet article de l’HuffPost du 17 juin 2023