[CRITIQUE] : Portrait de la jeune fille en feu
Réalisatrice : Céline Sciamma
Actrices : Adèle Haenel, Noémie Merlant, Valeria Golino, Luàna Bajrami,...
Distributeur : Pyramide Distribution
Budget :-
Genre : Drame, Historique.
Nationalité : Français.
Durée : 2h00min.
Synopsis :
Le film est présenté en compétition au Festival de Cannes 2019
1770. Marianne est peintre et doit réaliser le portrait de mariage d'Héloïse, une jeune femme qui vient de quitter le couvent. Héloïse résiste à son destin d'épouse en refusant de poser. Marianne va devoir la peindre en secret. Introduite auprès d'elle en tant que dame de compagnie, elle la regarde.
Critique :
Avec #PortraitDeLaJeuneFilleEnFeu, Céline Sciamma signe un portrait délicat, passionnel d'un amour interdit, qui amène un nouveau regard sur la création et les images. Un duo d'actrice de qualité, une photo sublime, peut-on parler de chef d'œuvre ? (@CookieTime_LE) #Cannes2019 pic.twitter.com/X02NG8l4PT— FuckingCinephiles (@FuckCinephiles) May 26, 2019
La sélection de ce Cannes 2019 est de haut niveau. Evidemment, il y a des grands noms masculins de cinéma. Des femmes aussi, plusieurs cette année, chose qui l'on espère deviendra banal. Céline Sciamma y présente son nouveau film, cinq ans après Bande de filles. Elle change cette fois de registre et nous amène au XVIIIème siècle, dans un film en costume où elle retrouve Adèle Haenel (qu’elle avait déjà dirigé dans Naissance des pieuvres). Beaucoup pensent à un prix pour le film (certains rêvent même de la palme d'or, Sciamma deviendrait seulement la deuxième femme primée en soixante-douze ans…). Le film n'est pas passé inaperçu sur la Croisette, à juste titre. La cinéaste signe un film puissant sur le désir amoureux, sur la création, d'un point de vue féminin qui sublime le tout.
Quand elle en parle, Céline Sciamma le confirme, Portrait de la jeune fille en feu est un film sur le regard. Créatif, désireux, amoureux. Comment il forme une passion, déforme les codes, brille d'un feu incandescent une certaine liberté, et une certaine douleur aussi. Si ce thème n'est pas une surprise pour la réalisatrice, c'est sa façon de filmer qui change cette fois. Elle laisse tomber les codes sociétaux et devient plus frontal, questionner sa place dans le monde n'est pas le but de l'histoire, mais en est le début, qui découlera sur la rencontre entre Héloïse et Marianne.
Héloïse (Adèle Haenel) doit se marier à un notable italien qu'elle n'a jamais vu. Comme le veut la tradition, elle doit envoyer son portrait à son futur époux. Ce qu'elle refuse de faire, opposée totalement à ce mariage arrangé. Sa mère (Valeria Golino) embauche Marianne (Noémie Merlant) pour la peindre à son insu. Ce qui est un travail classique (malgré le secret qui entoure ce portrait volé) deviendra source de passion, car Marianne et Héloïse vont succomber l'une à l'autre.
Dès le début du film, Sciamma pose cette question qui restera en suspens durant le métrage : sommes-nous juste source de souvenir, à travers les images qu'on laisse aux personnes qui ont compté ? Le générique ponctué de coup de crayon, Marianne pose pour ses élèves, le regard rivé sur un tableau, qu'une de ses élèves à accrocher au mur : une femme qui a sa robe en feu dans la nuit. Le spectateur ne verra que peu de temps le tableau et ne l'apercevra plus jamais. Il n'est pas très important au final car c'est le regard de Marianne qui intéresse Sciamma et le souvenir violent qui lui cause.
Héloïse devient immédiatement source de mystère. Elle se cache derrière son capuchon noir, refusant de poser (ce qui revient à refuser de perdre sa liberté et son libre arbitre). Le film pose vite un quotidien romanesque, les promenades qui cachent un dessein différent pour les deux femmes : échapper quelques temps à son destin pour Héloïse, finir ce pour quoi elle est payée pour Marianne.
Celle-ci est une peintresse minutieuse et sérieuse, qui tient au code de la société (c'est ce qui la fait vivre). Les seules fois où elle transgresse les règles, c'est quand elle a en secret peint des hommes pour apprendre et s'améliorer dans son art, comme elle le confiera à Héloïse un jour (il est interdit aux femmes de peindre les hommes et pas l'inverse). Mais une phrase de sa muse, une fois le tableau fini, lui fera revoir toutes les conventions et sa façon de créer. Sciamma va prendre son temps pour extirper les deux personnages de leur situation de femme. Elles vont avoir la chance de jouir d'une certaine liberté pendant le départ de la mère et ces femmes vont en profiter à fond. Leur quotidien devient moins monotone, elles s'amusent, rient de bon cœur et tombent amoureuse. La beauté des cadrages, de la lumière (merci la cheffe opératrice Claire Mathon) se transmet dans leur histoire sensuelle, charnelle, et dans l'art de Marianne. Elle ose peindre Héloïse différemment, se libérer des carcans et des codes de la peinture pour créer des œuvres fortes. Elle va même peindre une scène d'avortement, ce qui montre à quel point le cinéma de Sciamma reste incroyablement moderne malgré son ambiance "Jane Austen".
Ce passage de leur vie, cette passion, même une fois finie restera gravée en elle à travers l'art. La peinture évidemment pour Marianne, qui lui permettra même de créer un tableau qui permet un nouveau point de vue sur le mythe d'Orphée et Eurydice. De son côté, ce sera par la musique que Heloise gardera en elle cette histoire, nous donnant un plan de fin sublime, où Adèle Haenel confirme l'excellente actrice qu'elle est.
Céline Sciamma nous offre la beauté fugace d'une émancipation féminine, d'une prise de liberté à travers l'art des images dans une histoire d'amour et de désir en costume, mais d'où la modernité transperce à chaque plan. Le combat féministe ne peut pas passer à côté du cinéma nous dit la cinéaste, car il est vecteur de combat, de prise de pouvoir. Il sert évidemment de mémoire, de souvenir mais prépare aussi le futur. Allez, on ose, Portrait de la jeune fille en feu est un chef-d'œuvre.
Laura Enjolvy
Il a des films qui, sans qu'on ne le voit trop venir, vous attaque la rétine avec une puissance presque démesurée, pour mieux ne plus vous quitter et vous hanter pendant de longues heures après sa vision.
Aussi talentueuse soit-elle, rien ne laissait Céline Sciamma capable d'un aussi imposant tour de force pour un quatrième long-métrage après Naissance des Pieuvres, Tomboy et Bande de Filles, capable d'imprimer autant notre plaisir de spectateur et de cinéphile, par la force de ses images.
Après tout, tout est une question de regard dans son extraordinaire Portrait de la Jeune Fille en Feu, de celui mysterieux puis brûlant que ce porte ses héroïnes l'une envers l'autre, de celui que la cinéaste porte à l'importance de l'art, de la passion mais aussi et donc surtout, de celui qu'elle pousse au spectateur, à porter sur son oeuvre.
D'un classicisme épuré, entre le cinéma béni de Jane Campion et les oeuvres de Jane Austen, le film bouscule par sa frontalité et sa mise en image pleine de liberté et de sincérité d'un amour au féminin, dont elle conte autant l'empreinte impérissable par le souvenir, que la fièvre charnelle de l'instant présent.
Articulée autour de deux axes charnières, la montée progressive du désir entre une peintre et son sujet (une jeune femme tout droit sortie du couvent, promise à un mariage dont elle ne veut pas) et la fusion volcanique et inéluctable des deux âmes, le film terrasse par la précision d'orfèvre de son écriture, sa faculté à allier avec justesse la beauté des mots, la sensualité des corps, l'émancipation courageuse et la nécessité d'explorer des thèmes sociétaux cruellement d'actualités : la question du corps dans notre société, de la représentation de la femme à la domination patriarcale, carcan invisible mais bien réel duquel les femmes ne peuvent que trop difficilement s'extirper.
Une résonance politique forte qui n'étouffe en rien le film, et qui le bonifie même dans son romantisme enivrant et la géométrie désarmante de ses cadres, d'une beauté picturale sans nom.
Une véritable toile de maître sur pellicule, intense, spirituelle, humble et irradiante de grandeur, sublimée par les compositions délicates d'Adèle Haenel - incroyable -, et Noémie Merlant - la révélation française de l'année -, pièces vitales d'une oeuvre profondément féministe, pertinente et flamboyante.
Un vrai morceau de cinéma dont on ressort complètement sonné, avec la certitude d'avoir contemplé un véritable chef-d'oeuvre, et la naissance d'un vrai classique, profondément majeur dans le meilleur sens du terme.
Jonathan Chevrier