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[CRITIQUE/RESSORTIE] : Cycle Yasuzô Masumura, l'extase et l'agonie en 6 films


Cycle Yasuzô Masumura, l'extase et l'agonie en 6 films, composée de six films en versions restaurées 4K : Passion (1964), La Femme de Seisaku (1965), L'Ange rouge (1966), Tatouage (1966), La Femme du docteur Hanaoka (1967) et La Bête aveugle (1969) Yasuzô Masumura.

Distributeur : The Jokers Films





Avant que le volet, particulièrement grisant cette année, des ressorties estivales ne se termine en beauté avec celle toute pimpante du monument Entre le ciel et l'enfer de Kurosawa, place à une rétrospective/cycle à l'écho douloureusement timide mais pourtant essentielle, Yasuzô Masumura, l'extase et l'agonie en 6 films, chapeautée par un The Jokers Films qu'on aurait aimé plus bruyant dans sa promotion.
Contemporain prolofique d'Akira Kurosawa et de Yasujiro Ozu, Yasuzō Masumura est l'une des figures phares de la (première) Nouvelle Vague japonaise ayant émergé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au même titre que Nagisa Oshima, Kaneto Shindō et Shohei Imamura.
Un cinéaste au ton résolument contestataire et sensiblement débridé (le mot est faible), ayant toujours mis un point d'honneur tout autant à mettre en avant des personnages féminins acculés mais déterminés à survivre coûte que coûte dans un monde éprouvant (souvent avec sa muse, l'incroyable Ayako Wakao), qu'à fustiger les ravages d'un capitalisme galopant, dans des oeuvres sondant méticuleusement les tréfonds de la condition et de la nature humaine, aussi bien quelles questionnent la frontière ambiguë entre le bien et le mal.

Preuve - éclatante - en est avec l'ouvertement féministe Passion (signé en 1964, adaptation du roman Svastika de Jun'ichirō Tanizaki par Kaneto Shindō, d'où une pointe de sensualité totalement assumée), où il bouscule l'image de la figure féminine au sein d'une merveille de drame psychologique aux embardées satiriques pas si éloignées du cinéma méconnu de Raffaello Matarazzo, vissé que le film est sur les aternoiements de Sonoko (magnifique Kyōko Kishida), femme au foyer bipolaire et un peu trop confortablement engoncée dans un mariage tout en ennuie et en frustration auprès d'un grand avocat, et qui a la suite de sa décision de prendre des cours de dessin, va tomber amoureuse de Mitsuko (une vénéneuse et séduisante Ayako Wakao), un modèle qui va lui faire perdre la raison et toute sa retenue, en devenant son amante aux relations sexuelles de plus en plus intenses.
Mais ce qui était un triangle inconscient, va se transformer en un quatuor improbable lorsqu'un jeune homme - franchement - désireux d'épouser Mitsuko, entre dans la danse, jusqu'à ce que le mari de Sonoko apprenne leur liaison et bouscule un équilibre pervers qui les mènera tous où presque (sans spoilers, il est vite évident qu'un des personnages n'a pas rencontré la grande faucheuse, et nous sommes totalement lié a l'irrationalité de son seul et unique point de vue), au suicide.

Mélodrame profondément théâtral et émotionnellement dévastateur, totalement aux antipodes de ceux cornaqués par le pape Douglas Sirk, où les personnages s'aiment mais ne trouvent jamais réellement la paix en étant unis (comme si l'amour était une fièvre dévorante appelée à être fatale qui ne peut être guérie), porté par deux figures féminines affirmant fièrement leur droit de disposer aussi bien de leurs corps comme de leurs propres sentiments et émotions (d'autant que mettre en scène une union lesbienne, était un choc pour l'époque), quitte à transgresser les normes patriarcales rigides (et ce sans la moindre culpabilité); Passion est une déflagration, pas si éloignée du magnifique Tristesse et Beauté de Masahiro Shinoda qui lui emboîtera le pas un an plus tard.
Tout aussi percutant se fait La Femme de Seisaku (1965) chapeauté un an plus tard et basé sur le roman éponyme de Genjiro Yoshida, critique frontale du militarisme fermement ancré au cœur de la société nippone, voire même d'un rejet profond des mœurs comme de la culture traditionnelle japonaise, tout autant noué autour d'une exploration anxiogène de la condition féminine en son sein totalitaire, réprimant toute notion d'individualité.
De liberté, Okane n'en a jamais véritablement eu, maîtresse d'un riche homme âgé pour échapper à la misère et qui va être rejetée par son village natal, avant de tomber amoureuse de Seisaku, golden boy patriotique as hell décidé à partir en guerre contre la menace russe pour l'Empereur; une hérésie pour la jeune femme, qui va tout faire - vraiment - pour ne pas perdre celui qu'elle aime.

Itinéraire intense et bouleversant d'une femme résignée à son statut d'objet de désir (statut ingrat et pesant, qui lui vaudra mépris, lynchage public et jalousie exacerbée) et bouffée par la solitude (Ayako Wakao, sans doute dans sa performance la plus émouvante), tout autant que chronique d'un amour impossible - parce que biaisé par une dévotion et un sens du sacrifice absurde -; La Femme de Seisaku, embaumé dans un noir et blanc absolument magnifique, est une superbe tragédie frappée par le sceau de l'inéluctabilité de destin.
Tatouage lui (1966), adapté du roman Irezumi de Junichirô Tanizaki, se fait un cauchemar fascinant sur une femme loin d'être innocente, lentement mais sûrement consumée/possédée par son désir de vengeance, Otsuya, trahit par un escroc qui se prétend être son ami et qui, après avoir dilapidé son argent à elle et à son lâche compagnon, la vend au tenancier d’une maison de geishas, avant de lui faire tatouer sur une araignée à tête humaine - censé briser sa volonté -, qui va devenir le symbole de sa quête sanguinaire.
Parlant frontalement de sexe sans jamais en imprimer la rétine de son auditoire, tant il devient une arme, un pouvoir dominant pour une Otsuya/Wakao formidable (parfaite en femme fatale qui utilise délibérément son corps pour ôter/posséder les vies des hommes qui ont souillés/ruinés la sienne), le film, emprunt d'une réalisme brutale (et inversement) et constamment à la lisière de l'horreur, est une petite pépite de fable cruelle et haletante, première pierre d'une filmographie qui allait petit à petit se diriger vers une radicalité plus affirmée.

Copyright The Jokers Films/Reflet Medicis

Sans aucun doute, les deux axes thématiques majeurs du septième art japonais auront été la répression et la violence qu'elle a fait naître, tant sous l'apparente douceur d'une société férocement hiérarchisée qui inspire le respect, se cache un carnaval d'émotions niées et/où refoulées qui, à un moment donné, ne peuvent qu'exploser.
Le bijou L'Ange Rouge, adapté d'un roman de Yoriyoshi Arima, examine la frontière entre ses deux axes au travers de la Seconde Guerre sino-japonaise (1937-1945), lorsque l'armée nippone a commencé l'invasion progressive de la Chine jusqu'à ce que le conflit finisse par se fondre dans la Seconde Guerre mondiale, la faute à la plus grande erreur stratégique des Japonais : l'attaque de Pearl Harbor en 1941 qui a conduit à la participation américaine à la guerre et à son rôle crucial dans la guerre du Pacifique.

Vissé sur l'odyssée tragique et complexe de la jeune infirmière Sakura, le film adopte un regard neutre sur le conflit (voire même presque Freudien), ne condamnant ni ne disculpant aucun des deux camps ennemis (et adoptant encore moins le parti d'une société japonaise conservatrice et nationaliste), utilisant finalement la guerre comme une toile de fond à un drame humain articulé autour des notions de frustration sexuelle et de virilité, la première étant intimement reliée au patriotisme et à la quête de sens/justification des violences perpétrées (pour la grandeur du Japon), tandis que la seconde est le masque apparent d'une masculinité faible et fragile; deux faces d'une même pièce nourrit par le désespoir et l'angoisse de la guerre et de l'aveuglement individualiste qu'elle convoque.
Destabilisant tant son honnêteté visuelle et narrative évite soigneusement tout sentimentalisme ou héroïsme facile, autant qu'elle n'épargne jamais son auditoire de séquences violentes et viscérales, L'Ange Rouge dévoile la réalité rugueuse et horrible de la guerre dans ce qu'elle a de plus effroyablement humaine, pour mieux pointer son inutilité.
Une merveille, rien de moins.

Cinquième film de cette foisonnante rétrospective, La Femme du Docteur Hanaoka (1967), adaptation du roman de Sawako Ariyoshi, Kae ou les deux rivales, qui se fait tout autant le biopic classique au cœur du Japon de la fin du XVIIIe siècle, célébrant les travaux et avancées du dit médecin (premier à mettre au point une anesthésie générale fonctionnelle, dont les travaux sont longtemps restés méconnus), que l'auscultation minutieuse de la rivalité ambiguë entre son épouse (presque par procuration, vu la cérémonie) et sa mère, qui se sont battus pour son affection alors qu'il restait obsédé (obsession accentuée par la disparition de ses deux sœurs, foutu cancer) par la mise au point d'un anesthésique qui lui permettrait de plonger ses patients dans un sommeil suffisamment profond, pour les opérer sans qu'ils ne se réveillent en plein coup de bistouri.
Des expérimentations périlleuses face auxquelles les deux femmes n'ont pas peur de sacrifier leur corps jusqu'à la mort, dans une authentique tragédie à la fois esthétiquement solaire (toujours dans un scope noir et blanc merveilleux) et étonnamment sobre en comparaison des précédents efforts du bonhomme (le film va strictement à l'essentiel, de sa narration à son montage en passant par sa mise en scène concise et chirurgicale), dominé qu'il est par un fantastique trio Raizô Ichikawa, Ayako Wakao et Hideko Takamine.

Ultime proposition, et sans doute l'un des plus beaux - et populaires - efforts de son auteur, La Bête Aveugle (1969), adaptation du roman éponyme d'Edogawa Ranpo, trip inclassable entre le film d'horreur gothique, le huis clos étouffant et la romance sexuello-déviante, au plus près d'un sculpteur aveugle qui enlève et séquestre dans son atelier (avec la participation volontaire de sa matriarche, pour ne rien gâcher à la perversité du délire), un modèle pour la soumettre à l'empire des sens afin qu'elle devienne la statue parfaite (qui s'avérera au final assez laide et grotesque), dite victime qui, par la force de la résignation la plus absolue (et d'une transformation pas toujours crédible), feintera un temps être envoûtée par son bourreau, avant de totalement se laisser emporter par l'invraisemblable et l'être réellement...
Rappelant parfois au bon souvenir de L'Obsédé de William Wyler (Terence Stamp vient de nous quitter, et ce n'est jamais du luxe de lui rendre un chouïa hommage), intelligemment logé au carrefour de l'art et de l'hérésie pure (jusque dans la musique giallesque avant l'heure, d'Hikaru Hayashi), mais aussi du fétichisme et de la souffrance, de la romance à la fois traditionnelle et férocement perverse; la péloche, pas exempt d'asperités, n'en reste pas moins un sommet vénéneux et envoûtant.

Tout simplement, la conclusion parfaite d'une rétrospective qui, comme celles de Marcel Pagnol, Judit Elek et Marleen Gorris, étaient l'un des rendez-vous les plus immanquables de l'été en salles.


Jonathan Chevrier