Breaking News

[ENTRETIEN] : Entretien avec Ana Sofia Fonseca (Cesária Évora, la diva aux pieds nus)

Copyright Pierre René-Worms/Epicentre Films // António Texeira/Epicentre Films

Venue en France faire la promotion de son documentaire, Cesária Évora, la diva aux pieds nus, Ana Sofia Fonseca a eu la gentillesse de répondre à nos questions. Nous avons pu aborder ses choix de montage, l’importance de raconter l’histoire de Cesária Évora aujourd’hui et la recherche des images d’archives qui constituent le film.

L’histoire de Cesária est une histoire de voix. C’est uniquement par sa voix qu’elle a conquis le monde.  

Comment avez-vous, personnellement, découvert Cesária Évora ?

Je pense que je l’ai découverte comme tout le monde, par sa musique, par sa voix. Et puis, j’ai commencé à entendre des histoires la concernant parce que je possède une maison au Cap-Vert pas loin de celle que possédait Cesária Évora, et je suis très proche de la communauté.

Vous avez écouté son histoire, puis vous avez réalisé un film sur son histoire. Comment l’idée de réaliser ce documentaire vous est-elle venue ? Y a-t-il eu un déclic particulier ?

Non, il n’y a pas eu de déclic, je crois que cette envie a basculé vers la fabrication d’un film d’une manière naturelle. J’avais envie de creuser plus loin, j’avais envie de savoir qui elle était vraiment. J'ai trouvé dans la vie de Cesária de la matière à en faire une belle histoire. J’aime raconter de belles histoires.

Le documentaire est principalement construit par des images d’archives et certaines sont totalement inédites. Quel a été le processus, que j’imagine assez long, pour les trouver ?

Oui, vous avez raison de le préciser, certaines images sont totalement inédites. Avec mon équipe, nous avons contacté beaucoup de monde. N’hésitez pas à appuyer sur le mot BEAUCOUP [rires]. Certaines personnes possédaient seulement des photos, d’autres des enregistrements audio, d’autres des images de Cesária avant un concert, dans sa maison, en tournée, en enregistrement, etc … Petit à petit, à force de contacter ses musiciens, ses managers, sa famille aussi évidemment, ses ami⋅es, des journalistes, nous avons pu cumuler toutes les images du film. C’était un travail de petite fourmi.

Un peu comme chercher les pièces d’un puzzle, finalement.

Un puzzle journalistique, mais oui, on peut le voir comme cela.

Copyright Carrossel Produções

Nous avons un peu l’impression que Cesária Évora elle-même raconte son histoire, par le biais des images d’archives. C’était l’effet que vous recherchiez ?

Oui, j’avais envie que le spectateur se sente proche d’elle, j’avais envie qu’on se sente projeté dans sa vie, que l’on puisse ressentir toutes sortes d’émotions. Pendant 1h34, nous entrons dans son intimité, dans sa maison. Nous l’accompagnons en tournée également. Le point de vue est forcément intime mais il est aussi extérieur à elle, parce que ce sont les personnes qui la connaissaient le mieux qui racontent son parcours musical et intime.

Pourtant le film n’est jamais voyeuriste.

Je l’espère !

Comment avez-vous travaillé autour de sa vie privée sans être tout à fait voyeuriste ?

C’est un challenge. Oui, c’était très dur. Comme je l’ai dit, mon but était de raconter autant sa vie d’artiste que sa vie intime, parce que chez Cesária Évora, tout est lié. Mais comment bien le faire ? C’est un challenge qui m’anime au quotidien, dans mon travail. C’est sûrement l’équilibre le plus dur à trouver pour les cinéastes parce que notre métier, le fait de filmer, le fait de raconter une histoire, est de toute façon voyeuriste. Quand je me plonge dans le travail, j’ai toujours la question « qu’est-ce que je suis entrain de montrer ? » dans un coin de ma tête, cela m’aide à rester focus sur ce que je réalise. L’important c’est que chaque image et chaque mot prononcé dans le film racontent quelque chose d’intéressant, que chaque élément s’imbrique comme le puzzle dont on parlait tout à l’heure. Si une anecdote, même “croustillante” ne s’imbrique pas correctement, c’est qu’elle n’a pas sa place dans le film. Si une image n’a pas d’autre but que de s’insérer dans la narration, c’est qu’elle est en trop. Nous avions besoin de présenter Cesária au public, pas de lui jeter l’opprobre. Je pense que l’empathie a sa place dans un documentaire. Il n’était pas question de lui brosser un portrait lisse mais de lui apporter de la nuance. Être nuancée ne veut pas dire scruter le moindre fait de sa vie.

Vous n’hésitez pas à parler de ses difficultés et de ses problèmes avec l’alcool par exemple.

Il était important de parler de tous les aspects de sa vie, dans leur complexité. Pour moi, c’est comme cela que l’on peut comprendre réellement sa voix.

Avez-vous réalisé le film avec en tête l’idée qu’une partie de votre audience n’a jamais entendu parler de Cesária Évora ?

Oui ! Tout le long de la fabrication du film, j’avais en tête que les générations plus jeunes allaient sûrement entendre sa voix pour la première fois dans le documentaire. Je pense que le film est destiné à tous, les fans et les non-fans. En tout cas, il est destiné à tous ceux qui sont curieux de découvrir une artiste exceptionnelle. Il était important pour moi que le film puisse parler aux jeunes, qu’il soit comme une part de son héritage musical. C’est en la présentant à la nouvelle génération que son héritage pourra perdurer.

Il est vrai que nous sommes à une époque où l’on commence enfin à se pencher sur les artistes féminines, après les avoir mises de côté, dans des niches artistiques. Votre documentaire s’inscrit-il dans cette mouvance de women's empowerment ?

C'est un véritable paradoxe car elle n'a jamais utilisé de terme comme women’s empowerment ou même le mot féminisme et pourtant, elle s’est battue, quotidiennement pour ses droits. Elle ne militait pas pour les droits des femmes, elle n’en a même jamais parlé à ma connaissance, mais la façon qu’elle avait de vivre sa vie parlait pour elle. C’était une femme libre, qui s’est battue pour être libre, qui a vécu le sexisme de son époque, mais qui n’a jamais plié.

Copyright Laurence Aloir

J’aimerais que l’on parle un peu du travail sur le montage, car j’imagine qu’un film qui se base sur des images d’archives se construit par le montage.

C’était vraiment un travail d’équipe, avec ma monteuse Cláudia Rita Oliveira. Comme pour la recherche des archives, c’était un processus assez long. Nous recevions encore des vidéos alors qu’on travaillait sur le montage. J’en reviens à l’image du puzzle, parce que vous aviez raison, c’est le bon mot. Je ne voulais pas faire un documentaire biographique, avec un montage chronologique. Le film s’est construit par rapport aux sujets que nous voulions traiter, en choisissant les archives qui pourraient correspondre, qui pourraient exprimer au mieux ce que Cesária vivait à ce moment-là, ou pour montrer ce que le narrateur ou la narratrice est entrain de nous raconter. Je voulais absolument que le film commence avec une image de ses pieds, parce qu’elle était la diva aux pieds nus. Je voulais que les archives capturent autant sa carrière que sa personne. Que l’on voit son sens de l’humour ou la façon dont elle interagissait avec ses proches. Il y a des trous dans ma narration. On voit très peu son enfance par exemple. Nous nous concentrons principalement sur le moment où elle a commencé à avoir du succès et elle avait déjà cinquante ans ! J’espère que le film capture ce qu’elle était en tant qu’être humain, en tant que femme et je ne pense pas qu’on aurait pu atteindre ce but avec la forme classique du documentaire-biographie.

En parlant des narrateurs et narratrices du film, j’ai été surprise de voir le nombre assez restreint de ses proches qui interviennent dans le documentaire. Sa carrière étant immense, on imagine aisément qu’elle a connu un nombre incalculable de personnes, et sûrement des personnes célèbres dans le tas.

Vous seriez surprise du nombre de personnes que j’ai interviewé pour le film ! Mais c’est une bonne question parce qu’elle implique la direction que j’ai voulu prendre pour réaliser le documentaire. Tout le monde a une anecdote concernant Cesária Évora. Si vous parlez avec n’importe qui du monde de la musique, il est très probable que cette personne possède une histoire impliquant Cesária. J’aurais pu toutes les insérer dans le film comme une succession de petites anecdotes mais, au final, j’y aurais perdu en intimité. Mon critère de sélection était assez simple : je voulais uniquement des personnes qui la connaissaient bien, ce qui réduit la liste d’une manière naturelle. Nous avons aussi Bouziane Daoudi dont la voix est importante car il apporte tout un contexte historique et social aux images que l’on voit. Je trouvais important d’expliquer à la fois le caractère de Cesária mais aussi le contexte dans lequel elle a vécu et l’univers de la musique des années 90.

Peut-on parler aussi de votre choix de ne pas montrer les personnes que vous avez interviewé ?

Toute la narration du film est basée sur le passé. Je ne ressentais pas le besoin de les filmer, dans le présent, et d’intégrer ces images dans le montage. Je préférais les voir dans les images d’archives, au moment où ils étaient avec Cesária. Mais aussi parce que, l’histoire de Cesária est une histoire de voix. C’est uniquement par sa voix qu’elle a conquis le monde. Nous avions sa voix, par les enregistrements et nous avons leur voix, qui parlent de sa voix à elle. C’est une histoire de musique et les voix-off sont travaillées pour qu'elles soient aussi de la musique.

Vous ne montrez pas les proches de Cesária dans le présent mais vous avez intégré des images contemporaines du Cap-Vert.

Ce n’était pas possible de faire un film sur Cesária sans montrer le Cap-Vert, impossible. Comme on ne peut pas dissocier Cesária de sa voix, on ne peut pas dissocier Cesária du Cap-Vert. Pour comprendre Cesária Évora, il fallait filmer l’océan, le vent, les paysages, les habitants. Ce sont des images que je voulais intemporelles.



Propos recueillis par Laura Enjolvy, le 21 novembre 2023
Merci à Sophie Bataille




Aucun commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.