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[ENTRETIEN] : Entretien avec Julien Henry (Se Crasher pour exister)

© ToonAerts // © Julien Henry / Screenbox / Toast Production

Se crasher pour exister suit le rapport social entretenu par une communauté au cœur d’un speedway dont la fermeture a été annoncée. Le sujet aurait pu se prêter à un format « Striptease », Julien Henry préfère contempler ce lien fort qui a su s’étendre sur plusieurs générations avec une bienveillance et un intérêt qui se ressentent dès qu’on le rencontre. Entretien donc avec ce réalisateur pour parler d’un documentaire où la mécanique ne fait que refléter l’émotionnel avec autant d’éclats qu’un crash bien maîtrisé.


Je voulais être très juste par rapport à ce que je faisais et avoir une vision bienveillante par rapport à ces gens, bien les comprendre et me mettre à la hauteur de ces gens qui sont lumineux. - Julien Henry


D’où est venu ce sujet ?

J’ai fait pendant 5 ans des photos sur ce speedway que j’ai découvert par hasard. J’ai flashé dessus, pas que sur les courses qui sont très impressionnantes, mais aussi sur les gens qui font ce sport. J’ai donc fait des portraits de ces personnes, que ce soit des mécaniciens, les pilotes ou le public. J’avais dans l’idée plusieurs projets. J’ai commencé avec un court-métrage de fiction en voulant dans ma tête l’adapter en long-métrage. Le court est sorti sous le nom de Lynx et a eu un certain succès en festival. J’ai commencé à écrire un long-métrage de fiction en cours de développement. Une boîte de production du nom de Toast est venue me trouver et m’a demandé si cela m’intéressait de développer un documentaire. Je me suis dit « Pourquoi pas » et, hasard du calendrier, on a appris quelques jours plus tard la fermeture probable du speedway. On a commencé alors directement à tourner en parallèle de l’écriture du film. L’idée a été insufflée par un producteur qui n’a pas hésité à mouiller la chemise et mettre de l’argent dans le projet mais elle était également déjà présente au fond de ma tête. Je voulais être très juste par rapport à ce que je faisais et avoir une vision bienveillante par rapport à ces gens, bien les comprendre et me mettre à la hauteur de ces gens qui sont lumineux.

Le passage au documentaire s’est-il fait avec quelques appréhensions vu que tu viens de la fiction ?

Complètement ! Alors, je reste tout jeune en fiction car j’ai déjà fait des publicités et des clips vidéo avant, j’ai tourné deux courts-métrages et j’ai deux projets de longs-métrages en cours. Je connaissais déjà un peu le documentaire car j’avais suivi des groupes de musique durant des conceptions d’albums et des tournées, mais là, c’était vraiment du dépucelage. J’ai eu la chance que le projet soit assez éclaté. À la base, je devais tourner en un mois mais les circonstances ont modifié cela. Je suis passé par sept chefs opérateurs différents. Au début, je trouvais cela embêtant puis cela m’a permis d’en apprendre beaucoup de la part de chacun et de pouvoir les challenger les uns les autres, les pousser en avant et aussi de pousser ma patte. L’inconvénient, c’est que cela ne permettait pas d’aller plus en profondeur à certains moments avec les protagonistes et le rapport à l’image. L’écriture documentaire est également complètement différente de l’écriture de fiction et, surtout, on continue tout le temps d’écrire. Pendant le tournage, on a dû écrire en permanence par rapport à ce qu’il se passait puisque l’histoire n’était pas écrite. J’ai dû m’adapter à ça et trouver les enjeux. L’écriture en montage est aussi colossale en documentaire, bien plus grand qu’en fiction je pense.

Justement, le film a été récompensé pour son montage au Brussels International Film Festival. Comment as-tu vécu cette expérience en festival et ce prix ?

Pour répondre à la première question, cela a été un peu magique de montrer le film aussi rapidement car on l’a terminé un mois avant le BRIFF. Après un an et demi dedans, c’était un peu difficile de garder une vision sur le film qu’on était en train de faire. Le BRIFF a aussi été l’occasion de le faire découvrir aux protagonistes qui ont pu voir le film pour la première fois. Cela me rend heureux qu’ils puissent se retrouver dans le film. Le fait d’avoir reçu le prix du montage me touche énormément car j’étais à la base monteur. Ici, on a tourné le film quand on a appris la fermeture donc je n’avais aucune image de course. Les seules que j’avais avaient été tournées pour des repérages pour de la fiction avec des go pro dans les voitures mais j’étais principalement dans les paddocks. J’ai donc eu un très très gros travail d’images d’archive, à peu près 150 heures récupérées, dérushées et resserrées. On a énormément travaillé avec Cédric Zonen, avec 18 semaines de montage quand même. John Pirard est venu nous aider pendant deux semaines car il connaissait ce milieu-là et avait monté mon court-métrage. Il y a une dynamique de montage que je trouvais aussi intéressante à insuffler.  Ce prix récompense donc un fort travail de collaboration.

© Julien Henry / Screenbox / Toast Production

Comment as-tu découvert cette famille au cœur du documentaire, notamment dans ce qu’il développe de rapport d’héritage générationnel ?

Je connais plein de personnes sur ce speedway grâce à mes 5 années de photo. Cela m’a permis de prendre contact avec eux. Il y a les enfants qui jouent autour des voitures, les parents qui sont généralement pilotes et les grands-parents qui sont souvent chefs de team, les sages des différentes équipes du speedway. Le côté transmission, je l’ai toujours approché comme ça. Les personnes que j’ai rencontrées là-bas m’ont ainsi aidé à démarrer le documentaire et j’ai aussi approché des personnes qui faisaient de la figuration dans Lynx. Il y avait aussi des doublures qui s’occupaient de conduire les voitures, des gens présents sur le tournage à l’époque, … Je connaissais donc déjà beaucoup de monde et ils connaissaient mon rapport à la caméra, le regard bienveillant que j’avais et mon approche pour filmer. Il y avait donc un rapport de confiance qui était installé. J’ai assez rapidement choisi de suivre trois familles dont celle d’Alizée, qui est devenue la protagoniste principale au montage. Il y avait François, un vrai pilote de vieux bangers durs, et la famille Merlin, qui faisait cela depuis toujours, du grand-père au petit-fils. Alizée est en fait tombée enceinte au tout début du tournage et c’est devenu un fil rouge dans le film. Elle présentait très bien ce rapport à la transmission, avec ses parents mais aussi son petit frère qui s’est révélé pendant le tournage. Avec son copain Mickey, ils venaient d’avoir 15 ans et pouvaient enfin tourner donc on voyait toute la magie de pilotage, ils représentaient bien les jeunes du speedway.  Alizée est devenu centrale au cœur du montage et cela a permis de rayonner sur d’autres personnages.

J’avais envie de revenir sur cette cérémonie d’hommage qui illustre bien le rapport social du speedway.

Il faut savoir que ces personnes forment par le speedway une grande famille. Ils ne s’aiment pas tous mais ils sont connectés à ce lieu. Il y a une chose qui est essentielle pour eux : toutes les étapes de vie se font sur ce speedway. Un pilote avait ainsi eu un enfant et, quand il a eu un an, il a eu le droit de faire un tour sur le speedway dans une voiturette avec une poignée sous les applaudissements des spectateurs. C’est déjà un événement marquant. Il y a aussi eu des mariages. Un jour, je suis arrivé avec mon appareil photo et j’ai vu ces personnes habillées en mariés. Ils s’étaient mariés le week-end d’avant et ils ont présenté leur mariage à la communauté en faisant un tour où la mariée était debout sur la voiture. C’est vraiment une présentation des événements de vie. Quand il y a un mort, ils mettent des affiches sur les capots, des mots d’hommage, on voit des corbillards parfois, comme dans le film. On rend aussi hommage en faisant le plus beau crash possible avec une voiture à l’image du défunt. Tout est fêté sur ce speedway. C’était donc important pour moi qu’on le voie dans le documentaire. La séquence qu’on voit, c’est une séquence qui s’est déroulée à Gijverinkhove, un autocross. Toute la communauté s’était retrouvée en hommage au papa d’un des pilotes décédé deux ans avant, durant le Covid. J’ai eu la chance qu’ils fassent cette commémoration et je l’ai un peu avancée pour donner l’impression qu’elle a été faite au speedway.

Tu es dans une captation de communauté et le résumé aurait pu se prêter plus au jugement mais, comme tu l’as dit, tu n’es jamais dans le jugement. Comment conserver ce rapprochement relationnel tout en captant le côté folklorique ?

Le début où j’ai été sur le speedway, j’avais reçu une bourse de la SACD pour faire un documentaire que je n’ai finalement pas fait justement car je ne les connaissais pas assez. Je me suis retrouvé face à des gens qui me disaient « On aime bien se crasher » et ça s’arrêtait un peu là. Pour aller plus loin que ça, il fallait que je les connaisse et les fréquente plus. J’ai été fasciné par ces gens, l’acte qu’ils posent de se crasher. Ce sont des déclassés de la société dans une région avec peu d’activités. C’est un moment de gloire qu’ils trouvent là-bas. Ils existent grâce à ces crashs à travers leur communauté. C’était aussi quelque chose que je trouvais beau, l’entraide dans ces paddocks. Au début, quand on découvre ce speedway, on a un peu peur car c’est un lieu très brut. Ils tapent sur les voitures, les disquent, s’envoient dans des murs à 100 km/h… C’est donc assez impressionnant. Quand on passe ce petit à priori, on se rend compte de toute l’humanité qu’il y a derrière. Ils s’entraident énormément, prennent soin des plus jeunes, respectent leurs aînés, se passent tous des pièces entre eux, … Ce speedway, c’est leur cœur. C’est ça que je voulais montrer. Cela a mis du temps pour qu’ils fassent confiance car il y a pas mal de gens qui sont déjà venus prendre des photos ou faire des reportages mais avec un regard jugeant. Faire du « Striptease », c’est très facile, déjà entre nous. C’est encore plus possible avec eux par ce côté absurde dans cette activité mais je voulais dépasser ça et voir l’humanité derrière, pouvoir la montrer le plus justement possible. J’ai l’impression que c’est une réussite du documentaire car on participe à ça.

On a déjà parlé de l’ancrage socioéconomique du speedway mais est-ce qu’on peut y voir aussi un parallèle entre organique et mécanique par la proximité au sein de ce milieu ?

Le rapport à la voiture est essentiel pour eux car ils sont nés dans la bagnole. Ils ont tous un hangar derrière avec énormément de voitures, ils ont tous mis les mains très jeunes dedans. Je pense que cela se voit dans le documentaire, à 14,15 ans, ils maîtrisent déjà la voiture. Ils ont un rapport très étroit avec celle-ci mais également un rapport physique. Il faut savoir que, lorsqu’on rentre dans une voiture qui a été complètement désossée comme elles le sont en bangers, il y a un vacarme énorme quand on allume le moteur au point que le métal vibre. Les pilotes ressentent la voiture au plus profond d’eux-mêmes. Ouais, il y a un rapport très physique, personnel avec leurs voitures. D’ailleurs, dans les crashs, je pense qu’il y a aussi quelque chose de violent par rapport à eux-mêmes avec cette tôle qui se plie. Ils trompent la mort en faisant ça. Ils se crashent pour exister. (rires) Le titre n’est pas là complètement par hasard non plus. Ça leur permet d’exister au travers de leurs voitures qui crashent. Il y a un vrai rapport charnel, au métal, à la voiture et à la mécanique.

© Julien Henry / Screenbox / Toast Production

La dernière séquence amène une forme d’amertume. Est-ce que l’on connaît l’avenir du speedway actuellement et peut-on voir un potentiel politique pour relancer celui-ci ?

J’avais contacté à la base, en plus du patron du speedway, la commune pour avoir leur avis mais ils ont refusé toute interview. Tant mieux car cela m’a permis de plonger entièrement le spectateur du côté des pilotes, des gens du speedway. Je n’ai pas du tout fait ça pour faire un film politique. J’aime beaucoup ce qu’ils font mais je voulais juste faire la mesure de ce qu’ils font. Le moment où l’on perd quelque chose, c’est le moment où on ressent le plus sa juste valeur. C’était un beau moment pour les filmer, c’était un bon moment pour me retrouver avec eux pour qu’ils en parlent aussi. Maintenant que le film est là, je pense que ça peut être un très bon outil pour eux car ça permet de montrer que ces gens ne font au final rien de bien méchant. Ce sont des voitures qui sont destinées à la casse et qu’ils peignent avant de leur donner un dernier moment de gloire. Il y a quelque chose de beau et poétique avec ces personnes qui ont l’air un peu rustres de prime abord. Cette fermeture a aussi un impact social car ils vont peut-être se renfermer en plus petits groupes. Le jour où ils vont confirmer cette nouvelle, cela risque de créer un vrai problème au sein de la commune. Ce speedway et le patron de celui-ci jouent un rôle de cour de récré contrôlée. Ils peuvent s’amuser et tout est permis mais il y a aussi des règles tacites très fortes qui les entourent. C’est très sérieux la façon dont ils abordent les courses et ce qui les entoure. Il n’y a par exemple jamais de bagarres, celui qui se bat est éjecté à tout jamais du speedway. Donc oui, j’espère que ce film va servir leur cause. J’espère que l’administration communale verra le film. J’espère que la région de Mons, qui m’a donné les permis, verra le film. Je pense que l’on ne peut pas juger sans voir et si on voit ce qui s’y déroule, il est difficile de s’ériger contre cela.



Propos recueillis par Liam Debruel
Merci à Olivier Biron et Morgane Corhay de This Side Up pour cet entretien.



PROJECTIONS : 

* en présence du réalisateur et des protagonistes du film


15/09 à 18h @Cineflagey (Bruxelles)

17/09 à 15h @Cineflagey (Bruxelles)

20/09 à 21h @Cineflagey (Bruxelles)

* 24/09 à 16h @PlazaArthouseCinéma (Mons), précédé du court métrage LYNX

* 28/09 à 21h @Cineflagey (Bruxelles) : dans le cadre de la Fête de la Fédération Wallonie-Bruxelles, précédé du court-métrage Lynx

* 30/09 à 19h30 @CamsoSpeedway (Comines-Warneton)

* 02/11 à 16h @PrisondeLeuzeEnHainaut 

* 23/11 à 20h @Quai10 (Charleroi)