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[CRITIQUE/RESSORTIE] : Lettre d’une inconnue


Réalisateur : Max Ophuls
Avec : Joan Fontaine, Louis Jourdan, Mady Christians, Marcel Journet,…
Budget : -
Distributeur : Les Bookmakers / La Rabbia / The Jokers
Genre : Drame, Romance
Nationalité : Américain
Durée : 1h27min.

Date de sortie : 5 novembre 1948
Date de reprise : 9 février 2022

Synopsis :
Vienne 1900. Quelques heures avant l’aube et sur le point d’affronter en duel un adversaire, un mari trompé, qu’il a d’ailleurs l’intention de fuir, Stefan Brand, ex-pianiste célèbre, homme à femmes, reçoit une longue missive d’une inconnue, Lisa Berndle. Démarre alors en flashback le récit émouvant et douloureux d’une passion d’une femme pour un homme à son insu, une passion si absolue qu’elle semble irréelle, et pourtant…


Critique :




Joan Fontaine et ses yeux énamourés face au charme de Louis Jourdan. A-t-on déjà vu une actrice personnifiée autant l’amoureuse transie au cinéma ? Sa silhouette frêle vêtue de noir qui se détache dans la neige, tandis qu’elle attend désespérément l’amour de sa vie. Lettre d’une inconnue, réalisé par Max Ophuls en 1948, encapsule toute la tragédie d’un amour voué à l’échec. Un amour à sens unique, à l’accent romanesque.

« Quand vous lirez cette lettre, je serai peut-être morte » lit la voix chevrotante de Joan Fontaine, qui ici interprète Lisa Berndle. Alors que son fils de neuf ans vient de mourir du typhus, elle sacrifie ses dernières forces (elle est aussi atteinte de cette maladie) pour écrire une longue lettre à l’homme qu’elle aime et qui ne se souvient pas d’elle. Si Stefan Brand a été toute sa vie, de son côté Lisa n’a été qu’une aventure passagère, une femme parmi les autres.

Copyright The Jokers Films

Mais nous comprenons bien vite que Ophuls ne voit pas seulement du romanesque dans ce récit d’amour, il y insuffle une lucidité bienvenue dans la complexité des relations. Homme à femme, Stefan est surtout un génie de la musique pour qui tout a été trop simple. Lisa voit en lui plus qu’un beau visage. C’est d’ailleurs par la musique qu’elle tombe sous son charme, bien avant de découvrir qu’il ne s’agit pas d’un vieux pianiste mais bien d’un bel homme respirant la sexualité. Leur rencontre se forme par un sur-encadrement d’une porte vitrée qu’elle lui ouvre, éblouie par son charme. Le plan se transforme en une métaphore concrète du film : séparé par cette vitre, ce couple n’en sera jamais un. Parce que Lisa, timide malgré sa pugnacité, n’osera jamais se déclarer ouvertement à celui qu’elle aime. Parce que Stefan, peu enclin à regarder les autres, ne cessera de l’oublier.

Paradoxalement, c’est en faisant de Stefan le centre de son monde que Lisa réussit à s’extraire du chemin tout tracé pour les femmes de son époque et de sa classe sociale. Promise à un homme possédant une belle carrière devant lui et accepté par ses parents, elle refuse le mariage. Derrière eux se joue une musique criarde menée par un orchestre de rue, à Linz. Nous sommes loin de la subtilité du piano de Stefan, dans la cour de l’immeuble de Vienne. Ici, tout est bien orchestré. La marche du couple vers un banc, où le jeune homme va faire sa déclaration. Leurs parents, assis non loin dans un café, attendent la bonne nouvelle. Même la musique s'éloigne à mesure de la demande en mariage. Rien n’y fait cependant. Lisa choisit la liberté en s’enfermant dans sa relation platonique et à sens unique. Elle quitte le confort de sa situation et revient à Vienne, où elle devient modèle dans un magasin de vêtements. Vu de l’extérieur, Lisa vit un déclin socialement parlant. Son métier préfigure une sexualité vive et libérée, à l’image de ses collègues qui acceptent les avances des clients. Mais de son point de vue, sa situation est idéale. Elle peut à la fois rester libre de toute situation maritale et profiter de Stefan, lointaine spectatrice de sa vie.

Copyright The Jokers Films

Malgré les péripéties qui vont suivre, Lisa reste malgré tout une spectatrice de l’histoire de Stefan, dont le destin tragique se déroule sans qu’il ne s’en rende compte. Ophuls se sert de ce regard extérieur, inscrit directement dans le récit, dans une mise en scène où le point de vue devient subtil. Parfois, la caméra personnifie les yeux et les souvenirs de Lisa, amenée par la lettre qu’elle a écrit et dont la voix-off lit des passages pour le public. Mais à mesure que le film avance, c’est bel et bien le point de vue de Stefan qui se déploie. Un point de vue à la fois nostalgique et dramatique, alors qu’il se rappelle les événements du passé par le biais de la lettre. Romance brisée, Lettre d’une inconnue est surtout le récit d’un homme qui est passé à côté d’une autre vie. Dans une atmosphère éthérée, presque comme un conte, le cinéaste filme leur deuxième rencontre, alors que Lisa est revenue sur Vienne. Leur soirée est idyllique : repas aux chandelles, balade dans une fête foraine, et une danse finale éminemment romantique. Millimétré comme du papier à musique. Et faux, comme du cinéma. La soirée, le rêve absolu de Lisa, n’est qu’une soirée comme une autre pour Stefan, qui enchaîne les conquêtes. Il est le seul à voir la faille, le seul qui sort de leur bulle pour changer le décor carton-pâte de l’attraction à laquelle ils assistent. Ophuls coupe la poire en deux : il offre à la fois l’illusion à Lisa, dans ce faux-train les amenant en Suisse mais sort de l’illusion et accompagne Stefan qui vient payer les forains pour recommencer l’attraction. Même chose pour leur fin de soirée, où l’on assiste à la fois à leur danse virevoltante, presque sensuelle (qui nous donne déjà un aperçu de ce qu’il se passera ensuite), avec en contrepoint la fatigue des musiciennes de l'orchestre et leur envie de rentrer chez elles. « Je préfère les couples mariés » dit l’une d’entre elles, « au moins, eux, ils rentrent tôt à la maison ». Une réplique à double-sens, afin de contrer le code Hays en vigueur à l’époque et la censure de tout ce qui était considéré comme immoral. Une relation sexuelle d’un couple non-marié en fait évidemment partie.

Lettre d’une inconnue se regarde d’abord exactement comme il est vendu, comme une histoire d’amour impossible. Mais si nous regardons bien les signaux que nous envoie Max Ophuls, le film déploie plutôt le récit tragique d’un homme qui ne regarde pas les autres et qui finit par embrasser, parce qu’il est trop tard, le chemin de la mort. Fantôme dont l’image s’estompe, Joan Fontaine, amoureuse éternelle de cinéma, devient une lumière qui s’éteint mais dont le souvenir, lui, restera à jamais.


Laura Enjolvy