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[ENTRETIEN] : Entretien avec Qiu Jiongjiong (A New Old Play)

Copyright Carlotta Films

Peintre et réalisateur chinois connu pour ses documentaires, Qiu Jiongjiong s’attaque à la fiction. Mais, il ne s’éloigne pas trop de ses domaines d’expertise car dans A New Old Play, il s’intéresse à la vie de son grand-père, lui servant de moteur pour raconter l’histoire de la Chine sur un demi-siècle. Nous avons eu la chance de pouvoir lui poser quelques questions afin de mieux connaître ce réalisateur, et en apprendre plus sur son film.


Je filmais principalement mes proches, des membres de ma famille ou des amis, des personnes qui me sont proches. Je les écoutais raconter leurs histoires personnelles. Ce sont des "petites gens", souvent oubliés dans la grande histoire, et c'est justement ce genre d’histoires de vies individuelles qui m’ont toujours intéressé à représenter. - Qui Jiongjiong


Comment vous avez venu l'envie de faire ce film, qui en plus est votre premier film de fiction ?

J'ai tourné des documentaires pendant plus de dix ans. Dans ces documentaires, je filmais principalement mes proches, des membres de ma famille ou des amis, des personnes qui me sont proches. Je les écoutais raconter leurs histoires personnelles. Ce sont des "petites gens", souvent oubliés dans la grande histoire, et c'est justement ce genre d’histoires de vies individuelles qui m’ont toujours intéressé à représenter. J’ai toujours eu le rêve de faire du cinéma et de la fiction. J’ai réalisé un, deux... sept films ? Après avoir tourné ces documentaires, en gros, de 2006 à environ 2018, pendant plus d'une dizaine d'années, je me suis naturellement dirigé vers une nouvelle forme de création. J’ai commencé à vouloir faire un film de fiction, mais qui soit comme un récit historique très ancré dans la réalité, centré sur un individu, une personne en particulier. Le protagoniste de ce film est en fait mon grand-père, et il correspond parfaitement à cette démarche constante que j’ai toujours eue, celle d’écrire une histoire familiale. 


Vous avez parlé justement de votre grand-père qui a inspiré le film. Est-ce que vous pouvez me parler un peu plus des relations que vous avez avec lui et de l'influence qu'il a pu avoir sur votre vie artistique et sur votre art ?

Notre relation a été très brève, car il est décédé quand j'avais dix ans. Donc, cette période de mes dix premières années, ce moment où l’on passe d’un enfant encore innocent à quelqu’un qui commence à se forger une perception du monde, s’est construite à travers le lien avec mon grand-père. Plus précisément, c’est à travers la vie avec lui, dans la troupe de théâtre. J’ai assisté aux représentations, vu les costumes, les accessoires, les films, etc. C’est vraiment ce qui a éveillé en moi une certaine sensibilité à l’art, une perception de ce qu’est l’art en soi. Et justement, comme cette période n’a duré que dix ans, je n’étais pas encore entré dans l’adolescence, je n’avais pas encore vécu cette phase de transformation personnelle. Donc pour moi, cette expérience a quelque chose d’assez magique, presque irréel.


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Vous avez mentionné que vous aviez toujours voulu faire du cinéma. Qu’est-ce qui vous a donné envie de lancer ce projet de fiction maintenant ?

Dans le film précédent, qui s'appelle Mr. Zhang Believes, j'avais encore recours à la forme documentaire. Mais en même temps, j’y ai intégré une mise en scène, avec des séquences tournées en studio. Il y avait donc une sorte de dialogue, une écriture en miroir entre le documentaire et la fiction. C’est ce processus qui m’a ouvert peu à peu à la mise en scène. Je dirais que c’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à "filmer" dans le sens plein du terme. Et puis, en 2017, c’était le trentième anniversaire de la mort de mon grand-père. Pour lui rendre hommage, mon père a écrit un recueil qui lui est consacré. Il m’a demandé d’en illustrer les pages. Il y avait quinze chapitres, donc j’ai dessiné quinze illustrations, en deux mois. Mais une fois que j’avais fini, je suis resté sur ma faim. J’avais ce sentiment d’inachevé, d’insatisfaction. Je me suis dit : "Non, je dois raconter l’histoire de mon grand-père à ma manière, en utilisant mon propre langage, le cinéma."


Par rapport au film, la première chose qui saute aux yeux, c'est le choix de mise en scène, qui est une mise en scène très particulière, avec des plans très fixes et des travellings latéraux. Pourquoi ce choix ?

C’est quelque chose qui m’habite depuis longtemps. Avant de faire du cinéma, j’étais aussi peintre. Donc, le portrait, la représentation iconique, qu’on retrouve aussi bien dans les églises que dans les temples, a toujours été un objet d’étude très important pour moi. J’ai constamment exploré ces formes de représentation visuelle. Même dans mes documentaires, il y a déjà, d’une certaine manière, un travail de portrait. C’est aussi une forme de représentation, une manière de capturer une présence, une personne. Cette esthétique s’est naturellement prolongée dans le film. On y retrouve un aspect de portrait collectif, une sorte de galerie de figures. C’est un tableau mouvant, une fresque vivante des mœurs et des êtres. C’est une peinture qui se déploie lentement, couche après couche. Je pense donc que c’est venu tout à fait naturellement, comme la continuité d’une esthétique personnelle, longuement mûrie au fil du temps.


Il y a aussi une chose qui, moi, m'a beaucoup plu et que je trouvais très intéressante, c'est le choix des décors que l’on peut qualifier de carton-pâte, très visible.

Comme je l’ai dit, j’ai grandi dans un théâtre. Donc tout ce qui se passe sur scène m’a profondément marqué, m’a énormément influencé. Et mes premiers émois cinématographiques, c’étaient aussi des films muets, tournés en studio, avec cette façon très naïve, très brute, de construire un monde, un univers. Cette manière de faire m’a toujours fasciné. Je crois que ce que j’aime dans le cinéma, c’est justement cette part de naïveté, cette énergie créative très pure, presque enfantine. C’est vers ce type de cinéma que je tends : un cinéma porté par la passion de créer, par un imaginaire sincère, presque primitif au sens noble du terme. C’est aussi très proche, finalement, de ce qu’on appelle dans le théâtre chinois la virtualisation ou le style expressif. C’est-à-dire que l’on montre ouvertement que c’est faux : le spectateur sait dès le premier regard que ce qu’il voit n’est pas réel. Il ne s’agit pas de créer une illusion parfaite, mais au contraire de revendiquer la fausseté, un peu comme Brecht le faisait, en rappelant sans cesse au spectateur qu’il est en train de regarder une pièce. La vraie difficulté, c’est alors : comment faire pour que les personnages, en entrant dans cet espace volontairement faux, parviennent à y évoluer de manière crédible, cohérente ? Comment entrer en résonance avec ce décor ? C’est exactement ce que j’explore. Et je crois que j’y suis arrivé : une fois les acteurs dans l’espace, tout s’accorde harmonieusement. C’est comme une bande dessinée, comme un livre pop-up, les personnages vivent véritablement dans cet univers-là.


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Devant tout ça, on pense forcément au cinéma de Wes Anderson. Est-ce que ça a été une source d’inspiration à un moment du développement du film ?

C’est la première fois que j’en parle aussi ouvertement dans un média étranger. Beaucoup de spectateurs, après avoir vu A New Old Play m’ont demandé si j’avais été influencé par Wes Anderson. Mais pour être honnête, je n’ai jamais vraiment regardé ses films en entier. Cela dit, c’est vrai que plusieurs cinéastes occidentaux m’ont profondément influencé. Je pense notamment à Murnau (qui est un de mes réalisateurs préférés), Fellini, Jacques Tatti, Pasolini. Il y a aussi certains réalisateurs japonais qui m’influencent beaucoup. Un peu Kurosawa, même si ce n’est pas totalement proche. Mais, il a aussi Ingmar Bergman qui est très important.Mais je pense que si on parle de réalisateurs contemporains, surtout vers la fin, alors peut-être que vous trouvez que mes films ressemblent un peu à ceux de Wes Anderson à cause de l’esthétique visuelle. Cela dit, je pense que je me rapproche peut-être plus de Roy Andersson, même si je ne le revendique pas explicitement. En termes de similitude, je trouve que Roy Andersson est encore plus proche de mon travail que Wes Anderson.


Que ce soit dans vos tableaux mais aussi dans A New Old Play, il y a beaucoup de références aux contes et à la mythologie chinoise. 

Il existe un genre de film, et qui est aussi un genre littéraire, ou tout simplement une façon de raconter des histoires, que l’on appelle les kaidan (怪谈), des récits de fantômes ou histoires étranges. En un certain sens, c’est ce que je fais : je suis un conteur de kaidan, un auteur de récits étranges. Je ressens toujours que ces histoires touchent profondément à la manière dont les humains perçoivent la vie et la mort. Pour moi, les kaidan représentent une façon très particulière, presque espiègle ou fantaisiste, de comprendre le monde. Mes films cherchent à exprimer la vie, l’histoire d’une vie. Inévitablement, cela implique aussi d’aborder la fin de la vie, la mort. Cette réflexion n’est pas propre à la Chine, je pense que c’est universel, que ce soit en Occident ou ailleurs. Ce questionnement, d’où venons-nous, qui sommes-nous, où allons-nous, est fondamental. Mon film est une expression localisée de cette aventure culturelle chinoise autour de la mort, un peu comme un road movie. Sur ce voyage, ce parcours, le personnage regarde en arrière sur sa vie. C’est une structure assez classique, assez traditionnelle. En utilisant cette structure traditionnelle, je raconte une histoire individuelle, mais je crois qu’elle dégage une universalité. Elle dépasse la personne, la région, voire le pays, et elle atteint une forme d’empathie partagée, commune à beaucoup.


Question peut-être un peu plus large sur le cinéma asiatique. On sait que depuis quelques années il y a un intérêt plus grand pour les films venant d’Asie, à partir de 2019 avec Parasite forcément qui a fait beaucoup parler, est-ce que vous de votre côté vous sentez qu'il y a une différence en termes d’intérêt, dans la production, la distribution, la réception ?

Tout d’abord, il faut comprendre que Parasite est un film coréen, et c’est un film commercial. Donc, ce n’est pas tout à fait comparable à notre démarche, qui est plus du cinéma d’auteur,, avec des petits budgets, plus intimiste. Cela dit, je pense qu’on peut ouvrir différentes portes au cinéma, explorer diverses manières de le faire exister. Par exemple, mes propres œuvres sont plus une forme d’art global, un organisme artistique à part entière. Au-delà du simple fait de raconter une histoire complète au cinéma, elles peuvent s’étendre vers d’autres formes d’expression — que ce soit par des expositions dans des musées, des archives, des installations artistiques. C’est un mode de diffusion et d’impact qui n’est pas tout à fait pareil. Ce que je fais est assez particulier, donc je ne me base pas vraiment sur une logique industrielle cinématographique ou sur une comparaison horizontale. C’est avant tout ma propre expression. Dans le film que je fais sur mon grand-père et mon père, tout ce qu’ils ont vécu, la joie, la douleur, la souffrance, le bonheur, tourne autour d’un individu. C’est une forme d’expression artistique, une manière intéressante de raconter, et que ce projet est essentiellement une création personnelle, intime, portée par ma vision d’auteur. Ma méthode de création suit la même logique : c’est ma quête personnelle esthétique et artistique. Je creuse en profondeur autour de ce thème, ce fil conducteur. Sur le plan horizontal, bien sûr, j’espère que le contexte s’améliore, que l’on attire davantage d’attention, que le cinéma indépendant soit mieux reconnu. Mais la réalité, c’est que le cinéma coréen et le cinéma chinois sont deux systèmes complètement différents, donc il n’y a pas vraiment de comparaison possible. Cela dit, j’espère que nous, les cinéastes indépendants, continuerons à être vus par un public plus large, petit à petit. C’est une évolution progressive. L’échange est très important, évidemment. Donc cette sortie avec Carlotta Films est pour nous une grande joie.


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Merci. Pour conclure, c'est quoi un peu la suite après ce film ? Est-ce que vous allez continuer dans la fiction, revenir aux documentaires ? Est-ce que vous avez déjà des projets qui sont sur les rails ? 

Mon nouveau film est déjà tourné, il est actuellement en postproduction. J’espère pouvoir le terminer cette année.  En ce moment, je travaille aussi sur le scénario d’un autre nouveau projet. Par ailleurs, je prépare peut-être une exposition de peintures, qui est liée à mon cinéma, une extension artistique de mes films. Mon rêve, c’est de pouvoir un jour organiser ce genre d’exposition en France.



Propos recueillis par Livio Lonardi

Merci à l’équipe de Carlotta Films d’avoir organisé cet entretien.