[CRITIQUE] : Rétrospective Mad Japan


Rétrospective Mad Japan, composée de trois films inédits en salles et restaurés en versions 2K et 4K : La Vengeance de la sirène de Toshiharu Ikeda (1984), Crazy Family de Sogo Ishii (1984) et Ichi The Killer de Takashi Miike (2001).

Distribution : Carlotta Films



En ce mi-doux, mi-pluvieux, mi-"merde il caille quand-même sévère parfois" mois de février, quoi de mieux que d'aller se perdre dans une salle obscure pour mater une bonne péloche bien sanglante du vénéré Takashi Miike, sans l'ombre d'un ombre d'un doute, le cinéaste le plus fou, prolifique et extravagant qui est venu bousculé de son talent le septième art de ses trente dernières années, tous genres et continents confondus.
Alors oui, évidemment, il y a des programmes qui remuent moins ton petit estomac de cinéphile averti, laisse ne boude pas ce petit plaisir - et prend un petit sac à vomito, au cas où.

Cantonné à la VOD - où aux plateformes de streaming - sur ses derniers efforts, c'est donc par le prisme des ressorties issues de son glorieux passé qu'on peut célébrer le bonhomme en salles, et passé sa cultissime trilogie Dead or Alive, dégainée l'été dernier Splendor Films, place désormais au gros morceau Ichi The Killer, peut-être l'un des - si ce n'est SON - meilleur film qui, même encore vieux décennies plus tard, n'a de cesse de diviser les aficionados de son cinéma.

Mais Carlotta Films, toujours dans les bons coups, a décidé de mettre généreusement les petits plats dans les grands, en offrant entrée, plat, dessert, fromage et même le digestif, aux cinéphiles en accompagnant sa ressortie de deux autres toutes aussi piquantes : La Vengeance de la sirène de Toshiharu Ikeda et Crazy Family de Sogo Ishii.
Trois films " Mad Japan " comme autant de raison de se dire que si tout ne tourne pas forcément rond dans le cinéma du pays du soleil levant, c'est un pur bonheur pour nous.

Copyright Carlotta Films

Parce que la folie et l'irrévérence nippone n'ont pas toujours rimées avec l'enfant terrible Miike, il est toujours intéressant de se plonger dans les œuvres de ceux qui ont sensiblement balisés le terrain pour qu'il puisse nous éclabousser de sa violence excessive et jouissive, et Gakuryû Ishii/Sōgo Ishii est clairement de ces auteurs gentiment frappés ayant nourrit cette révolution.
Incarnation même du concept de folie spontanée qui entraîne un effet boule de neige aux conséquences désastreuses, Crazy Family a tout du drame familial qui suit scrupuleusement la plus tragique définition qui soit, enrobé dans une couche de comédie noire aux accents horrifiques marqués.
Un proto-Shining sauce wasabi qui s'amuse à détourner l'héritage du cinéma de Yasujiro Ozu, vissé sur l'implosion programmée d'une famille modèle lentement écrasées par les diktats de la société de consommation des 80s (une famille dominée par la prestation incroyable de Katsuya Kobayashi), où chaque membres est confronté de plein fouet à des pressions et des attentes différentes qui empoisonnent leur psyché et leur propre rapport à eux-mêmes.

Leur résilience se dissout, les câbles se pètent, la folie se propage comme ses termites qui dévorent le cocon familial, et la violence explose dans un chaos brutal où la mise en scène enlevée et créative de Ishii, couplé à une bande son punk rock gentiment entraînante, fait des ravages.
Un moment de cinéma génialement bizarre, tout simplement.
Et d'étrangeté, il en est évidemment question avec La Vengeance de la sirène de Ikeda Toshiharu (Evil Dead Trap forever), petit bout de cinéma anarchique et brutal façon fusion entre les productions Toei des 70s et les bisseries occidentales des 80s (avec un petit doigt de fesse, Toshiharu oblige), qui vient bousculer l'inertie du revenge movie de l'époque (majoritairement ricain, ronronnant sous les coups de bazooka d'un Charles Bronson enfermé dans sa cage dorée Canonienne), attaché qu'il est à la vengeance d'une jeune femme envers des yakuzas à la solde d'industriels gourmands, qui se sont débarrassés de son mari, témoin gênant des malversations des entrepreneurs pour accélérer l'avancée du projet de construction d'une imposante centrale nucléaire (et d'un parc d’attraction, aussi) dans leur village de pêcheurs.

Copyright Carlotta Films

La Mariée (sublime Shirato Mari) qu'il ne fallait pas emmerder donc, et qui va lentement ravaler son désespoir avant de faire pleuvoir des geysers d'hémoglobine en liquidant les responsables de son malheur et de sa solitude insondable, dans une spirale de violence cathartique où elle se fera une véritable incarnation furieuse et mystique d'une nature jadis impuissante (comme elle, douce et discrète) qui s'en va faire pleuvoir sa rage sur une modernité oppressive et destructrice.
Comme d'habitude avec Toshiharu, les influences éclectiques (occidentales comme orientales) se mêlent dans un ballet de sens barbares à ses obsessions maladives, et le spectateur encaisse sans broncher mais avec plaisir non-feint, à une revanche sauvage et sale, désespérée et implacable.
Une merveille, comme le dernier film, charcuté à sa sortie, de cette rétro, Ichi the Killer (adaptation décousue et improbablement soft du manga d'Hideo Yamamoto), symphonie perversement drôle et impitoyable bestiale sondant le pouvoir séduisant d'une violence qu'on inflige autant que l'on s'inflige soi-même - le plaisir de donner mais encore plus de recevoir.

L'intrigue, empoisonnée, se fait même presque accessoire (elle est, paradoxalement, l'une des plus accessibles du cinéma de Miike), face à cette plongée sans concession dans la chaleur sauvage et excessivement violente de Kabukichō, tournant autour de l'affrontement annoncé entre le flamboyant Kakihara, yakuza sadomasochiste et sadique (et le mot est faible) en quête d'ascension sociale et de plus en plus dérangé après la disparition de son patron/amant Anjo; et Ichi, anti-héros à peine sorti de l'adolescence/tueur en conflit avec le monde mais surtout lui-même (une partie de lui pense qu’il est une victime, mais l'autre sait pertinemment qu’il ne l’est pas), manipulé par son mentor « Jijii » (l'immense Shinya
Tsukamoto, véritable alter-ego dément de Miike), qui use de ses troubles et de ses talents pour la mise à mort, en l'envoyant sur tous ceux qu'il veut voir mort.
Deux bêtes malades qu'on ne peut plus empêcher de mordre (et dont le plus laid intérieurement, n'est pas forcément celui qu'on pense), deux maîtres de la souffrance et de la violence qui ne demandent qu'à succomber sous son joug envoûtant, deux âmes torturées aux sexualités dissemblables (l'une immature et refoulée, l'autre insatisfaite) dont la rencontre inéluctable et fantasmée, suscitant une pluie d'attentes et de promesses (pour le spectateur comme pour Kakihara), s'avérera in fine follement déceptive (pour Kakihara uniquement, pas pour nous).

Copyright Carlotta Films

Grotesque - voire cartoonesque - jusque dans ses effets qui viennent volontairement tromper la froideur de son réalisme parfois très cru (Miike veut autant choquer que provoquer le rire chez son auditoire), Ichi The Killer se fait une merveille encore plus édifiante aujourd'hui, d'autant plus lorsqu'on le rapproche du cinéma de feu David Lynch, que l'on à tous fraîchement - et tragiquement - fait revivre dans nos mémoires ces dernières semaines : après tout, ses envolées surréalistes - certes moins trash - ne faisaient elles aussi que de brillamment jouer sur les insécurités " virils " et machistes de la société contemporaine, pour mieux pointer notre propension a, consciemment ou non, participer et/où perpétuer ce cycle de violence nauséabonde, pour mieux questionner notre propre rapport au mal.

Une (re)découverte essentielle.


Jonathan Chevrier





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