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[CRITIQUE] : Enys Men


Réalisateur : Mark Jenkin
Acteurs : Mary Woodvine, Edward Rowe, Flo CroweJohn Woodvine,...
Distributeur : Ed Distribution
Budget : -
Genre : Drame, Fantastique, Épouvante-horreur.
Nationalité : Britannique.
Durée : 1h31min.

Synopsis :
Sur une île inhabitée des Cornouailles, une bénévole passionnée de vie sauvage se livre à des observations quotidiennes sur une fleur rare. Sa vie est hypnotique dans sa monotonie, elle répète les mêmes gestes jour après jour, comme un rituel. Au fur et à mesure, des sons et des images provenant d'autres temporalités commencent à s'infiltrer, perturbant progressivement son équilibre.




Critique :


Parmi les cinéastes qui se démarquent beaucoup dans le paysage britannique actuel, il y a Mark Jenkin. Originaire de Cornouailles et y vivant toujours, il a à cœur depuis ses tous premiers court-métrages de représenter sa région et essayer d'en capturer l'originalité. Son second film Enys Men trouve enfin le chemin des salles obscures françaises, même s'il s'agit que d'une poignée de copies. De quoi essayer de dénicher une projection rare, parmi le flot de sorties la même semaine. La trouvaille, la rareté, et se perdre dans le paysage pour chercher quelque chose d'intriguant : c'est à la fois l'expérience du spectateur, comme ça pourrait être l'expérience du cinéaste qui aurait retrouvé des bobines longtemps perdues. Entre les grains de son 16mm ressemblant à une antiquité déterrée, se trouve cette île étrange. Et au sein de ce lieu écarté de la civilisation, se trouve une botaniste sans nom dans un imperméable rouge. Couleur rappelant Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg (1973) et le manteau de la fille du personnage de Donald Sutherland et Julie Christie, dont le mystère de l'éloignement physique (soit par la mort, soit par le travail) se joue d'apparitions succinctes.


Copyright BOSENA 2022

Comme dans le film de Roeg, l'environnement surplombe le cadre et le corps de la protagoniste. Il y a quelque chose à percer, des expériences à vivre (et à créer), des chemins à prendre qui semblent avoir un pouvoir d'attraction naturel. Aussi comme dans le film de Roeg, le paysage d'apparence anodine (le calme désertique de l'île, tel la vie quotidienne de Venise) arbore des motifs qui attirent les yeux. Des motifs qui se distinguent dans leur caractère unique, presque en manque d'harmonie avec le reste, devenant des points à relier ensemble dans un jeu de piste. La couleur se fait alors la marque d'une agitation et d'une stupeur, à la manière d'un-e chirurgien-ne ouvrant un corps et découvrant l'état déroutant des entrailles. La couleur est aussi l'empreinte d'une densité inépuisable d'éléments à intégrer à la recherche de la botaniste. Il n'y aurait donc pas de fin à ce travail, car cette île continue de vivre dans ses couleurs malgré le calme, le silence et l'absence de vie (hormis la botaniste). Mais une vie faite de vestiges, de convocations du passé qui s'est fait dévoré par la nature. Les vagues s'échouent sur les rochers en surplombant toute éventualité d'indice sur le rivage, la végétation ronge une cheminée s’élevant dans ce désert aride, un puits n'offre que le son d'un caillou lâché dedans pour en connaître approximativement la profondeur, etc.

Pourtant, malgré les ressources abondantes pour la recherche de la botaniste, le format carré de l'image évoque comment elle est cadenassée dans ce paysage. En plus d'être prisonnière de sa routine, l'horizon n'existe pas vraiment, toujours caché ou coupé par un élément naturel, par une étendue. Tout semble concret et paisible, mais cet effet d'enfermement pourrait suggérer que le cadre semble attendre le moment opportun pour révéler ce qui hante l'île, pour dérégler les certitudes (du moins celles de l'organisation minutieuse d'un travail de botaniste). Comme si le temps affectant les éléments naturels de l'île impactent la seule vie qui s'y trouve, s'armant de patience pour remonter jusqu'aux origines historiques et biologiques du paysage. Dans sa routine, la protagoniste essaie de connecter des faits. Elle a à sa disposition une radio, un carnet, un générateur / compteur, et parcourt ce paysage avec ses bottes. Le film semble faire comme elle : essayer d'assembler des événements et surtout des motifs. Parce que dans le calme prétendu de cette île, Mark Jenkin y accentue les bruits d'ambiance et y oppose les bruits de la technologie (voire même quelques sons expérimentaux). Il s'agit d'une communication ne trouvant pas sa fréquence, en quête de signal clair.


Copyright BOSENA 2022

De la même manière que la botaniste essayant de comprendre ces étranges fleurs, Mark Jenkin associe des motifs dans un format carré comme s'il regardait à travers un microscope. Tel le scientifique posant un œil sur l'oculaire pour voir des objets vivants à une échelle cellulaire s'animer, le cinéaste observe les couleurs de deux chorégraphies se superposant. Celle d'un paysage dont les secrets sont intacts, et celle d'une botaniste dont le toucher est l'un des deux sens les plus en alerte. Tout est tactile dans Enys Men : la végétation, la roche, le minéral. Une chorégraphie de gestes anecdotiques, face à une rugosité infranchissable. La routine s'y fait synonyme de repère, de bornes distinctives pour se référencer face à l'ambiguïté environnante. Que ce soit le matériel enregistrant (dans le temps, essentiel dans le cas d'une routine) des données ou dans le cadre carré enfermant le corps de la botaniste, ce sont des points de départ pour aller vers l'abstraction. Pour cela, il y a toujours une ouverture : un déplacement physique (un pas) ou un regard. Ce qui permet de passer du concret à une énigme, du réel à un phénomène, du calme au trouble. D'autant que la botaniste côtoie le vide : le puits, le ciel, la mer entourant l'île, la solitude, l'absence de réponse au téléphone, etc. De la même façon qu'un spectateur chercherait à percer les mystère de l'angoisse, pour passer des apparitions au rationnel.

Il y a quelque chose de l'ordre du folklore et même de l'horreur / épouvante dans Enys Men, sans que le film ne puisse se catégoriser dans ces genres. Parce que même s'il est question de percer les mystères de l'île (que ce soit la fleur étrange, ou les fantômes du passé), aucune fantasmagorie n'envahit le récit. Le cinéaste préfère interroger authenticité des événements, comme la botaniste se positionnant régulièrement immobile à observer ce qui l'entoure. Est-ce que réflexion scientifique, une indécision sensorielle, ou une hallucination ? Dans chaque cas, ça vient de l'esprit. Possible d'y voir un lien avec Images de Derek Jarman (1972), où Susanna York incarne une femme au foyer schizophrène terrorisée par des apparitions, ne sachant pas si ces démons sont le fruit de son imagination ou font partie de la réalité. Un film donnant également une grande place à l'ambiguïté des paysages, à ces étendues arides où le regard de Susanna York peut se porter pendant de longues secondes. Dans Enys Men, seraient-ce les fleurs qui auraient contaminé la botaniste ? Telle une maladie qui se répand, où se dessinent le le fantasme d'une relation, l'existence troublante d'une jeune femme dans le logement, un monolithe qui se déplace tout seul, et la vision de mineurs décédés depuis longtemps. La routine et les repères se perdent, l'ambiguïté envahit le vide auparavant scruté.


Copyright BOSENA

Le film semble lui aussi affecté, tant le cinéaste refuse tout au long du film de distinguer le réel de l'imaginaire, et refuse de donner le moindre indice. Cependant, Mark Jenkin superpose inévitablement des événements réels à des croyances et des apparitions. Comme le cinéma superpose les images du présent à des convocations d'images du passé. C'est le naturel humain amenant à chercher un point d'ancrage dans le passé pour définir le présent. Une archéologie des images, où l'image-action est une borne aussi bien dans une dramaturgie (dans une narration), dans l'Histoire. Jusqu'à l'Histoire même d'une région marginalisée qui a ses propres caractéristiques (Cornouailles, la terre du cinéaste). Dans ce cas où l'image-action est un repère dans l'ambiguïté faisant l'objet d'une étude, où la personne effectuant cette étude côtoie le vide, ne serait-ce pas l'abstraction et l'inconnu qui observeraient ceux qui entrent en contact ? Comme si l'ambiguïté tendrait le miroir de nos angoisses. La mémoire serait l'événement dérangé, avec ses motifs glissant entre le concret et l'illusion, pour faire habiter les fantômes du passé dans la frontière poreuse entre les deux.


Retrouvez notre texte sur le cinéma de Mark Jenkin (ici)


Teddy Devisme