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[IN TEDDY’S HEIGHTS] : #6. Le cinéma unique du britannique Mark Jenkin

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#6. Le cinéma unique du britannique Mark Jenkin



S'il y a intérêt à écrire sur les films de Mark Jenkin, cinéaste britannique actuel, c'est parce qu'ils ne sont pas exploités en France. Mis à part quelques festivals qui ont diffusé ses deux derniers long-métrages, aucun distributeur n'a sorti ses films. Bien dommage, alors qu'il s'agit d'une oeuvre unique en son genre. Beaucoup de court-métrages, et quelques long-métrages dont ses deux derniers Bait et Enys Men étaient notamment sélectionnés respectivement à Dinard et à Cannes. Fabriquant lui-même ses pellicules dans son studio (une sorte de garage aménagé dans un local d'une ancienne école primaire), il tourne avec une caméra 16mm. Ce qui confère à ses films un sentiment d'objets retrouvés dans des cartons, telles des enregistrements qui refont surface après une recherche intensive. Presque une archéologie filmique, refaisant jaillir l'histoire de la région où il est naît et où il habite toujours : Cornouailles. Avant d'entrer en détails dans les obsessions esthétiques de Mark Jenkin, il y a un motif commun qui saute aux yeux. Il filme toujours des paysages, tout le temps, dans leur diversité et leur densité, dans leur calme ou leurs tourments, en ruralité ou en ville, à domicile ou en voyage. Peu importe qu'il s'agisse d'une fiction ou d'un documentaire dans lequel il pose sa voix-off, il y a toujours une attirance pour les paysages qui l'entourent.


Bait - Photograph: Courtesy BFI

Telle une recherche du domicile, une recherche d'appartenance à un lieu pour y questionner l'identité via l'espace que l'on habite ou que l'on traverse. Des images qui montrent que les paysages ne sont pas anodins, qu'ils sont la marque principale qui définit un territoire / une région / une communauté. Même quand Mark Jenkin met en scène le voyage d'un cornishman en Irlande dans le court-métrage Dear Marianne, il y a cette sensation d'y trouver des ressemblances avec Cornouailles. Jusqu'à même prononcer plusieurs fois la phrase "it feels just like home" ("c'est comme à la maison"). Chaque film semble être un univers unique, sorti tout droit d'un surréalisme mystique. Pourtant, il s'agit bien du même univers : un monde en marge de celui que l'on connaît tous. Mark Jenkin essaie donc de capturer les spécificités de sa région qu'il chérit (Cornouailles) en voulant retranscrire l'étrangeté qui la parcourt. Il n'est alors pas anodin de voir que le mode de vie artisanal et manuel des personnages coïncide avec la fabrication artisanale des films, que ce soit d'un point de vue création du matériel ou l'expérimentation esthétique. Une identité régionale du sud-ouest de l'Angleterre qui aurait tendance à s'effacer, face à une gentrification et un tourisme divertit qui augmentent de plus en plus (le sujet de Bronco's House et de Bait). Ou alors une mémoire qu'il faut essayer de préserver, en lui donnant vie comme dans Hard, cracked the wind et Enys Men. En faisant appel à des éléments naturels propres au paysage et à l'identité de Cornouailles, ces deux films entrent dans le folklore – mais celui qui se construit avec des visions, où les légendes et histoires immatérielles deviennent de vraies personnes.


Une recherche expérimentale


Comme évoqué dans une interview donnée au Lincoln Center, Mark Jenkin a clairement une volonté expérimentale dans la construction esthétique de ses films. Il y a notamment cette inclination à l'effet Koulechov (l'idée qu'un film influe sur le sens du plan suivant), propre à la mémoire à court-terme pour créer une synthèse entre quelques plans respectivement non liés. Mais par le montage, un sens se crée, voire une illusion de sens. Ce qui, par la mémoire du plan précédent, correspond parfaitement au folklore et aux visions que le cinéaste installe dans ses récits. Exactement comme Lev Koulechov considérait le montage comme l'essentiel du travail d'un cinéaste, c'est aussi la partie préférée de Mark Jenkin. Quand bien même il est également scénariste de ses films, il déclare régulièrement "the film is made in the edit, for me" (traduit par : "le film se fait au montage, pour moi"). Au-delà des nombreux plans qu'il tourne, et des nombreuses coupes effectuées au montage en rendant la grande majorité de ses plans courts, Mark Jenkin cherche un montage qui provoque l'apparition d'idées. Il veut jouer avec l'ambiguïté et l'intellect, pour créer une multitude d'interprétations. Privilégiant une narration non linéaire tout en restant dans un déroulé chronologique des événements, il dépasse l'évidence primaire de ses plans pour créer des associations plus abstraites. Même dans ses court-métrages on retrouve beaucoup de plans de paysages qui s'enchaînent et se mélangent, parfois même qui se répètent, avec des bruitages divers calqués dessus.


Hard, Crack the Wind - Courtesy of IFFR

Ces bruitages qui s'insèrent en plus des sons d'ambiances font partie de cette recherche d'abstraction. Celle qui oscille régulièrement entre l'appui de sensations des personnages, l'outrance d'effets comme le bruit de bottes sur des rochers, et l'étrangeté d'un moment (soit dans l'inconnu, soit dans l'inquiétude). Le travail sonore de Mark Jenkin est à la fois logique par rapport aux conditions de tournage, mais surprenant à notre époque du numérique. Tous les sons de ses films sont créés en post-synchronisation. Sa petite caméra 16mm ne lui permet pas de capturer le son. Et quand bien même il pourrait utiliser un micro en parallèle, il ne le fait pas. Comme il le dit lui-même, une fois au montage il préfère créer du son que d'avoir à en retirer des pistes enregistrées. Mark Jenkin est dans la création à chaque instant, et ne veut pas "corriger" ce qui a été précédemment créé (pour reprendre son propre terme, dans une interview). De cette façon, il permet à des paysages de s'exprimer en affirmant leur présence essentielle. Dans ses films, pas un seul espace – qu'il soit extérieur ou intérieur – n'est ignoré grâce à la combinaison bruits d'ambiance appuyés et gros plans sur les éléments naturels (roche, briques, verdure, mer, etc). L'environnement dans lequel vivent les personnages prend vie également, telle une fascination où ses variations et remous sont aussi importants que les mouvements des personnages. Mais il ne faut pas oublier le côté étrange : le cinéaste crée une cacophonie presque inconfortable entre tous ces sons. Dans sa recherche d'appartenance dans les paysages, Mark Jenkin illustre cette intranquillité qui en est à l'origine. Ainsi se superposent très souvent les bruits d'ambiance et des sons stridents expérimentaux. Une manière de montrer à quel point lui et ses personnages peuvent être submergés par le paysage qui les entoure, auquel ils sont profondément attachés.


On peut même entendre, dans plusieurs court-métrages, la voix-off du cinéaste pour exprimer des pensées, des émotions et des sensations. Une manière de confiner un peu plus ses films dans une poésie du moment, qui se dissipe dès lors que l'image disparaît. Dès que les yeux lâchent du regard, alors la sensibilité au paysage et son intensité doivent renaître ailleurs. Dans David Bowie is dead, Mark Jenkin filme les façades de bâtiments et la perspective des rues de Londres tout en y posant sa voix et même la musique de David Bowie. Un assemblage qui fonctionne si bien grâce au grain et à l'étrangeté apportée par le 16mm et le noir & blanc. Telle une description fougueuse de ces lieux, avec une sensation électrique de la promenade envoûtée par toutes les possibilités de loisirs. Un procédé que l'on retrouve dans Cape Cornwall calling / all the white horses, où le cinéaste pose sa voix sur tous ces plans de vagues qui s'échouent, sur les plans d'une maison de pierres. Ou encore dans Enough to fill an eggcup, véritable poème mélancolique sur l'importance de la nature, dans une observation attentive aussi belle qu'elle peut être assommante. Tous ces films sont en noir & blanc comme Bait, tel un mystère étrange que la caméra essaie de percer, pour retrouver une certaine authenticité dans l'identité des espaces. Mark Jenkin n'a pas fait beaucoup de films en couleurs (déjà parce que sa reproduction est un travail supplémentaire en post-production), préférant le noir & blanc. Cependant, la couleur de Enys men participe entièrement à l'étrangeté de l'ambiance. Servant pour capturer l'importance des détails du paysage que la protagoniste étudie et dont elle se fait observatrice assidue, elle est alors ce qui permet l'interaction entre cette nature et les constructions humaines (le bâtiment, le générateur, l'imperméable, les bottes, etc). La couleur y apparaît comme des éclaboussures d'agitation et de stupeur, comme les gouttes d'une lente blessure qui fait basculer dans la fantaisie.


Bait - Courtesy of Berlin Film Festival


Des paysages aliénants


Les paysages que filme Mark Jenkin à travers tous ses films ont des traits inhérents au sauvage. Que ce soit la mer qui se déchaîne, la pêche devenue une épreuve épuisante, une île qui renferme de nombreux secrets, des fleurs qui créent des apparitions, des oiseaux qui se font beaucoup entendre, des pavés à l'infini, une mine sombre et mystérieuse, des routes qui désoriente, ou des voitures vouées à l'immobilité, il y a toujours des éléments autour des personnages devenant rapidement hostiles. Mais est-ce que les paysages sont vraiment sauvages, ou est-ce une illustration du regard humain qui ne les comprend pas ? Surtout que, à travers ses films, Mark Jenkin imprime une obsession récurrente et des motifs qui se font écho. Une mémoire et une observation à raviver constamment, afin de créer un lien avec l'Histoire de ces paysages. Enys men ainsi que les court-métrages Cape Cornwall calling / all the white horses et Enough to fill an eggcup sont les preuves explicites d'une harmonie compliquée avec la nature, qu'il faut travailler constamment. D'autant plus que Enys men se déroule sur une île, avec une maison isolée, comme une allégorie des confinements survenus en 2020. Les films de Mark Jenkin partagent un point commun avec l'horreur folklorique, dans le souci de ce qui se trouve au plus profond des paysages (et surtout de la terre). Des profondeurs où sont enfouis des liens organiques et sociaux archaïques – que ce soit entre humains et nature, entre humains, ou entre les différentes parties de ces espaces.


Ces liens continuent d'exercer une forte influence sur les humains, comme s'ils se refusaient à abandonner ce qui constitue une partie de leur identité. Que ce soit l'humidité graveleuse de Bait et Bronco's House (le long-métrage est comme une extension du court, se déroulant exactement au même endroit, dans le même registre), l'austérité de Enys Men, ou la richesse de tous les autres paysages des court-métrages, chaque film ressemble à rugosité infranchissable des espaces. Chaque film, peu importe le mystère ou le drame qu'il essaie de percer, est un matériel esthétique presque aussi silencieux, abrupt et abstrait que ce qu'il capte. Alors que des personnages s'agitent, Mark Jenkin illustre par ses bruits d'ambiance et ses nombreuses coupes un paysage qui semble vivre discrètement et attend patiemment avant d'absorber les âmes. Petit à petit pendant que les émotions virevoltent, des vestiges naturels s'érigent comme des trésors retrouvés : comme la pêche, un monolithe, une mine, des habitations, etc. Tout se déchaîne en même temps, et les drames de la vie s'échouent dans l'abstraction du 16mm tout comme les vagues s'échouent contre les falaises ou le port. Tout autour des corps, le paysage est à la fois une partie de l'identité qui continue de faire rêver (comme s'acheter une maison, comprendre des fleurs, contempler l'étendue du paysage, etc) mais aussi cette masse accidentée qui propulse à la solitude émotionnelle.


Enys Men - Copyright Protagonist

Le corps se retrouve constamment en interaction avec le paysage, ou même le décor intérieur. Que ce soit pour le bien du récit dans les attitudes des personnages, ou même d'un point de vue purement formel. Mark Jenkin aime user des gros plans, pas uniquement sur les visages. Beaucoup d'objets, de vêtements, d'éléments de la nature, sont filmés de très près. Que ce soient des bottes / des chaussures qui foulent le sol, les portes qui s'ouvrent ou se claquent, les plantes et herbes qui bougent au gré du vent, les vêtements qui se froissent, ou même la prise en main de matériel dans un décor. Que ce soit par économie de moyens au tournage ou pas, il y a là une fusion parfaite entre un besoin pratique et une rupture de la sensibilité. C'est l'ouverture vers une nouvelle ambiance, le commencement d'un nouveau mouvement. Le gros plan peut y être une nouvelle source d'énergie ou celle d'un chaos imminent. Il n'est donc pas étonnant de voir les personnages de Bronco's House et de Bait accompagnés de gros plans marqueurs de leur quotidien fait de pêche, tout comme de voir la protagoniste de Enys Men accompagnée de gros plans marqueurs de son travail répétitif enclin au mystère. Ces plans sont aussi le symbole d'une aliénation. Face au ressentiment de ce qui est enfoui et sort de terre, s'emparant des espaces et des émotions qui s'exacerbent, il y a ces gros plans qui bousculent les regards et perturbent une tranquillité. Les personnages y sont obligés de céder face à l'étrangeté, au chaos, débordement irréfutable du paysage dans leur espace personnel.


Sans oublier toutefois que cette aliénation se présente également comme une réminiscence (l'Histoire d'une région dont il est question plus haut dans le texte). Cet afflux de gros plans, et même cette abondance de matériels et détails naturels divers, sont autant d'empreintes locales et culturelles qui tergiversent. Non pas nécessairement ni toujours dans un chaos, non pas comme des remous aléatoires, mais exactement comme ces vagues qui ne cessent de s'échouer sur les rivages. Un trop plein d'images qui arrivent en plein sur les personnages, que ce soit dans une pure observation ou parfois comme une hallucination. Dans The Man who needed a Traffic Light, l'un de ses premiers court-métrages, Mark Jenkin joue d'une tension inexpliquée dans le contre-champ à l'arrière de la voiture pour concrétiser l'immobilisme soudain de son protagoniste. Dans Hard, cracked the wind il s'agit d'un surréalisme qui contamine chaque espace un à un par un effroi, par une présence fantomatique de plus en plus imposante. Dans Tomato, les discussions et les pensées autour de l'art (dans sa généralité) sont absorbées par ce choix du bord de mer, où les artistes participants à la discussion se sont rassemblés. C'est ainsi que le cinéaste se confronte au paysage dans ses apparitions les plus triviales et aussi les plus abstraites. Et même pour aller plus loin dans les exemples, dans Bronco's House cette exclusion de la maison fait voler en éclat les espoirs et les désirs de stabilité familiale en parcourant infiniment les paysages extérieurs. Cet espace local qui fait identité ne devenant qu'une aliénation avec perte de contrôle des personnages sur les choses qui les entourent. Ce qu'on retrouve dans son extension en long-métrage Bait, dans ce caractère sauvage et rude du paysage. Tandis que Enys Men, plus mystérieux et sophistiqué que tous les autres films du cinéaste, a ce côté isolé qui crée une peur gagnant du terrain (le monolithe qui se rapproche). Comme un engouffrement dans les peurs et les rêves, à force que le réel n'arrive pas à révéler ses secrets les plus enfouis. Jusqu'à même mettre en scène le fantasme d'une relation, l'apparition très troublante d'une jeune femme, une superstition répétée chaque jour, et la vision de mineurs décédés depuis longtemps.


Enys Men - Photograph: Steve Tanner


Désorientation


Même si ce n'est pas de la même façon dans chaque film, ils semblent tous hantés par cette étrangeté malicieuse qui se découvre par parcimonie en même temps que les paysages prennent de l'ampleur. Mais les films sont hantés par cette aliénation et cette méfiance autant que les personnages. Ce surréalisme parfois attribué à Mark Jenkin est une abstraction aux multiples formes, s'adaptant au territoire et aux raisons d'être des personnages. Une abstraction qui colle très bien à leur réalité quotidienne pas très ordinaire ni commune, alors qu'ils montrent être juste "là" à vivre leur vie, à exister d'une façon très simple (la recherche de l'authentique par Mark Jenkin, pour évoquer ce qu'est de vivre en Cornouailles). L'étrangeté et son envoûtement aliéné provient des petites choses du quotidien, de leur pouvoir d'influencer des attitudes et des émotions, et même de troubler des relations sociales. C'est alors que s'installe une certaine chorégraphie dans la mise en scène du cinéaste. Déjà dans les images entre elles, pour éviter une monotonie de l'observation du drame, en répétant ce qui pourrait paraître anodin. Ensuite dans les mouvements des acteur-rice-s qui, à partir de la gravité ou du mystère de leur situation, circulent dans le paysage en recherche de sens et de stabilité. Puis même dans le rapport entre ces images et ces mouvements des corps : il y a quelque chose qui désoriente, avec une impossibilité progressive à communiquer entre les personnages alors qu'ils parlent tous la même langue (les frères dans Bait, la biologiste et les apparitions dans Enys Men, le jeune couple et leur propriétaire dans Bronco's House, le poète et ses proches dans Hard, cracked the wind, l'automobiliste et le vendeur dans The man who needed a traffic light, etc). Une zone grise et abstraite se forme, se projetant sur les images qui dispersent les âmes au gré de ce paysage halluciné.


Trouver des images qui bousculent le drame anodin de la vie, telles ces images débridées de Bronco's House et de Bait. Celles d'une mise en scène où tout ce qui compte s'échappe de plus en plus. Tout désir, tout besoin important, tout amour possible semblent devenir des motifs lointains soumis à ce paysage sauvage et en pleine transformation. Comme cette utilisation très fréquente des jumelles par l'un des personnages, qui observe de loin et avec impuissance les autres personnages en proie à l'instabilité. Dans Enys Men qui se déroule dans les années 1970 pour préserver le mystère de toute technologie moderne, ce sont les apparitions enfouies dans les profondeurs de ce paysage qui s'approchent de plus en plus, et presque menaçants, de la maison où est logée la biologiste. C'est un effroi qui circule au sein d'un quotidien pourtant pas si passionnant, la hantise provoquée par le désespoir de tout perdre ou de ne pas réussir à comprendre est si forte. Alors les corps se tétanisent, puis vont et viennent dans les espaces. Un effroi qui se retrouve même au montage de ces images qui bousculent : pendant que les corps se perdent dans l'abstraction, les plans passent soudainement d'un gros plan à un panorama, et vice versa. Une désorientation accentuée par de nombreuses coupes, où les plans sont souvent très courts. Cela peut s'expliquer esthétiquement par l'aliénation précédemment évoquée, mais pourquoi pas aussi par le tournage en 16mm qui impose techniquement une durée limitée des plans sur chaque pellicule.


Bait - Photograph: Early Day Films

Que ce soit par son expérimentation, par sa fascination pour les paysages, par ses formes proches de l'aliénation, ou par la désorientation de sa mise en scène, Mark Jenkin laisse beaucoup de place à l'interprétation. Comme il le dit lui-même dans plusieurs interviews, il aime ne pas donner trop de détails dans ses récits, laisser volontairement des trous narratifs, et placer des indices pleins de mystères. Chacun de ses films est un nouvel espace en soi, où l'aliénation et la désorientation à l'intérieur se retrouvent en brèches libres entre les images et les séquences. Une abstraction volontaire pour éviter d'être trop littéral ou explicite. Donner des indices au spectateur afin qu'il puisse construire lui-même sa propre perception de ces univers, et interpréter tout ce qui s'y passe. Dans la frontière entre l'authentique (l'identité, les paysages) et l'étrange (la répétition des paysages, l'aliénation, les hallucinations), il y a ces motifs créant un espace imaginaire assez grand pour y placer nos propres sensibilités aux événements. D'autant plus que cette frontière a même tendance à s'effacer petit à petit, dans chaque film. L'écart entre le "réel" et le cauchemar diminue, pour confondre le présent et l'absent, confondre ce qui est matériel avec les fantômes du passé, confondre le concret et l'illusion. Des motifs propres à l'essence même du cinéma, de ce que capture une image.


Teddy Devisme