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[CRITIQUE] : La Bête


Réalisateur : Bertrand Bonello
Avec : Léa Seydoux, George MacKay, Guslagie Malanda, Dasha Nekrasova,…
Distributeur : Ad Vitam
Budget : -
Genre : Drame, Romance, Science-fiction.
Nationalité : Français, Canadien.
Durée : 2h26min

Synopsis :
Dans un futur proche où règne l’intelligence artificielle, les émotions humaines sont devenues une menace. Pour s'en débarrasser, Gabrielle doit purifier son ADN en replongeant dans ses vies antérieures. Elle y retrouve Louis, son grand amour. Mais une peur l'envahit, le pressentiment qu'une catastrophe se prépare.



Critique :


Dans un septième art contemporain dominé par une uniformisation heureusement, de plus en plus contredite par le spectateur en salles (certains gros fours Hollywoodiens - mais pas que - récents, redonnent espoir quant à l'existence d'une lucidité générale que l'on pensait perdu), gageons qu'un cinéma tel que celui de Bertrand Bonello, certes pas toujours équilibré à la marge mais formidablement anticonformiste et idiosyncrasique, est de ces stimulations vitales et nécessaires dans une salle jamais assez obscure.

Copyright Carole Bethuel

Sa nouvelle créature cinématographique, sous influence Lynchienne (sans oublier Haneke et Cronenberg), La Bête, dystopie inquiétée et inquiétante, sensiblement plus romantique et existentielle que cérébrale, suit un homme et une femme (Louis et Gabrielle, incarné par un fantastique tandem Léa Seydoux/George MacKay) à travers trois identités et temporalités différentes - de 1910 à 2044 en passant par 2014 -, ou chacune d'entre-elles s'entrelacent sans fondamentalement suivre un développement diachronique (c'est le futur qui conditionne, par écho, les narrations au cœur de la Belle Époque, et celle au sein de notre société contemporaine), toutes nouées autour de ce qui nous fait humain : les (nos) émotions, la quête obsessionnelle de l'autre et la peur de l'inconnu.

Tout du long, la narration joue avec la dichotomie rapprochement/éloignement entre ses personnages, mais aussi avec l'opposition entre ses différentes études psychologiques et sociales, comme pour mieux toutes les compléter dans un puzzle incroyablement sentimental, de son pendant mélodramatique dans le Paris de 1910 (l'année de la grande crue de la Seine), à la rationalité glaciale de sa dystopie futuriste et très Cronenbergienne (jusqu'à la référence marquée au Madame Butterfly de Puccini, justement adapté par le cinéaste canadien) en 2044, où une humanité gouvernée par l’intelligence artificielle pourra purifier son ADN des souvenirs de ses vies antérieures, des perturbations émotionnelles qui nous empêchent d’être pleinement fonctionnels et performants. 

Copyright Carole Bethuel

En 1910, Gabrielle se fait l'incarnation des peurs féminines irrationnelles, celles qui font de son mariage sans amour avec un fabricant de poupées (symbole ultime de l'attitude figée et modérée de son épouse, dont il s'inspire du visage pour modeler ses créations), une barrière pour ne pas succomber sous le poids de son désir, incarné par le romantisme de Louis.
En 2010, les rôles s'inversent, se complexifient encore un peu plus avec un refoulement désormais psychotique (et une mise en images troublante de la toxicité profonde qui la (sous-)culture incel), incarné par une nouvelle forme de Louis, vierge de trente ans et misogyne affirmé, qui cible une Gabrielle wannabe actrice dont les capacités sont bouffées par les fonds vert, comme l'incarnation de l'humiliation quotidienne qu'il pense que les femmes lui font subir.

En 2044, Gabrielle n'incarne ni ne catalyse pas les émotions, elle tente de s'en purifier quand bien même son corps et son esprit sont réticent à cette idée : après avoir goûté aux souvenirs de ses vies antérieures, elle ne veut que renouer avec Louis, fortuitement rencontré dans une boîte de nuit, pour enfin essayer de l'aimer.
Car toute la colonne vertébrale de La Bête réside dans cette volonté de pointer l'incapacité à pouvoir aimer, ce déni croissant et presque obsessionnel des sentiments et donc, un déni de la vie et de ce qui nous fait être humain, rendant ontologiquement toute relation amoureuse impossible, car le sentiment amoureux ne peut naître de la privation.

Copyright Carole Bethuel

Paradoxalement, la privation, l'inhumanité, être réduit à l'état de simple créature, serait donc l'idéal à défendre puisque c'est par ce néant émotionnel que naît le désir contradictoire d'un amour absolu, le vrai moteur de la vie.
Dans toutes les vies de Gabrielle et Louis (un multivers cohérent faits de petits détails, plus suggestifs que vulgairement explicites), les émotion ​​sont le moteur incontournable de leur parcours, et tenter de les annihiler revient tout simplement à annihiler ce qu'ils sont et leurs propres histoires.

Infiniment politique dans sa manière de lier l’anéantissement progressif du soi (de nos émotions comme de nos stimuli de chair et d'esprit) vers une efficacité/productivité sociale, faussement étrange mais réellement inquiétant dans sa manière de sonder la régression de l'humanité, que dans l'incapacité de se retrouver avec et dans l'autre, prise aux pièges de la société et de ses évolutions (la véritable catastrophe redoutée par ses personnages); La Bête, ouvre de multiples réflexions - même cinématographique - sur la représentation, jonglant entre rationnel et irrationnel, rêve et réalité, passé et futur, au sein du cauchemar tentaculaire, dense et généreux.
L'exemple parfait d'un cinéma à la fois audacieux, racé et intelligent, comme on en voit trop rarement.


Jonathan Chevrier
 

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