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[CRITIQUE] : The Survival of Kindness



Réalisateur : Rolf De Heer
Avec : Natasha WanganeenCraig BehennaGary Waddell,...
Distributeur : Nour Films
Budget : -
Genre : Drame.
Nationalité : Australien.
Durée : 1h36min

Synopsis :
Ses tortionnaires l’ont déposée là, dans une cage au milieu du désert. Elle parvient à se libérer et marche au hasard sans pouvoir se fixer. Là où ses pas la mènent, de la nature à la ville, la terre n’est que violence et désolation. À une ère indéterminée qui suggère les derniers feux de l’espèce, les individus ont abandonné le langage et l’humanité. Ils communiquent par borborygmes et réinvestissent les mœurs de l’esclavage, les dominants maltraitant, exterminant les autres.


Critique :


Définitivement pas le dernier (loin de là même) cinéaste pour bousculer son spectateur - parfois jusqu'à l'extrême -, l'insaisissable et mesestimé Rolf de Heer, absent des salles obscures depuis son bouillant Charlie's Country en 2013, puissant et poétique plaidoyer en faveur des aborigènes du nord de l'Australie - porté par feu David Gulpilil -, fait son come-back par la grande porte avec The Survival of Kindness, passé par la dernière Berlinale, et décemment l'un de ses plus beaux et opaques efforts jusqu'à présent.

Copyright Nour Films

Une fable onirique et surréaliste aussi dense qu'enrichissante et exigeante, catapultée au cœur d'une réalité dystopique (à la temporalité volontairement floue) où les persécutions ethniques et raciales, ou la haine viscérale de l'autre, ont mis l'humanité à genoux, comme punie par mère nature pour ses péchés.
Une fable où il n'est pas tant question de bonté/gentillesse comme l'indique le titre, mais bien de brutalité et de violence, la plus abjecte qui soit.

Dans une Australie (le film a également été tourné en Tasmanie) desséchée et austère comme le cœur des hommes, le cinéaste australien s'inscrit dans les pas récents de sa compatriote Jennifer Kent et de son fantastique The Nightingale, en sondant de manière profonde et nuancée la capacité aveugle de l’humanité à faire du mal, tout en célébrant la résilience exceptionnelle de ceux qui y résistent, de ceux qui ne cèdent pas à l'horreur.

Copyright Nour Films

Plus prompt à l'épure que jamais et ce dès son intrigue (une femme - fantastique Mwajemi Hussein - est abandonnée dans une cage par ses bourreaux, au milieu du désert, mais réussit à en sortir avant d'avoir à affronter une nature tout aussi hostile), sensiblement explicite dans les thématiques, de Heer croque une puissance et lancinante allégorie où l'homme, mû par des instincts furieux et primaires, engoncé dans une incommunicabilité qu'il ne cherche même pas à rompre, n'est ni plus ni moins qu'une bête.

À la fois intemporelle et immédiate, brute et sensorielle, portée par un soin - sonore comme visuel - presque obsessionnel, The Survival of Kindness se fait une expérience rare et pleine d'amertume, dépouillée et empathique, dont les images impriment durablement la rétine et la mémoire.


Jonathan Chevrier


Copyright Nour Films

Une femme inconnue est de dos, observe en silence le paysage qui s'étend devant elle, avant de s'effondrer en sanglots et de quitter le cadre pour ne laisser que le désert. C'est à la fois un plan simple mais sensiblement évocateur de ce qu'est le film, de son expérience. Rolf de Heer cherche la plénitude du paysage, tout en ne pouvant qu'être sidéré et impuissant face à ce qu'il renvoie. Qui n'est autre que la vision d'un territoire abandonné et vidé de toute civilisation. Une solitude et une détresse surgissent. L'apocalypse n'est alors pas nécessairement un chaos ou un anéantissement, mais peut très bien s'illustrer par la simple absence. Là où la civilisation n'existe plus, la nature s'impose comme si elle avait tout absorbé. Jusqu'à quelque part reprendre ses droits et sa liberté de mouvement.

Notamment avec les images de ces fourmis sortant des fêlures du sol, se déplacent dans tous les sens dans des gros plans. Avec également le son de leurs pattes en train de fouler le sol. Elles surgissent autour de la cage de BlackWoman, une femme noire enfermée dans une cage en plein désert aride – abandonnée à son sort. Elle est l'une des victimes d'une milice raciste, qui assassine et réduit en esclavage le reste de la population. C'est donc à travers ce personnage mystérieux que le récit va traverser les paysages. Sauf que les chemins parcourus par BlackWoman n'ont pas de but. Elle erre dans la nature, non pas pour découvrir ou aider à comprendre ce qui se passe, mais comme une témoin qui se laisse porter par ce qu'elle trouve sur son chemin.

Copyright Nour Films

Comme Bad Boy Bubby avant elle, BlackWoman sort de sa cage pour (re)découvrir le monde. Cette mini prison embarquée sur une remorque, qui l'écarte complètement du reste du monde. Réussir à ouvrir la cage via un défaut, est une manière de repartir de zéro. Presque une renaissance où chaque mouvement dans le paysage est comme un premier pas vers l'inconnu, vers une aventure indéterminée où tout est à construire pas à pas. Mais quelques instincts de survie ne sont pas oubliés pour autant : se vêtir, se chausser, boire de l'eau, etc. Même si BlackWoman erre dans la nature sans but, il y a une corrélation entre son parcours et ce qu'elle observe (et subit, par extension). Là où le film se dresse comme une fable apocalyptique en faisant de l'absence (voire de la disparition) son moteur, c'est parce que tous les sous-textes possibles à interpréter sont autant d'abstractions que la place de l'humain dans la nature qui s'étend à perte de vue.

Puisque le monde est pluriel, comme la société est composée de multiples préoccupations, The Survival of kindness suggère à la fois le racisme, une pandémie, l'Histoire, l'industrialisation, la perte de communication qui flottent à l'intérieur. Mais tout cela est abstrait et se perd dans l'horizon des paysages du film, car ce sont des interrogations qui naissent d'une incompréhension. Leur présence n'a pas de point de départ concret, il est impossible de savoir quand ça finira, et il serait bien épuisant de chercher à les combattre. C'est donc là, fatalement. Rolf de Heer n'essaie donc pas d'en faire des sujets, mais il ancre ces motifs dans ses paysages car ils font désormais une part intégrante de la carte (dans le sens cartographique).

Copyright Nour Films

Cependant, la seule constante qui échappe à toutes ces interrogations, à tous ces motifs abstraits provoqués par l'humain, n'est autre que le paysage / la nature. C'est ainsi que, dès le début avec les fourmis mais tout au long du film, Rolf de Heer en revient aux nombreux bruits qui composent ces espaces extérieurs (et même espace intérieur, avec toute cette machinerie dans l'usine, contraste étouffant avec la liberté et l'apaisement qu'offre l'extérieur). Errer dans la nature, y faire renaître une vie, amène instinctivement un rapport organique à tout ce qu'elle contient. The Survival of kindness est à la fois sensoriel mais surtout très physique. Parce que, en plus d'être deux abstractions, les sous-textes possibles et la place du paysage travaillent tous deux le corps des personnages.

Il y a évidemment l'épreuve physique du parcours au sein de multiples espaces. Mais il y a également ces corps marqués par la maladie, ou marqués par la torture. Il y a les corps marqués par les conditions de travail. Il y a les corps cachés par un costume et un masque à gaz. Il y a ces traces sur le visage ressemblant à des marques guerrières. Dans ce monde vidé de ses humains – que ce soit de gré, mystérieusement ou de force – l'abstraction du retour à un état physique est un retour à un état primaire pour l'humain. Pas nécessairement à un instinct animal, mais surtout un état vidé de toute chose superflue pour retourner à l'essentiel. Là où le terme « survie » du titre prend son sens, bien que l'ensemble du titre soit ironique. L'objectif n'est donc pas de comprendre quoi que ce soit des événements, mais de les vivre de tout son corps et de toute son innocence.

Copyright Nour Films

Rolf de Heer met très subtilement en parallèle la circulation d'une épidémie et le racisme, comme deux virus qui renverse l'existence de plusieurs âmes. A travers la physicalité et le fait d'être rendu à errer dans la nature, The Survival of kindness suggère le mal que produit l'être humain. Il est ainsi logique et très fort que toute cette nature reprenne ses droits et occupe autant l'espace de chaque cadre. Parce qu'il ne s'agit de rien d'autre que l'impuissance de l'humain face à l'immensité impénétrable du paysage (et même de tout être vivant, s'il faut prendre en considération les fourmis au début du film). Il s'agit d'être de passage. Dès lors, une question se pose : est-ce que la réalité a dépassé l'être humain ? Jamais pessimiste, le film est avant tout une fable qui cherche à quel(s) endroit(s) il est possible de (re)placer du cœur, de la sensibilité, de l'innocence.

Toutefois, cette recherche nécessite de réussir à appréhender chaque paysage et territoire (Rolf de Heer a tourné à la fois en Tasmanie et dans le sud de l'Australie). Le parcours de BlackWoman se développe comme une série de fragments qui tentent de se reconstituer ensemble. Cette décomposition spatiale est comme tout droit sortie d'un mirage. Parce que le paysage austère n'a rien à offrir à ces personnages, la protagoniste et l'impossibilité à communiquer qui l'entoure sont désormais face à un paysage transformé. Cependant, même s'il est gangréné par la violence et l'incompréhension, il y a toujours cette ouverture. Celle qui permet de renouveler l'espace du cadre, de continuer son chemin vers un ailleurs, vers d'autres lieux. Comme si The survival of kindness était un film de résistance et de résilience, face à cette réalité qui dépasse l'être humain.

Copyright Nour Films

Il y a même quelque chose de surréaliste. Déjà par l'ambiguïté de sa temporalité et de ses repères spatiaux (d'où la fragmentation abstraite), mais aussi par cette errance dont les mouvements au sein de l'immensité sont d'une insouciance presque rêveuse, puis par ce rapport contrasté entre le grand et le minuscule. Dans l'épure vers laquelle il se dirige ici, Rolf de Heer propose un conte sensoriel qui ressemblerait à une légende que pourrait raconter un chef de tribu aux membres les plus jeunes de sa communauté. La fragmentation cherchant à (re)créer des liens, n'est autre que l'écho d'un monde si dense et diversifié, mais pourtant qui n'arrive plus à se connecter comme un tout. Alors il faut s'en remettre à la beauté transcendante du paysage, à sa capacité à ne jamais décevoir mais plutôt à toujours créer un horizon. Parce qu'il fallait résumer The Survival of kindness, c'est le refus se mêler à cette horreur qui circule, et se laisser porter par les insaisissables lignes de fuite.


Teddy Devisme