[CRITIQUE/RESSORTIE] : Rétrospective Dario Argento - Les six visages de la peur
Rétrospective Dario Argento - Les six visages de la peur : L'Oiseau au plumage de cristal (1970), Le Chat à neuf queues (1971), Les Frissons de l'angoisse (1975), Ténèbres (1982), Phenomena (1985) et Opera (1987).
Un véritable artiste qui n'a jamais eu peur de voguer vers l'inconnu et l'expérimentation la plus totale, de déformer les lignes ténues entre la réalité et le surnaturel, le réel et l'irréel, pour renouveler aussi bien le carcan limité du thriller, lui qui s'est brutalement emparé des instincts cinématographiques primaires de Mario Bava (Six femmes pour l'assassin et La fille qui en savait trop ont clairement influencés son cinéma), qu'une filmographie in fine tout aussi bornée.
Capable du meilleur comme du pire, et clairement ce second versant depuis deux bonnes décennies maintenant (son dernier bijou est et restera Le Syndrome de Stendhal), il est pourtant indéniable que le bonhomme nous ait offert plus d'un chef-d'œuvre indiscutable, pas toujours à l'épreuve du temps certes, pour quelques spectateurs absurdement exigeants (pour être poli), mais fascinant dans la manière dont nombreux de ses cauchemars ont convoqués frontalement nos peurs pour mieux les détourner, les décortiquer où même parfois, les intensifier.
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Un pur cinéma d'adrénaline, à la fois explosif et choquant dans son étalage de violence, qui n'a que pour seul d'asphyxié son auditoire, pour mieux le " divertir ".
Toujours en marge de la norme le cinéma d'Argento trouve ses respirations dans des recoins étranges et pénétrants (jamais nous sommes préparé aux séquences les plus légères, comme aux éruptions de violence d'ailleurs), comme s'il incarnait un enchaînement de véritables roller-coasters, de trains fantômes (parfois kitschs et ridicules, mais c'est le jeu) où chaque visionnage n'est qu'une suite continue de secousses émotionnelles, jonglant avec plus où moins de finesse, sur le fil effiloché de l'instabilité.
Un faiseur de rêves (enfin, de cauchemars) qui a toujours laissé libre cours à toutes ses pulsions instinctives, traduisant par les images, le tumulte halluciné, furieux et paranoïaque de son propre esprit, composant des valses macabres en hommage à la puissance destructrice du Dieu cinéma.
Belle nouvelle donc, de pouvoir revoir quelques-uns de ses plus beaux travaux dans des conditions optimales : en salles, et en version restaurée 4K.
Merci Les Films du Camélia donc, pour avoir dégainer simultanément L'Oiseau au plumage de cristal, Le Chat à neuf queues, Les Frissons de l'angoisse, Phenomena, Ténèbres et Opera, où comment passé un été au frais de la plus belle des manières.
L'Oiseau au plumage de cristal (1970)
Comme bon nombres des films de Dario Argento, L'Oiseau au plumage de cristal (adaptation officieuse du roman The Screaming mimi de Fredric Brown) se fait une aventure du regard (où le son est parfois brutalement ôté), une exploration du pouvoir de la vision et de sa torsion, de cet œil qui tue (le cinéaste, le tueur) face à celui qui regarde impuissant (le spectateur, le héros).
La première scène matricielle de son cinema est justement une affaire de regard, au coeur d'une galerie d'art, à travers une fenêtre par laquelle le protagoniste, Sam Dalmas, assiste à une tentative de meurtre, parmi les grandes et inquiétantes sculptures exposées (la mise à mort pour le cinéaste, est devenue par la suite une forme d'art à part entière dans une galerie - filmographie - d'images macabres et sordides gravées sur la pellicule), précédée par deux prologues qui présenteront chacun des deux personnages.
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Tout le cinéma d'Argento (et par extension, tous les codes qui définiront le giallo) est présent dans ce premier effort (au titre citant directement Hitchcock), cette ouverture vers la folie anarchique de l'homme, presque surréaliste, où sa violence est presque une attaque cinématographique - par la caméra, les lumières perçantes, les coupes saignantes du montage -, qui veut dépasser les limites du quatrième mur, frapper le spectateur et lui montrer que la réalité est, peut-être encore plus encore, un put*** de cauchemar faite de frustration, de haine et de sang.
Une toile où les mécanismes " Argentesques " du giallo vont se perfectionner (cette manière, déjà, de railler les procédés d'induction et de déduction chers au polar, au profit d'intuition plus naturelles), de film en film, à tel point qu'il est difficile de ne pas voir un parallèle entre celui-ci et Ténèbres (qui ont pour protagonistes deux écrivains américains enquêtant sur une série de meurtres en Italie), peut-être son meilleur effort du genre... après L'Oiseau au plumage de cristal.
Le Chat à neuf queues (1971)
À la différence des autres titres de cette trilogie (où quadrilogie, dans un sens), le chat du dit titre est bel et bien un objet, bien réel (un fouet classique utilisé depuis l'Antiquité, un vrai instrument de pouvoir, autant pour flageller que pour provoquer du plaisir lubrique - chacun ses kiffes, pas de jugement) quand bien même il a une existence ici plus métaphorique que physique, lui qui se fait finalement l'expression autant d'une domination voulue et imposée, que celle des possibilités multiples quant à la résolution de l'enquête menée par deux journalistes, voulant percer le mystère dense et sanglant derrière une série de meurtres.
Cocktail hybride et classique entre le whodunit/thriller Hitchcokien (au final interminable) et le giallo (où chaque apparition du tueur est un délire perturbant), Le Chat à neuf queues s'avère divertissant même s'il est résolument plus sage que son aîné, la faute à sa nature ambivalente et un rythme (comme l'écriture) trop décousue pour son bien.
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Puzzle résolument moins complexe donc que d'autres de ses efforts (peut-être parce qu'il n'est, au départ, un film de commande, et cela se ressent également dans son esthétique, résolument moins fantasque), bien qu'il explore lui aussi avec férocité, l'obscurité de la nuit et de l'âme humaine, le film n'en reste pas moins fascinant dans sa manière cynique de jouer avec les sens de ses personnages et de son spectateur, de jouer sur les nuances du regard et du contraste entre voyants et aveugles, obsession phare du giallo : l'œil qui voit - et tue - (l'assassin, qui assouvit ses pulsions) contre celui qui ne voit plus (l'ancien journaliste), celui qui est, métaphoriquement, dans l'obscurité (le tueur et sa fureur bestiale) et celui qui est, physiquement, dans l'obscurité (le journaliste qui veut faire la " lumière " sur ses meurtres).
Les Frissons de l'angoisse (1975)
Presque un nouveau départ dans la carrière du cinéaste (un quatrième long-métrage qui faisait directement suite à sa " trilogie animale ", et qui était un temps titré Le Tigre aux dents de sabre), lui qui abandonne Morricone pour le groupe Goblin et s'amourache de la comédienne et scénariste Daria Nicolodi (qui deviendra sa femme, et la mère d'Asia), tout autant qu'il se dirige vers une horreur plus graphique, engorgée d'un rouge épais et envoûtant, narrant la quête elliptique de vérité d'un homme, Marcus Daly, lancé à la recherche d'un assassin insaisissable.
Plus qu'un déstabilisant cauchemar qui pousse son auditoire à fermer les yeux, le film se fait un inaccessible et envoûtant voyage vers une voie - volontairement - sans issue, vissé aux basques d'un meurtrier brutal qui enchaîne les victimes tout en ayant, constamment, une longueur d'avance sur tout le monde.
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Tout n'est ici qu'un vertige halluciné et hallucinant, un mouvement pensé et orchestré de dispersion du sens et de la logique, qui s'enchaîne de manière fluide (quel montage, à la fois harmonique et sec comme un coup de lame, qui épouse ma structure sonore complexe et granuleuse de la bande originale de Goblin) dans le seul but de créer une atmosphère perturbante, ambiguë, une hypnose collective qui appuie franchement sur l'accélérateur pour mieux subitement ralentir, repart en ronronnant pour mieux exploser face caméra.
Argento intime à son auditoire de plonger sans réserve dans le noir et à épouser la moindre courbe de cette poésie du crime langoureuse et troublante, vrai film somme (surtout esthétique) avant qu'il ne glisse lui-même, un peu plus franchement vers le surnaturel.
Ténèbres (1982)
Merveilleusement autoréflexif, méta-narratif et cathartique, Ténèbres est sans doute l'une des œuvres les plus denses du maître du jaune, mais avant tout et surtout son œuvre la plus sanglante (13 meurtres, rien que ça) et personnelle, pas uniquement basée sur son expérience personnelle (le harcèlement d'un fan maniaque), mais bien parce qu'il peut se voir comme une réponse cynique (rédemptrice ?) et envers les détracteurs de son cinéma (qu'ils ont longtemps considéré comme misogyne).
Ce qui, clairement, explique son déchaînement de violence, sa manière presque cathartique de déchaîner toute sa créativité dans des mises à mort qui se succèdent à un rythme cadencé et soutenu, continuellement vissé sur le désir coupable d'assouvir le penchant voyeuriste de son auditoire (mais étrangement expurgé de tout élan gothique).
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Liant continuellement septième art et littérature (le roman de Peter Neal est la source d'inspiration et le même, déclencheur des meurtres), à une heure même où le cinéma italien agonisait (abandonné par les institutions nationales lui préférant le tout aussi prolifique petit écran), tout comme le giallo, Argento expérimente, revient aux fondamentaux et arpente fièrement un terrain qu'il connaît sur le bout de la pellicule, tellement que rarement la thématique du double n'a été aussi prégnante dans son cinéma (deux meurtriers, opposition entre le vrai et le faux, Argento et son pendant cinématographique - le tueur à l'écran, le rapport entre le spectateur et ce qu'il voit).
Embaumé dans une esthétique et une lumière citant directement le Possession d'Andrzej Zulawski (superbe photographie de Luciano Tovoli), sublimant les rues d'une Rome désertique mais dangereuse, Ténèbres est un diamant noir brutal, gore et électrisant, du cinéma fétichiste et orgasmique, tranchant comme une lame de rasoir.
Phenomena (1985)
Tout môme savamment biberonné au cinéma béni des 80s, a eu un crush plus où moins prononcé (et qui ne sait absolument pas éteint avec les années) pour la merveilleuse Jennifer Connelly, découverte à la fois dans le (très) chouette - et pleinement dans son jus 80s - Labyrinth de Jim Henson, mais aussi et surtout dans le plus " interdit " Phenomena du grand Dario, sorte de fusion passionnée (et donc sujette aux maladresses) entre le giallo qui lui est si cher, le coming of age movie et le fantastique baroque (avec la putréfaction comme le symbole d'une peur universelle) voire même " King-esque " (à une heure où le bonhomme était omniprésent dans le territoire horrifique, dans la littérature évidemment, mais surtout au cinéma avec des adaptations et des influences plus où moins affirmées), jusque dans sa B.O. rock; où il catapulte la jeune comédienne dans un pensionnat de jeunes filles d'une Suisse profondément étrange et inquiétante qu'anxiogène.
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Volontairement plus folklorique que son Suspiria, voire même volontairement grotesque (fruit d'une direction d'acteurs parfois hésitante, mais aussi d'une écriture à la rigueur relative), le film n'en est pas moins un douloureux et malaisant récit de passage à la vie adulte, un conte d'initiation/émancipation sordide et puissante à la fois, à la conscience de son propre pouvoir (ici psychologique, télépathique et sexuel) face à une présence adulte violente (avant tout par son absence), sous couvert d'un bain de sang bestial (giallo qu'on vous dit).
Un conte où une Alice pure et innocente aux pays des horreurs, se fait une majesté des mouches et opère une communion avec une nature à la fois enchantée et repoussante, sous une nuit bleutée et ensanglantée.
Sublimé par un climax dantesque (le meilleur de sa filmographie ?), Phenomena est une œuvre mélancolique et désenchantée, rédemptrice presque pour Argento (qui y exprime, à travers le père fantomatique et absent de Jennifer, sa propre absence auprès de ses filles), dont on a tous, par amour - du film et de Connelly - poncé la VHS sans doute plus que de raison.
Opéra (1987)
Sans doute - assurément même - l'entrée la plus faible de cette rétrospective, bien qu'elle soit, au jeu des comparaisons un brin démago, infiniment plus défendable et captivante que la flopée de bandes indignes ayant émaillés la seconde moitié de carrière de l'orfèvre italien.
Seconde moitié dont on retiendra Le Syndrome de Stendhal comme dit plus haut, où il s'autorisera tous les excès, même les plus déviants (surtout envers sa propre fille, Asia), tout en laissant s'exprimer son inventivité (encore débridée) sous les sonorités envoûtantes de Morricone, voire même un Trauma plutôt chouette à la revoyure (oui).
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Aux antipodes d'une envolée baroque à la Phenomena où Suspiria, Opera, qui se revendique aussi bien giallo savoureusement sanglant et amer dans sa forme (au pitch savamment épuré : une soprano aux prises avec un mystérieux tueur... voilà), thriller psychologique racé et véritable opéra-rock délirant d'un point de vue sonore (où comment faire se percuter La Traviata de Maria Callas avec du heavy metal et un score tripant de Brian Eno, le tout sans que cela ne perturbe en rien notre séance), fait montre d'un réalisme brut de décoffrage dans sa mise en scène (trop) foisonnante, et d'une violence visuelle qui l'est tout autant (la première fois qu'il filme une mort par arme à feu).
Peut-être une révérence encore plus affirmée à Hitchcock que L'Oiseau au plumage de cristal, flirtant dangereusement - voire amoureusement - avec le Z (ses twists improbables, ce jeu furieusement approximatif de la distribution principale, ce final grotesque,...), la péloche se fait un poème foutraque et fétichiste au voyeurisme excessivement complice, une symphonie mineure et pourtant, avec la patine nostalgique du passé, si jouissive à re-découvrir...
Jonathan Chevrier