[ENTRETIEN] : Entretien avec Benoît Mariage (Habib, la grande aventure)
Copyright 2022 - Daylight Films - Formosa Productions - Cab Productions - Polaris Film Production - RTBF (Télévision belge) // Photo Isa DESPONTIN |
Il est ironique de devoir courir d'une répétition de théâtre pour aller interviewer Benoît Mariage étant donné que son dernier long-métrage, Habib, La grande aventure, célèbre le statut d'acteur, et ce même dans son aspect le plus ingrat. C'est après ce qu'il a déclaré, lors d'une séance de questions-réponses, être la dernière séance de sa tournée que l'on rencontre le réalisateur, aussi affable que passionné. Attention, cet entretien révèle quelques points du film.
C'est un débat éternel je pense mais je dirais qu'il y a une connexion qui se crée avec l'observation de la vie. Je pense que c'est une passion de l'observation qui fait que les idées émergent et je crois qu'il y a une rencontre entre celles-ci et un sentiment intérieur, une résonnance entre quelque chose d'intime et quelque chose qui est observé à l'extérieur. - Benoît Mariage
Quelle était l'idée de départ avec le film ?
Benoît Mariage : Cela vient de plusieurs choses. Il y a d'abord une anecdote très concrète : j'ai travaillé dans un atelier avec des jeunes dans une maison des jeunes dans la banlieue de Namur, notamment avec un jeune gars appelé Bilal issu de l'immigration et qui avait 15 ans. On a fait deux films ensemble et je m'entendais bien avec ce petit gamin. 4 ans plus tard, je perds sa trace et je vais au cinéma voir avec ma femme Le tout nouveau testament de Jaco Van Dormael. Là, il y a Catherine Deneuve qui alpague un jeune gars dans la rue, un genre de petit gigolo, et elle fait l'amour avec. C'était Bilal que j'avais connu 4 ans plus tôt dans cet atelier. J'appelle Bilal et je lui dis « C'est incroyable ce qui t'est arrivé en 4 ans, quelle ascension fulgurante ! Tes parents doivent être super fiers ! ». Il m'a dit : « N'en parle pas, j'ai occulté ce que je faisais à mon père et quand il a insisté, je lui ai juste dit : 'Papa, j'allais juste aider une vieille dame faire ses courses chez Delhaize.' ».
Le film dégage une célébration du métier d'acteur, même dans l'ingratitude de son boulot. Est-ce que c'était quelque chose d'important pour vous à aborder ?
Oui, à partir du moment où le protagoniste de l'anecdote était un jeune comédien, il fallait que je conserve cette caractéristique là mais aussi l'investir d'une vraie audace. Interpréter Saint François D'assisses, c'était là que ça devenait intéressant, c'est-à-dire qu'on mettait le comédien dans une aspiration profonde à jouer quelqu'un, à essayer de le ressentir de l'intérieur. Mais alors le problème, quand on joue une icône de la sainteté chrétienne, c'est qu'il se dit « Mais attends, je n'ai pas la foi. Comment jouer la foi quand on ne la ressent pas de l'intérieur ? » et je trouvais la question assez pertinente et assez belle. Donc comme lui n'a pas de réponse à cette question, il part en repérage dans un monastère pour essayer de trouver cette réponse car il a tellement envie de bien faire. Je pense que les gens comme Habib, qui sont investis d'une certaine honte, sont des gens très perfectionnistes car la honte n'est pas étrangère au perfectionnisme, que du contraire. Je pense que, quand on a une part honteuse en soi, on essaie d'en faire plus encore pour ne pas se sentir illégitime. Et c'est en ça que je présente en début de film un Habib presque ridiculement rigoureux, ridiculement perfectionniste. Quand il dit « C'est quoi cet oiseau ? », je me moque un peu de lui. Mais je pense que le perfectionnisme est une traduction de la honte.
C'est intéressant que vous parliez de ça car l'un de mes plans préférés est lorsqu'il y a cette lumière auréolée sur le portrait de Saint François D'Assises et que l'on voit ensuite qu'elle est produite par le téléphone d'Habib. Je trouve que c'est une manière de rendre poétique l'absurde de notre quotidien, ce qui appuie tout le sentiment du film. Comment avez-vous travaillé cela dans votre réalisation ?
Alors là, c'est une question compliquée. Je ne me pose jamais la question de comment arrivent ces idées. C'est un débat éternel je pense mais je dirais qu'il y a une connexion qui se crée avec l'observation de la vie. Je pense que c'est une passion de l'observation qui fait que les idées émergent et je crois qu'il y a une rencontre entre celles-ci et un sentiment intérieur, une résonnance entre quelque chose d'intime et quelque chose qui est observé à l'extérieur. Là, il y a cette résonnance qui crée l'image et l'attraction à cette image.
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En parlant d'intimité, on sent que vous avez mis beaucoup dans ce rapport familial. Vous parliez lors du Q&A de votre rapport à votre père. Comment avez-vous travaillé ces non-dits et regrets par rapport à la structure familiale ?
Là encore, c'est... comment vous dire... Tous mes films lient la question de la paternité en fait car c'est une question qui me touche très fort. Je pense qu'un créateur ne fait que répéter sous des formes différentes une obsession presque unique. Moi, le lien père-fils, c'est quelque chose qui tient peut-être de l'ordre de la blessure. Donc, il y a une envie perpétuelle de recréer, une recréation de quelque chose qui a manqué et c'est peut-être ça la légitimation de mon travail. C'est la recréation d'un lien dysfonctionnel, d'un lien perdu ou qui ne s'est pas tout à fait fait comme on l'aurait peut-être souhaité. Donc forcément, pour moi, c'est assez facile de travailler autour de ça car ça fait partie de mon identité.
On renvoie constamment Habib à son statut de belgo-marocain. À quel point était-ce important pour vous de capter ces regards extérieurs qui le renferment à ses origines ?
Ce que je trouvais intéressant c'est que, là où il pensait avoir trouvé sa voie en incarnant François d'Assises, c'était une audace de réalisateur qui avait cru en son talent. Après, il s'aperçoit qu'il est l'objet d'une forme d'instrumentalisation puisque le mec fait ça seulement pour être un peu moderne. Là où croit être reconnu, il ne l'est pas et c'est d'une grande violence pour lui. Ce qui m'a plu, c'est qu'il a toujours ce tiraillement perpétuel entre son milieu où il n'est jamais reconnu à sa juste valeur, il devient l'icône de sa communauté quand il joue un rôle ridicule dont il n'ose pas parler. Être gigolo, ce n'est pas très reluisant. Là paradoxalement, il devient l'icône de sa communauté alors qu'il ne se sent pas très heureux de faire ça. Ça m'a amusé car j'ai trouvé qu'il y avait une dimension dramatique assez intéressante parce que dans la vie, on peut être reconnu pour des choses pour lesquelles on n'est pas fier, ce qui accentue ce sentiment de malaise mais aussi celui bizarre d'illégitimité.
Comment était monté le projet par rapport à Catherine Deneuve ? Est-ce que sa présence, assez courte, était déjà écrite dans le premier jet du scénario ?
Elle faisait partie de l'anecdote originale dont je vous ai parlé qui a allumé la flamme originale de mon écriture. Donc il était logique qu'elle soit présente dans l'écriture et fasse partie de ce projet. Après, on a oublié de lui demander en amont donc on a passé beaucoup de temps à écrire le film sans savoir si cela allait pouvoir se faire. Et puis, au bout du compte, on a vraiment eu la chance qu'elle accepte car je crois qu'elle a beaucoup aimé le scénario. Mais si elle avait refusé, je ne serais sans doute pas là, assis en face de vous pour en parler.
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Il y a eu beaucoup de premiers longs-métrages de fiction belges cette année comme Temps mort, Tengo sueños eléctricos, Le paradis, Dalva, ... Quel regard portez-vous sur cette nouvelle génération de réalisateurs et réalisatrices talentueux ?
C'est formidable. Nous, on fait déjà partie de l'ancienne génération, mais quand j'ai été étudiant à l'INSAS, on n'avait qu'André Delvaux. On n'avait pratiquement qu'un modèle. Puis, en 1992, on a eu Jaco Van Dormael avec Toto le héros, puis C'est arrivé près de chez vous, puis une génération avec Bouli, moi, d'autres. Maintenant, il y a la génération de ceux que j'appelle mes élèves car j'enseigne depuis longtemps à l'IAD, dont Emmanuelle Nicot qui a fait Dalva, Emmanuelle Marre, Joachim (Lafosse) que j'ai déjà eu comme élève mais lui, c'est encore une génération au-dessus. C'est formidable car ils prennent en main un point de vue nouveau qui correspond à leurs ressentis par rapport au monde dans lequel ils vivent. Nous, on est un peu issus d'un patriarcat, on est les héritiers des golden 60's. Je pense qu'on n'a pas été confrontés à des choses auxquelles ils sont confrontés maintenant et dont ils parlent avec beaucoup de brio et de talent.
Vous disiez ici que Charleroi marquait la fin de la tournée du film. Quel regard portez-vous alors sur le voyage qu'a connu votre long-métrage ?
Ben, c'est long ! On l'a tourné en 2020. Là, on l'expose comme si cela faisait 3 ans qu'on était à la maternité avant de rencontrer le bébé mais ça fait partie de la vie. Je pense que le cinéma, avec ses lenteurs, avec ses reports, avec ce besoin de trouver de l'argent, fait qu'on a beaucoup de temps pour s'ennuyer et que l'ennui est la seule préparation intéressante à l'émerveillement. Quelque part, on a ce luxe. Après, il faut continuer à faire bouillir la marmite mais, si on peut le faire comme moi avec l'enseignement, c'est parfait. Je pense qu'il faut s'ennuyer, réfléchir, contempler le monde qui est tout autour de nous pour régénérer une idée. Je suis un peu lémurien mais c'est mon rapport au monde. Donc, ce temps long, cette sortie longue, ça fait partie du métier et je l'accepte. On reste privilégiés à faire ce métier.
Propos recueillis par Liam Debruel.
Merci à Marie-France Dupagne pour l'entretien et au Quai 10 de l'avoir accueilli.