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[ENTRETIEN] : Entretien avec Jean-Paul Salomé (La Syndicaliste)

Jean-Paul Salomé - ©AFP - Loic Venance / © 2022 Guy Ferrandis - Le Bureau Films

À l'occasion de la sortie de La Syndicaliste le 8 mars en Belgique - le 1er mars par chez nous -, nous avons eu la chance de rencontrer son réalisateur, Jean-Paul Salomé, pour un entretien. Dans le calme somptueux de l'hôtel Manos Premier, l'interview s'est faite franche, dans la même veine que ce long-métrage retraçant la glaçante affaire Maureen Kearney, lanceuse d'alerte agressée qui se verra accusée de mensonges par le système judiciaire.


Ce qui m'a intéressé, c'est le parcours de cette femme, ce qu'elle a vécu, ce qu'elle a enduré, ... C'est l'injustice dont elle a été victime, puis le fait que son histoire soit assez méconnue...


Qu'est-ce qui vous a intéressé dans l'histoire de Maureen Kearney ?

Ce qui m'a intéressé, c'est le parcours de cette femme, ce qu'elle a vécu, ce qu'elle a enduré, ... C'est l'injustice dont elle a été victime, puis le fait que son histoire soit assez méconnue. C'était la combinaison de tous ces facteurs où je me suis dit : « Moi cinéaste, si je peux faire quelque chose, c'est essayer d'en faire un film pour faire connaître cette histoire au plus grand nombre ». C'est ça qui m'a guidé.


J'avoue que je ne connaissais pas cette histoire avant de voir votre film.

Mais vous n'êtes pas le seul. Quand on a fait des avant-premières, on demandait tous les soirs dans des salles de 250 personnes environ qui connaissait l'histoire. Il y avait 5 mains qui se levaient, pas plus.


De quoi avez-vous discuté avec Maureen Kearney pour la préparation du film ?

Je l'ai rencontrée car il me paraissait indispensable de la voir et d'avoir son assentiment pour faire le film. Je voulais qu'elle comprenne aussi que j'allais faire un film de fiction, que j'allais devoir prendre quelques libertés avec ce qu'il s'est réellement passé pour faire un film de deux heures, qui intéresse le spectateur, dans le cadre d'un thriller et de créer des questions, du « suspense » - même si ce terme n'est peut-être pas très bien choisi dans ce cas-là -, créer une tension en tout cas, susciter l'intérêt des spectateurs, leur émotion, ... C'est toutes ces choses-là qui, à partir de cette histoire vraie, nous ont par moments contraints à fictionnaliser les choses. Je ne dirais pas tant que ça non plus mais voilà. Je voulais qu'elle comprenne bien ça En même temps, elle a été extrêmement ouverte, extrêmement respectueuse de notre travail. Elle n'a pas du tout été interventionniste. Elle nous a fait confiance.


Copyright 2022 Guy Ferrandis - Le Bureau Films

Je trouvais justement intéressant par rapport à la scène de l'agression, nous ne sommes jamais dans le voyeurisme : on approche au fur et à mesure, on n'a jamais la scène visuellement. Était-ce important pour vous d'esquiver cela?

Oui car je trouvais que cela n'amenait rien. En plus, on a voulu que la scène ne soit visible qu'à la fin. C'est toujours plus choquant pour un spectateur. Le hors-champ reste quelque chose d'important dans le cinéma. Entendre parler de quelque chose qu'on ne voit pas, c'est plus intriguant. D'autant que là, il y avait quand même une notion de doute sur sa culpabilité. Il fallait créer ça. Le fait de différer le moment de l'agression, ça nous permettait aussi de travailler, de matérialiser cet éventuel doute sur ce personnage, sa culpabilité ou du moins son affabulation. Donc oui, tout ça, ce sont des options de cinéma que l'on prend pour traiter de cette histoire. Après, montrer les choses, montrer les détails, ... Non. Je trouve que des fois, l'imaginaire est plus fort et que de voir le début d'un geste sans en voir la fin, de voir que l'on prend un couteau et après on imagine très bien ce qu'il se passe car on est sur le visage de la victime ou sur son œil, on comprend tout à fait ce qu'il se passe, on n'a pas à le montrer. D'ailleurs, même des gens ont l'impression qu'on l'a montré. Des spectateurs m'ont dit « Mais c'est horrible cette scène quand on voit le couteau » mais on ne le voit pas ! Je leur ai dit « Mais je suis désolé, vous avez dû vous le projeter dans votre tête. L'image n'existe pas, je ne l'ai jamais filmée, je ne l'ai jamais montée dans le film, donc c'est vous qui avez imaginé ça ». Et tant mieux quelque part, comme quoi ça marche, mais on n'a pas besoin de montrer, ou alors montrer autre chose qui fait comprendre ce que veut montrer la caméra.


Il y a un plan que je trouve intéressant dans le film, où Maureen est dédoublée par un miroir. Je trouve que cela participe au ton du film, cette image de la femme victime et celle de la femme sur laquelle on projette de la culpabilité.

Il y avait ce décor. Ce miroir était là, ce n'était pas un miroir qu'on a fait poser pour arriver à ça. C'est en voyant le décor et Isabelle dans la scène que j'ai vu qu'il y avait son reflet. J'ai dit à Julien Hirsch, le chef opérateur, « écoute, il faut qu'on filme ça ». On est en train de parler d'une femme à deux visages, une femme dont on se demande si elle est victime ou coupable ou les deux. Je me suis dit que c'était important d'avoir au moins l'image de ce corps en double une fois dans le film. Donc on l'a filmé.


En parlant de cet aspect double, je trouve que cela se retrouve beaucoup dans le jeu d'Isabelle Huppert. Il y a quelque chose d’un peu trouble et empathique à la fois. Comment avez-vous travaillé cela avec elle ?

Le côté trouble, elle l'a. Ce côté trouble, c'est son personnage, c'est son passé cinématographique, c'est le poids de tous les rôles d'avant qui fait qu'aujourd'hui, le spectateur sait qu'elle a ce trouble en elle et que ce personnage peut l'avoir. Par contre, c'est une discussion qu'on avait souvent où l'on se disait – car Isabelle est très intelligente -, on savait qu'il y avait cette situation qui pouvait avoir des réminiscences avec le film de Verhoeven, Elle, parce qu'il y a un viol, même si ça n'a rien à voir car il y a d'autres films aussi où elle a été agressée sexuellement et on ne dit pas « C'est Elle ». Mais, ce que je voulais, c'est que l'ambiguïté de sa réaction n'ouvrait pas les mêmes champs que sur Elle. L'ambigüité de sa réaction, elle est analysée par les hommes mais elle n'a pas de réaction spécialement ambigüe après son agression. Elle ne nie pas l'agression, elle soutient qu'elle a été agressée. Mais par contre, il y avait aussi une dimension que je voulais qu'elle ait là et qu'elle n'avait pas du tout selon moi en tant que spectateur dans le film de Verhoeven, c'est une notion de fragilité, de vulnérabilité. Moi, je ne le ressens pas dans Elle, où il y a quelque chose de beaucoup plus froid, beaucoup plus glacé et d'inquiétant sur cette obstination à ne pas se plaindre, à carrément refuser de dire qu'elle a été violée ou en tout cas le dire comme si elle s'était cognée chez elle dans un coin de table, comme un accident domestique. C'était la vision de Verhoeven mais ce n'était pas la mienne. Moi, c'est quand même une femme qui est meurtrie dans sa chair, qui l'avoue, qui le dit et qui est détruite par ça. Et cette notion de fragilité et de vulnérabilité, c'était aussi l'essence de La Syndicaliste alors qu'au début, certes, elle a ce personnage assez dur, assez vindicatif, battante, syndicaliste qui monte au créneau, de fonceuse et de lutteuse. Ce personnage va se détruire et s'autodétruire après son agression, ce qui n'était pas le cas dans le film de Verhoeven.


Copyright 2022 Guy Ferrandis - Le Bureau Films

C'est intéressant la façon dont vous parlez de vulnérabilité car je trouve qu'il y a quelque chose d'assez scindé dans le reste du casting. Dans sa cellule familiale, le jeu est plus proche, plus empathique, alors qu'il est plus froid dans le côté professionnel, comme pour le personnage d'Yvan Attal. Comment avez-vous fait pour faire travailler ces nombreux acteurs connus, comme également Marina Foïs, et réussir à les faire s'effacer totalement ?

Ça, c'est un casting réussi on va dire (sourire). C'était Claude Chabrol qui disait : « Prenez le bon comédien et 50 pourcents du boulot est fait. » Mais ces différences-là, je les ai ressenties car, lorsque j'ai rencontré Maureen Kearney, son mari et sa fille, j'ai senti que la cellule familiale avait été très forte, que cette affaire a dû être extrêmement douloureuse évidemment pour eux, à la vivre intérieurement, et qu'en même temps, ce n'est pas leur monde. C'est-à-dire que Maureen Kearney avait deux pôles : elle avait son job, où elle fréquentait tous ces gens-là, et on dirait des industriels, des ministres, des gens au sang-froid, assez glaçants, et de l'autre, il y a des gens, je dirais, de rapport plus simples, plus chaleureux, qui étaient son milieu familial, ses amis. Donc je voulais montrer cette différence et qu'elle naviguait de l'un à l'autre. Du coup, j'ai pris les comédiens en équation avec ces univers-là. Marina, je savais qu'elle saurait donner ce côté froid et en même temps de femme de tête, etc. Yvan aussi. Je savais que Grégory Gadebois, forcément, de par son jeu, de par son physique, de par ce qu'il véhicule, amenait une notion d'humanité, de jovialité, de terrien qui tranchait avec les autres univers. Donc oui, c'est vraiment du casting, prendre une palette et amener des couleurs différentes. J'ai fait aussi attention de prendre des comédiens qui n'ont jamais tourné avec Isabelle Huppert. Marina avait tourné une fois mais pour une scène je crois, c'est la seule. Les autres, personne n'avait jamais tourné avec Isabelle. Je voulais quelque chose de neuf, qu'Isabelle soit confrontée à des acteurs avec qui elle n'avait jamais tourné, et je trouvais ça important en ressenti.


Il y a peu de temps, on a eu « Enquête sur un scandale d'état » et « Goliath » puis maintenant votre film. Il semble qu'on peut voir une résurgence d'une veine d'un cinéma politiquement à charge concernant ce genre d'affaires. Qu'est-ce que vous en pensez personnellement ?

Je trouve que c'est très bien car la France a été assez frileuse de ce point de vue-là. Il y a eu la grande époque de Costa-Gavras, d'Yves Boisset et d'autres qui étaient les fers de lance d'un cinéma assez engagé et qui n'avaient pas peur de se coltiner la vérité sur des scandales politiques et financiers dans les années 70, 80. Après, cette veine s'est tarie car je pense que le cinéma français est devenu un peu plus frileux, que les financements sont plus compliqués à trouver, que les financiers ont plus la trouille devant ce type de sujets. Mais je trouve ça formidable que des cinéastes, des réalisateurs aient envie de se coltiner ça et y reviennent. Les cinéastes et les films dont vous parlez, j'y ajouterais aussi le film de François Ozon, Grâce à Dieu, qui traitait d'une actualité récente et dérangeante. C'est bien et c'est important. Quand on accuse trop souvent le cinéma français d'être nombriliste, petit bourgeois, qui ne traite que de problèmes sentimentaux de quadragénaires ou de jeunes du sixième arrondissement, c'est la preuve que non. Après, il n'y en a pas 40 non plus, mais peut-être que ça donne une idée, que ça revient et que c'est important aussi que ces films-là soient des succès, d'abord pour ce qu'ils racontent et montrent ainsi que pour la suite.


Il y a de vrais noms utilisés dans le film, ce qui est assez rare de nos jours.

Pour moi, c'était une évidence. Humainement, je trouvais inconcevable de se dire qu'on allait faire un film sur l'histoire de Maureen Kearney, ce qui signifiait de la nommer obligatoirement, et de l'exposer tout en la mettant seule en lumière. À partir de là, cela voulait dire que tous ceux qui étaient impliqués dans l'histoire, ou en tout cas avaient des rôles importants et des noms signifiants, devaient être nommés. C'était quelque chose qui était dans le cœur du projet, on était d'accord avec le producteur. On a fait attention à ne pas être trop emmerdés légalement en demandant à des avocats de vérifier le scénario. Il y a des choses qu'on a dû aménager un peu mais on l'a fait, quels que soient les risques qui pouvaient en découler, car c'était important de le faire. Mais ce qui est aussi assez incroyable, c'est que là où il y a eu des documentaires, un livre et des émissions de radio, aucune des personnes incriminées ne s'était manifestée alors que pour le film oui. Les avocats de ces gens-là ont vu le film, on a dû rajouter des cartons, etc. Mais en tout cas, le cinéma a une force que les autres n'ont pas parce qu'il n'y a eu que sur le film que les gens ont réagi.


Copyright 2022 Guy Ferrandis - Le Bureau Films

Le personnage du policier incarné par Pierre Deladonchamps englobe plusieurs personnes en même temps. Comment avez-vous travaillé cela ?

C'est que dans la réalité, ils étaient plusieurs enquêteurs et que, pour des problèmes de narration, je ne voulais pas démultiplier les personnages. On a donc tout regroupé autour de cet inspecteur avec son équipe autour de lui. C'est vrai qu'on a décidé de se focaliser sur ce personnage-là car je trouve que cela donnait corps à un personnage unique et qu'on comprenait mieux les enjeux de ce qu'il se passait. Mais sur les mécanismes de l'enquête, on n'a pas changé grand-chose. On n'a pas inventé grand-chose sur les étapes qui ont poussé ces hommes à interpréter et à commencer à douter de la véracité de ce que disait cette femme pour la faire passer de statut de victime à celle de coupable. Tout le procès et les interrogatoires, y compris de cet homme qui surgit au milieu de la nuit, qui vient lui hurler dessus, de ce type qu'elle n'a jamais vu avant et ne reverra jamais après mais qui a surgi en tout cas dans ce bureau après 12 heures de garde à vue pour la faire craquer, tout cela sont des méthodes assez incroyables et assez dingues. Ça, ce n'est pas l'invention d'un scénariste ça, c'est la réalité. Donc on a tenu à ce que ces faits-là soient respectés.


Il y a enfin quelque chose d'assez intéressant par rapport au personnage d'Yvan Attal, on le voit aussi détruit par le système auquel il participe pourtant pleinement.

Je suis assez content que vous voyez ça car c'était une notion que je voulais faire passer. Je trouvais qu'il y avait une dimension de tragédie grecque dans cette histoire et que le personnage que joue Yvan Attal, Luc Oursel dans la réalité, qui est décédé de fait à la fin de cette histoire, était assez intéressant à traiter que ce soit comme une victime collatérale. Évidemment, il n'a pas subi la violence qu'a subie Maureen Kearney mais néanmoins, il est tombé malade. Certes, on ne peut pas relier forcément la maladie à ce qu'il a vécu mais peut-être que si. Je trouvais ça intéressant car, et c'est mon interprétation, il a aussi été manipulé quelque part car on l'a amené à des décisions qu'il exécutait mais sans que je ne sois sûr qu'il les partageait totalement ou en tout cas dans un environnement qui lui était extrêmement hostile. Il sentait la pression de tout le personnel d'Areva à son encontre, avec une forme de défiance par rapport à lui, et d'autre part, je pense qu'au-dessus de lui, que ce soit le ministre Montebourg ou d'autres, je ne suis pas sûr qu'ils avaient un regard bienveillant par rapport à lui. Il s'est retrouvé pris en tenaille entre tout ça et ça l'a détruit je pense quelque part. C'est mon interprétation en tout cas de cinéaste, des émotions tragiques de cette histoire, et ce que j'ai essayé de montrer à passer au public auprès du personnage.



Propos recueillis par Liam Debruel le 6 mars 2023.
Merci à Henk Cluytens de September Films pour cet entretien.

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