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[CRITIQUE] : Bird

Copyright Atsushi Nishijima

Réalisatrice : Andrea Arnold
Avec : Barry KeoghanFranz Rogowski, Nykiya AdamsJason Buda,...
Distributeur : Ad Vitam
Budget : -
Genre : Comédie, Drame.
Nationalité : Français, Britannique, Américain, Allemand.
Durée : 1h59min.

Synopsis :
Ce film est présenté en Compétition au Festival de Cannes 2024.

À 12 ans, Bailey vit avec son frère Hunter et son père Bug, qui les élève seul dans un squat au nord du Kent. Bug n’a pas beaucoup de temps à leur consacrer et Bailey, qui approche de la puberté, cherche de l’attention et de l’aventure ailleurs.

Critique :



Du lait, un chien, une guêpe, un aquarium, du miel et une vache. Telles sont les références des titres des films de Andrea Arnold. Il y a toujours un rapport à l'animalité, à un esprit sauvage chez ses personnages. Le sixième long-métrage de la cinéaste britannique ne déroge pas à cette constante. Cette fois, il s'agit d'un oiseau, devenant même le titre du film : Bird. C'est le nom donné au personnage incarné par Franz Rogowski, qui n'arrive pourtant qu'au bout d'une bonne quinzaine de minutes. Il fait la rencontre de Bailey (Nykiya Adams), une adolescente de 12 ans vivant dans un immeuble délabré avec son frère et leur père qui va se remarier. Déjà dans leur rencontre se trame quelque chose de fantastique, de fantasque : Bailey dort dans un champ, est surprise par une bourrasque pendant qu'elle urine au petit matin, pour ensuite faire la rencontre de cet étrange homme vêtu d'un long manteau et d'une jupe. Mais avant d'en arriver là, le film (re)pose les bases du cinéma de sa réalisatrice.

Il s'agit du retour d'Andrea Arnold dans son Kent natal, bien qu'il s'agisse du premier long-métrage qu'elle y tourne (il y avait le court-métrage Wasp en 2003). Presque même autobiographique, sachant que la cinéaste a grandi seule avec sa mère, ayant exprimée par le passé avoir eu une enfance difficile. Mais elle n'aborde pas cet environnement avec douleur ou amertume. Dès les premières images, le film montre un désir d'enchantement et d'expériences frissonnantes. Bailey est sur un pont, surplombant un fleuve. Elle filme les oiseaux qui passent dans le ciel. Et rencontre un goéland sur ce pont, se rapprochant d'elle. Une connexion semble se créer, quelque chose d'abstrait mais qui ramène instinctivement à la nature. Mais cet enchantement reste limité, que ce soit par les deux jeunes hommes qui surgissent soudainement et la ramenant à la réalité, mais aussi par ces grillages qui entravent la vue vers l'horizon. Cette première scène résume déjà à elle-même tout le film : une réalité brute qui colle à la chair de Bailey qui la rappelle constamment, mais une envie de prendre son envol et de légèreté presque mystique.

Copyright Atsushi Nishijima

La vie de Bailey n'est pas très joyeuse. Ses parents sont séparés, vivant chacun à des endroits différents. Dans sa chambre, elle dort sur un matelas posé sur le sol. Et sa famille manque cruellement d'argent – si bien que son père s'est procuré un crapaud qui aurait la capacité de produire une bave hallucinogène, qui une fois vendue comme drogue rapporterait de l'argent. Comme Mia dans Fish Tank (2009), Bailey essaie de s'échapper de cette condition remplie de misère et de solitude, à la recherche d'occupations. Sauf que l'aquarium duquel il faut sortir n'est plus uniquement le foyer. Il s'agit du monde entier, parce que la violence et la cruauté sont partout, que ce soit dans les foyers où des pères de familles se font corrigés par des adolescents, jusqu'à cette architecture s'imposant comme des murs de prisons ou des obstacles infranchissables. Le ciel apparaît ainsi comme le dernier espoir, celui de pouvoir déployer ses ailes et s'envoler loin d'une tristesse durable et trop ancrée.

Mais ça ne peut rester qu'un rêve (lointain), une apparition qui réconforte la perception d'un environnement. Telles les apparitions de Bird lui-même, à la fois mystérieuses, fantasques avec ses habits et surtout éphémères. Il accompagne et permet de rassurer Bailey dans certains moments, mais il est également qu'une figure / une image. Ses premières apparitions peuvent même faire penser à une illusion, tant il semble autant observateur du récit de Bailey que le spectateur d'une salle. Cette relation nouvelle pour Bailey lui permet de trouver l'affection et la détermination nécessaires pour affronter son quotidien et les défis qui le compose. Les apparitions de Bird fonctionnent comme une recharge de batterie, une reprise de souffle. Toute l'asphyxie du chaos quotidien qui se présente à elle (via une grossesse, une famille dysfonctionnelle, une violence conjugale, un trafic de drogue, la puberté) est modérée par ces apparitions d'ouvertures. Comme la fenêtre de la chambre de Bailey toujours ouverte, et laissant entrer le souffle du vent faisant bouger ces longs rideaux blancs, malgré la vue anti-poétique sur une ligne de trains.

C'est que les visions que recherche Andrea Arnold depuis quelques films (les insectes et la nature dans American Honey, le soleil et les nuages dans Cow) se font de plus en plus concrètes. Jusqu'à prendre ici la forme d'un personnage humain, comme s'il y avait besoin de réenchanter les relations humaines à tout prix. Mis à part le nouvel amant de la mère de Bailey, personne n'est foncièrement méchant ou mauvais dans ce film. Il y a toujours une sensibilité plus complexe, où rien n'est aussi simple que « le réalisme social ». La pré-adolescente erre autant que les animaux, et autant que tout autre personnage envahit par le poids du monde qui semble s'écrouler autour d'eux. Il n'est pas étonnant de voir que le rôle des parents est incarné par des acteur-rice-s faisant plus jeunes que leurs âges. Cet environnement semble dépourvu d'adultes (à l'exception de cet homme habitant au bord de mer, étant un parent perdu), où les parents ont aussi leur côté infantile et irresponsable. Sauf que la cinéaste éprouve une grande confiance et bienveillance envers tous ces personnages : malgré les vies personnelles fragiles et la famille dysfonctionnelle, il y a de l'amour.

Copyright Fraser Gray/Shutterstock

Parce que Bird est un croisement permanent entre la misère / la brutalité et une poésie. Le réalisme social si souvent attaché au cinéma britannique est essoufflé et affaiblit, et Andrea Arnold l'a bien compris. Alors comme d'autres films récents (Ali & Ava de Clio Barnard, L'envolée de Eva Riley, Scrapper de Charlotte Regan, etc), il faut créer une rencontre entre les motifs d'une cruauté sociale et ceux d'une poésie. Le monde se détériore de l'intérieur : les bords des images ressemblent à des brûlures, le grain des images laissent penser à un film en 16mm qui serait en train de s'évaporer. Presque de l'ordre d'un phénix. L'univers bestiaire étant une féerie qui vient s'intercaler sur cet univers cruel et désespéré, sans jamais le dépouiller pour autant. Parce que sa substance est tout aussi importante : il faut être à la fois dans le récit et dans l'à-côté, pour que ces apparitions quasi mystiques puissent être des soutiens émotionnels. Cette mise en scène des animaux, presque comme un défilé d'animaux (goéland, corbeau, cheval, chien, crapaud, etc) est un retour à la nature et une quête de respiration. Les nombreuses ellipses qui composent le montage et la narration sont aurant de respirations donnant un côté aérien à l'approche.

Bird est comme le personnage dont il prend le nom, un vagabondage constant en recherche d'éléments concrets (argent, amitié, amour, stabilité familiale, etc), une apesanteur cherchant un maintien. Dans tous ces mouvements incessants, qu'ils soient physiques entre les espaces ou émotionnels (entre chronique cruelle et poésie), il y a une désorientation résignée face cet environnement. Alors que les va et vient, en trottinette électrique ou non, montrent une connaissance accrue de celui-ci. Mais avec sa caméra à l'épaule et toujours très proche des corps, Andrea Arnold veut à la fois montrer une désorientation et protéger ses personnages de cette destruction. Comme s'il fallait rester connecté à une immatérialité (les sentiments, l'amitié, le ciel) face à un monde matériel qui se détériore. Ainsi Bailey, comme Mia et Star avant elle, cherche les battements du cœur au sein du chaos. Même la musique est un élément permettant d'accéder au rêve, à la légèreté, ou à une forme de résistance (superbe scène de beuverie du père sur « Yellow » de Coldplay pour « faire cracher » son crapaud magique), avec ce mélange de rap, de rock et de pop. Ils sont un écho aux graffitis omniprésents sur les murs du squat : un symbole protecteur et rassurant, un leitmotiv quotidien pour échapper à la tristesse du chaos. Parce qu'il faut retenir quelque chose de Bird, c'est que la fantaisie et la fiction permettent d'affronter la violence annoncée de l'avenir, en créant des ponts entre la brutalité et la poésie. La reconstruction d'une vie heurtée (le remariage, la séparation avec un homme violent, la recherche de parents perdus, le corps qui change, etc) se fait par le besoin de revenir à un esprit insouciant et rêveur, à une croyance en une féerie intérieure – comme ce qu'est Bird au fond de lui.


Teddy Devisme