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[C’ÉTAIT DANS TA TV] : #29. Better Call Saul

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Avant de devenir des cinéphiles plus ou moins en puissance, nous avons tous été biberonnés par nos chères télévisions, de loin les baby-sitter les plus fidèles que nous ayons connus (merci maman, merci papa).
Des dessins animés gentiment débiles aux mangas violents (... dixit Ségolène Royal), des teens shows cucul la praline aux dramas passionnants, en passant par les sitcoms hilarants ou encore les mini-séries occasionnelles, la Fucking Team reviendra sur tout ce qui a fait la télé pour elle, puisera dans sa nostalgie et ses souvenirs, et dégainera sa plume aussi vite que sa télécommande.
Prêts ? Zappez !!!


#29. Better Call Saul (2015 - 2022)

Clôturée l’année dernière, Better Call Saul a été le point final à l’univers Breaking Bad et une digne relecture de son American dream.

Cet article, rédigé en suivant la trame linéaire de la série, est marqué par plusieurs balises indiquant à chaque moment le départ des spoilers de chaque saison. Parce qu’il traite de son spin-off, l’article est naturellement susceptible de contenir des spoilers de Breaking Bad.


De Walter à Jimmy

De 2008 à 2013, les téléspectateur.ices étaient happés par Breaking Bad, série créée par Vince Gilligan. D’abord comédie, puis drame, elle mettait en scène Walter White, un professeur de chimie cancéreux qui devenait un baron de la drogue. Les aficionados de la série connaissaient aussi très vite les personnages qui gravitaient autour de celui qui se faisait désormais appeler « Heisenberg » : il y avait l’empathique Jesse Pinkman, la sanguinaire famille Salamanca, l’effrayant Gus Fring, le mystérieux Mike… Et, de manière moins prononcée, l’avocat véreux Saul Goodman. Qui dit grand succès dit filon financier à exploiter et la popularité de Breaking Bad a laissé place à un spin-off /prequel centré sur cet avocat excentrique. A première vue, l’idée n’était pas très séduisante : alors que Walter était un alchimiste, Saul n’était que le bouffon, et une série dérivée ne pourrait jamais égaler le succès de Breaking Bad.

C’était sans compter l’intelligence de Vince Gilligan et Peter Gould qui, associés, ont donné naissance à une petite sœur supérieure à la création originale. Saul étant relativement peu exploité dans Breaking Bad, on ne savait pas grand-chose de son personnage, ce qui faisait de lui une figure entière à construire, loin des attentes des fans. Mieux encore : dès le premier épisode, la série annonçait un ton radicalement différent et pourtant très complémentaire avec Breaking Bad. Cette dernière s’ouvrait sur l’artisan Walter White en slip, hurlant face à une caméra – un élément comique anodin qui a miraculeusement gagné en consistance par la suite. Dans Better Call Saul, Walter laissait place à un homme qui fumait tapis dans l’ombre du parking souterrain d’une entreprise bureaucrate.

Copyright Ursula Coyote/AMC

Cet homme, cependant loin d’être un employé modèle, est Jimmy McGill, aka Slippin’ Jimmy, passionné par le droit mais roi des petites magouilles. Ses proches étaient son amoureuse, la brillante Kim Wexler, et son frère, l’avocat aussi renommé que névrosé Charles McGill. Jimmy avait un seul objectif : devenir à son tour avocat. Un peu comme Walter White transformé en Heisenberg, Jimmy McGill brillait en s’attribuant le pseudonyme Saul Goodman (« it’s all good, man ! »). Le lien entre les deux hommes s’arrêtait très vite parce que les téléspectateurs redécouvraient très vite les mécanismes de la criminalité d’Albuquerque, qui fonctionnaient très bien avant l’arriviste et redoutable Mr. White. La mythologie autour de l’univers était alors à réécrire, tout en conservant les inévitables têtes de file et la course aux dollars, symboles – ou plutôt prétexte pour obtenir - de pouvoir, de gloire.

Oubliez la conquête de l’Ouest, oubliez la ruée vers l’or, pensez à la conquête d’Albuquerque et la ruée vers les cristaux bleus. Oubliez le fan-service, oubliez la recette de l’argent facile ; Better Call Saul s’apprêtait simplement à devenir un monument à l’écriture impeccable, aux sujets fascinants, avec un sens de la dramaturgie hors normes.


De Jimmy à Saul

Les premières saisons de Better Call Saul étaient déjà excellentes, puisqu’elles complétaient et répondaient à la fois aux thèmes de Breaking Bad et à son développement fascinant de l’anti-héros américain. Saul Goodman, posant fièrement devant le drapeau des Etats-Unis et faisant la promotion de ses services d’avocat à la télévision, avait des allures similaires. Et, derrière ses allures, se cachait un personnage à part entière, complexe, abouti, porté par le génial Bob Odenkirk. Saul ne serait rien sans Kim, sa petite-amie tiraillée entre son goût partagé pour l’adrénaline, son envie de défendre la veuve et l’orphelin et, encore, sa grande carrière naissante. Après seulement quelques épisodes, Kim Wexler s’était déjà inscrite comme étant un des (si ce n’est LE) meilleurs personnages de la série. Best partner in crime, Kim n’était pas seulement la petite amie mais aussi et, au même titre, la gangster, la working woman et la social justice warrior. Ces multiples casquettes la rendaient aussi mystérieuse que complète. Contrairement à Skyler White, qui peinait (littéralement, cela était intégré à la trame scénaristique) à sortir de son rôle de mégère malgré un énorme potentiel révélé au compte-gouttes, Kim Wexler s’inscrivait, dès sa première apparition, comme héroïne à temps plein. Le caractère conventionnel des personnages d’inscrivaient ainsi grâce à leurs proches. Le duo Walter/Skyler était avant tout un couple marié au bord du précipice, propriétaires d’un pavillon, parents de deux enfants. Le duo Jimmy/Kim était une fusion improbable entre deux carriéristes-mais-pas-trop, un couple-mais-on-ne-sait-pas dont on ne connaît même pas le caractère (ou non) officiel.

Dans les objectifs de vie à atteindre, on imagine soit une jolie maison, une vie de famille et un train-train agréable, soit une grand carrière, beaucoup d’argent et des jet-lags permanents. Walter White avait la jolie maison, Jimmy McGill avait… Le local au fond de l’onglerie.

Copyright tmdb

Breaking Bad construisait le mythe, Better Call Saul empruntait un peu tous les chemins autour. La série croisait des idéaux carriéristes avec des troubles mentaux, pour une représentation inverse de Breaking Bad, ses pavillons parfaits et ses employés ordinaires. Chuck, le frère de Jimmy, prétendait souffrir d’une extrême sensibilité aux ondes électro-magnétiques. On n’avait pas besoin d’être diplômé en psychiatrie pour comprendre que les ondes n’étaient pas la pathologie à diagnostiquer chez cet homme aussi respecté qu’ultra-anxieux. La force supplémentaire de Better Call Saul était alors de ne pas se contenter d’inventer des figures excentriques mais d’y apporter aussi toutes les nuances possibles. Contrairement à Breaking Bad, qui faisait de ses humains ordinaires des icônes du showbiz, Better Call Saul faisait des icônes du showbiz des humains ordinaires.

Après plusieurs épisodes à tordre les rapports à l’empathie et à brouiller les frontières entre le bien et le mal, Better Call Saul gagnait sans cesse en complexité, toujours soulignée par une mise en scène impeccable. Et le duo Saul/Kim y était déjà pour quelque chose puisque la complicité subtile entre les personnages créait quelque chose d’inédit dans « l’univers Breaking Bad » : l’absence d’un rapport de force (Badger et Skinny Pete ne comptant pas). Outre d’honnêtes citoyens, Better Call Saul comportait son lot de malfrats et Lalo Salamanca se faisait une place sur le podium des meilleurs antagonistes, du début à la fin, jusqu’à questionner lui-même sur l’impact d’un seul personnage au sein de toute une mythologie.

Dans Breaking Bad, l’ascension était rapide et fatale, c’est la même chose dans Better Call Saul. Le destin de Walter White était finalement écrit depuis longtemps, jusqu’à le faire passer pour un énième criminel minable.


LA SUITE CONTIENT DES SPOILERS DE LA SAISON 5 

 

Copyright Michele K. Short/AMC/Sony Pictures Television

De Saul à Gene

Le jour où l’empire de Walter White s’effondre, ses rares relations encore vivantes tombent avec lui. Saul Goodman prend la fuite et s’attribue une nouvelle identité. Il est Gene et son quotidien consiste à faire des roulés à la cannelle. Gene est morose, incomplet. Il traîne un passé avec lequel il ne peut pas vivre, il refuse d’être de nouveau lié à une activité criminelle mais ne peut lutter contre sa flamme d’antan.

Après avoir suivi tout le parcours de Jimmy McGill devenant Saul Goodman, Better Call Saul se penche enfin, dans la saison 6. Le passé du personnage a rejoint le présent de Breaking Bad, pour mieux comprendre le futur dont les images en noir et blanc entretiennent la curiosité du spectateur depuis le début de la série. La saison 6 répond également à certaines questions laissées en suspense et aux craintes des spectateur.ices : la conclusion de Better Call Saul et donc de l’univers Breaking Bad est un pétard mouillé, produit d’un engouement construit sur la vente d’un concept, ou un ultime coup de génie ?

L’excellente première partie de la saison 6 clôture progressivement l’ère « pré-Heisenberg », mais fait en plus cela avec panache. Comme dans les premières saisons, la série met en parallèle deux univers en ne gardant qu’en point commun Jimmy/Saul, honnête avocat sur les papiers, filou en réalité. Du côté de Jimmy, il y a Howard Hamlin, son rival, davantage victime que bourreau, et dont la perception avait déjà bien retourné les esprits. Le duo McGill/Wexler met en marche un terrible mécanisme lorsqu’il décide de régler leurs comptes avec cet homme. Du côté de Saul, il y a le terrifiant Lalo Salamanca et le sympathique Nacho Varga. Nacho aurait pu être la caution Jesse Pinkman, le personnage arrivé ici un peu par un enchainement mais qui ne veut pas faire de mal. Mais point de facilité d’écriture : Nacho n’est pas Jesse et la force des choses (et surtout des scénaristes) leur font emprunter des parcours très différents.

La traque crépusculaire de Nacho, mis dans une situation très délicate, reflète progressivement la vie de Gene, poursuivi par les autorités, caché, en apnée. Puis c’est Nacho qui pose la cerise sur le gâteau de la thématique de la rédemption. Vince Gilligan avait déjà traité cet élément dans El Camino, de long-métrage de l’après Breaking-Bad, consacré à Pinkman, Peter Gould la replace au sein de Better Call Saul.


De Saul à Walter

Breaking Bad était un feu d’artifices d’expressions spontanées, de rage et de vengeance maladroite. Lorsque Walter White battait un méchant, un autre, encore plus méchant et encore plus puissant arrivait, et ce jusqu’à ce que Walter devienne le plus méchant et plus puissant de tous, provoquant ainsi sa chute. Pourtant, Walt était sobre : une tenue de modeste professeur de lycée, puis un uniforme d’Heisenberg composé d’un chapeau et d’une paire de lunettes de soleil. Better Call Saul prend tout son temps, pourtant Jimmy/Saul est horriblement coloré et ne fait qu’apporter l’attention sur lui. Alors que Walter est l’ombre que personne ne pouvait voir arriver, Jimmy incarne le départ de problèmes évidents dès qu’il ouvre la bouche.

Le point commun entre les deux est la fatalité qui naît dans chacun de leurs choix. Mais Better Call Saul apporte dans sa dernière saison un autre élément, totalement inattendu : l’amour.


A PARTIR DE CE MOMENT, LES SPOILERS DE LA SAISON 6 COMMENCENT


Copyright Warrick Page/AMC/Sony Pictures Television


Better Call Saul gardait, depuis ses débuts, un ton plus dramatique que sa grande sœur Breaking Bad mais l’élément le plus tragique survient dans l’épisode 7 de cette dernière saison. Victime de délation par un Jimmy et une Kim déchaîné.es, Howard Hamlin se rend chez le couple, à bout de nerfs. Il n’est pas violent, plutôt désespéré et expose toute son humanité aux spectateur.ices. Howard n’a jamais été un méchant gars, après tout. C’est à ce moment que l’effrayant Lalo arrive pour « discuter » avec son avocat. Pas de chance, l’innocent Howard est sur son chemin, c’est une raison suffisante pour l’abattre du coup de revolver le plus gratuit et pourtant le mieux réfléchi de toute la série. Jimmy vient, de manière indirecte, de commettre son premier meurtre. Parce que c’est l’irréparable, il n’y aura pas de retour en arrière.

Lorsque Better Call Saul reprend, plus rien n’est pareil. Le corps d’Howard est coulé dans le béton des fondations du futur laboratoire de WW. Le regard porté sur ce que l’on pensait être, dans Breaking Bad, l’immense consécration du duo White/Pinkman, est totalement différent : Walter n’est qu’un étage supplémentaire dans la grande machination qu’est le marché de la meth à Albuquerque. A une alliance près, Walter aurait à son tour rejoint les cadavres du laboratoire, symbole de l’ultime réussite de l’industrie de Gustavo Fring. D’ailleurs Walter pousse lui-même son dernier souffle sur le sol d’un laboratoire.

L’épisode 9 est ensuite l’équivalent dans l’Everest en série télévisée. Kim rompt avec Jimmy pour ne plus alimenter leurs actions toxiques. Mais la rupture n’est pas seulement celle du couple : délaissé par son grand amour, McGill devient Goodman, plus flamboyant mais aussi plus détestable que jamais. La mort d’Howard avait été une rupture violente, choquante. Le départ de Kim en rajoute une couche. La dernière transformation du sympathique Jimmy McGill amoureux de sa petite-amie en avocat véreux très client des prostitués achève toute trace de tendresse.

Et pourtant…


De Kim à Jimmy

Au milieu de ces bouleversements, Gus dévoile soudainement l’immense portrait d’un grand héros romantique, à travers une courte, douce et ambigüe scène dans un bar. Notre antagoniste s’installe au comptoir quand le bartender vient lui présenter un vin particulier. A priori, rien d’étrange, mais au lieu de laisser Gus savourer son verre en préparant un nouveau plan machiavélique, la série laisse la scène traîner : le bartender se révèle très amical et un instant de la vie personnelle de Gus est captée. Sa posture change (bravo à Giancarlo Esposito pour sa maestria !), son visage s’illumine, les deux hommes flirtent. Cette courte et sobre scène, interrompue par le départ précipité de Gus, réécrit tout le personnage et offre une nouvelle lecture à son arc scénaristique. Le grand patron de Los Pollos Hermanos mène effectivement une guerre et tient à tout prix à posséder tout l’empire de la méthamphétamine pour se venger des assassins de son ami de jeunesse. Ami ou bien amant ? L’esprit vengeur de Gus apparaît soudainement comme victime d’un amour maudit, une romance dont la rupture brutale ne lui a jamais permis de faire le deuil. 

Copyright Greg Lewis/AMC/Sony Pictures Television

L’extraordinaire fin de la série réutilise et retourne les codes du film noir, multiplie les références cinématographiques pour un patchwork étonnant et expose une mise en scène extrêmement riche. Rattrapé par la police, Gene redevient Saul et essaie de s’en sortir avec une énième magouille qui fonctionne. Mais, si l’amour de Gus est celui qui a transformé l’homme en démon, celui de Jimmy pour Kim l’amène veut un chemin plus paisible : le cadet McGill combat ses propres démons et choisit d’abandonner la fuite. Admiré par les criminels, toujours pourvu de sa gouaille, Jimmy fait désormais du pain en prison. L’accomplissement de Walter White ne pouvait être que sur le sol d’un laboratoire, celui de Saul Goodman derrière les barreaux, conscient de ses limites et probablement plus serein que jamais.

Cette conclusion, déjà entamée par les révélations sur Gus, tranche avec les destins habituellement réservés aux figures masculines de l’univers Breaking Bad. Better Call Saul, une série à l’eau de rose ? Absolument pas. C’est une réinvention du film noir, dans laquelle le héros est le personnage secondaire et la femme fatale celle qui le sauve. L’amour y est plus beau mais aussi plus tragique que jamais, l’empreinte du temps, la quête d’identité et les mécanismes du pouvoir sont d’une finesse rarement égalée. Anti fan-service, osée, aussi drôle qu’effroyablement dramatique, Better Call Saul est un parcours à vivre.


Manon Franken