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[ENTRETIEN] : Entretien avec Daphné Leblond et Lisa Billuart Monet (Mon nom est clitoris)

Image: Zoé Piret - DR

Après une tournée de festival et une sortie au cinéma dans nos pays voisins, Mon nom est Clitoris, le premier documentaire de Daphné Leblond et Lisa Billuart Monet prend enfin le chemin de nos salles hexagonales. Pour l’occasion, nous avons pu nous entretenir avec elles par téléphone pour une conversation passionnante autour du tabou de la sexualité féminine, du tournage et de la difficulté pour les femmes de vivre de leur passion dans le monde du documentaire.



Comment est né l’idée de Mon nom est Clitoris ?

Daphné Leblond : Comme on le dit maintenant, c’est vraiment né de nos problèmes sexuels, de nos questions mais surtout des obstacles. Parce que c’est de ça dont nous avions envie de parler en général, ou en tout cas besoin. Ce n’était pas simple quand on avait vingt ans toutes les deux. Il y avait beaucoup de choses qui étaient irrésolues, qu’on a peut-être pas forcément résolu aujourd’hui mais au moins on a pu en discuter. C’est un peu par hasard qu’on s’est mis à parler de nos sexualités respectives, pendant un voyage à Istanbul. Cela a duré plusieurs heures et à la fin, on s’est surtout rendu compte du soulagement que cela nous avait procuré. Juste de lever certains tabous une fois et en parler avec quelqu’un d’autre, confronter nos ressentis. Nous rendre compte que nous n’étions pas du tout des cas isolés, car nous avions l’une et l’autre des questions communes. Le grand interdit, la masturbation et la grande obligation, la pénétration vaginale. Deux choses qu’on a remis en question dans nos vies personnelles. On s’est dit que ce serait une excellente idée de faire parler d’autres femmes du même âge que nous, qui se posent sûrement les mêmes questions.



C’est par cette discussion que le film s’est construit plus vers des témoignages que sur un documentaire explicatif sur la sexualité féminine ?

Lisa Billuart Monet : Tout à fait. Vu que c’était partie d’une discussion personnelle à deux, on s’est dit que ça fonctionnait. On a voulu décliner cette première conversation avec d’autres femmes. Je pense que cela n’a pas le même poids d’entendre des personnes réelles raconter leurs propres expériences sexuelles que de dire par exemple “de manière générale, les femmes ont plus de mal à orgasmer que les hommes”. Il n’y a pas le même impact. On peut moins remettre en question une expérience, c’est impossible. C’est de là que réside la force du témoignage. On voit leur visage, elles assument entièrement leurs propos. On n’avait pas vu ce genre de film, en tout cas pas avec cette génération.


Cela permet d’avoir une pluralité d’expériences et de sujets, plus que pour un film explicatif.

LBM : On avait quand même une liste de questions. Mais certaines intervenantes ont amené des sujets auxquels nous n’avions pas du tout pensé. Elles ont eu des expériences que nous n’avons pas pu avoir. Quelqu'un de racisé n’aura pas eu les mêmes expériences que moi par exemple, on aura pas posé sur moi les mêmes clichés, car elles en ont des plus spécifiques et ça je ne peux pas le savoir. C’était donc important pour nous de donner cette parole, la plus diversifiée possible.

Il y a une dimension très intime qui se dégage du film, notamment parce que vous apparaissez fréquemment à l’image, en train d’écouter les intervenantes. C’était une volonté dès le début ou cela a découlé à la suite du tournage ?

LBM : C’est qu’on se rappelle pas bien comment c’est venu. Ce n’était pas dans les premières interviews, donc on a pas dû penser cela avant.
DL : C’était avec Héloïse. Lisa cadrait pendant le tournage et nous avions deux caméras.
LBM : Oui, voilà ! On avait deux cadres différents. Mais Daphné, qui enregistrait le son, était tellement proche de l'intervenante que cela a fini par paraître logique de l’inclure, puis de nous inclure toutes les deux. Nous sommes aussi des jeunes femmes, qui avons parfois les mêmes problèmes qu’elles, les mêmes questionnements, c’était notre place. L’écoute est visible à l’écran et nous met dans une position égalitaire. Il n’y a pas de hiérarchie entre nous et les interviewées. Parler avec deux personnes derrière une caméra donne une certaine distance que nous ne voulions pas. Nous sommes toutes dans le même bateau, il fallait que ça se ressente à l’image.

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J’ai lu que la plupart des intervenantes sont des amies proches, cela a dû les aider à se confier plus facilement, le fait de vous y inclure.

DL : Il y avait déjà une proximité entre nous, c’était naturel de s'asseoir sur leur lit. C’est comme ça qu’on parle habituellement. Nous ne voulions pas instaurer une distance artificielle avec notre matériel alors que nous filmons une discussion où il ne doit pas avoir de distance justement.

Comment s’est passé le tournage ? Vous guidiez les intervenantes avec des thèmes à aborder pré-définis ?

LBM : Nous avions une belle feuille de questions qu’on leur transmettait à l’avance si elles le souhaitaient car nous voulions être totalement transparentes. Cette grille de question a beaucoup évolué au fil des interviews. On rebondissait sur ce qui était dit, on parlait parfois de nos expériences à nous, on les comparait. Il n’y a pas une interview qui s’est déroulée comme une autre. Mais il y avait quand même des grandes thématiques qu’on voulait nécessairement aborder avec elles : l’éveil de la sexualité à l’enfance, la masturbation, la pénétration, la pornographie.


On a l’impression que chaque interviewées à son petit univers, sa pierre à apporter à l’édifice.

LBM : Le cadre aide beaucoup à donner cette impression. Nous les voyons chez elles, avec leurs photos, leur housse de couette, cela aide à se sentir proche d’elles.


Il y a aussi des séquences hors témoignages, plus imagées ou même un acte militant sur la fin. C’était inclus dans l’origine du projet ?

DL : Ce n’était pas vraiment dans le projet au départ, c’est apparu en cours de route. On s’est demandé comme inclure des données chiffrées. Même si c’est un film axé sur la subjectivité et la sensibilité de nos intervenantes, il y a quand même une réalité sociologique derrière à démontrer et les quelques données que l’on a ajouté étayent leur propos. Quant à la séquence finale, il y a cette idée de sortir de la chambre, de passer de l’intérieur à l’extérieur, du singulier au collectif. On a voulu les rassembler, finir le film par une espèce d’émulation et de joie collective. Ça fait du bien de sortir, mais on s’en aperçoit qu’une fois que l’on sort de quinze interviews en huis-clos. C’est à ce moment-là qu’on mesure l’impact de ces images.

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Il y a un passage où vous parodiez un journal télévisé de l’année 1998, de la victoire de la France à la coupe du monde de football, qui est aussi l’année de la découverte de l’anatomie complète d’un clitoris par l’urologue Helen O’Connell et ça m’a fait pensé à un film de Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos. C’était une inspiration ?

LBM : C’est drôle que tu parles de ce film, c’est Miso et Maso en bateau c’est ça ?


Oui, exactement.

LBM : Je l’ai découvert il y a trois semaines, donc ce n’était pas une inspiration mais c’est fou de se dire que dans les années 70 elles ont fait un peu la même chose que nous. Il y a un autre film [ndlr : Sois belle et tais toi] où justement elles sont allées interviewer des femmes actrices ou dans le cinéma. Elles réalisent à deux, comme nous et elles donnent la parole aux femmes, célébrités ou madame tout le monde pour parler de leur condition de femme. C’est pareil, ce sont des plans fixes, des plans d’interviews, des films de paroles. Il y a cette dimension dans Miso et Maso, de film où elles viennent détourner quelque chose pour en rire. Il y a quelque chose d’hyper décomplexant là-dedans. On fait un cinéma similaire à trente ans de différence, sans le savoir. J’ai fait six ans d’école de cinéma et on ne m’avait jamais parlé de ces cinéastes là. D’ailleurs on ne m’a parlé de beaucoup de cinéastes femmes tout court.
DL : Concernant le foot, c’est vraiment la pratique du détournement. On nous a parlé de Chris Marker, ce qui est beaucoup trop flatteur mais très plaisant à entendre ! Lettre de Sibérie c’est un travail de décalage de la voix-off, avec beaucoup d’humour. Le détournement c’est quelque chose d’ancré maintenant. Nous sommes parties de la date, 98 ça nous évoque qu’une seule chose : le foot. Surtout que j'adore ça, j’ai même Zidane dans ma chambre ! On a écouté le JT qui est facilement trouvable sur Youtube et on est tombé sur ce reportage complètement délirant, on pouvait facilement faire des blagues pendant cinq minute. Nous avons même pas eu à modifier sa voix, on a juste placé son discours sur d’autres images et coupé certains passages. Ça c’est construit comme cela.

Et c’est réussi, parce que c’est drôle et en plus on apprend des choses !

LBM : On en est très fière en plus. Ce choix a provoqué des désaccords avec les prods, parce que c’était un humour jugé potache et que ça n’avait sa place dans le cinéma “d’auteur”, mais nous sommes passées outre. On trouvait ça génial et comme tu dis ça raconte quand même quelque chose, ce détournement n’est pas là juste pour rire.


Justement, est-ce que ça n’a pas été trop compliqué à faire financer un film avec pour titre Mon nom est Clitoris ?

DL : C’est marrant parce qu’on pourrait penser que oui, alors que non. Le fait que le film parlait de sexualité féminine de façon très explicite, je pense pas me tromper en disant que c’est ce qui a beaucoup intéressé notre productrice et notre co-producteur d’emblée. C’est ça qui les a séduit et convaincu en fait. Ils ont tout de suite dit que c’était un propos qu’on ne voyait pas beaucoup, un sujet important et essentiel aujourd’hui. De ce côté là, on a absolument pas eu de censure et les financements sont arrivés sans trop de difficulté. Les obstacles qu’on a eu pour moi, qui sont des obstacles sexistes, c’est plutôt dû au fait que nous sommes des jeunes femmes. On fait du documentaire, parce que tout le monde sait que le documentaire c’est moins cher. J’adore ce média, mais il y a peu de financement qui se débloque de ce côté là et comme par hasard c’est un monde où l’on retrouve plus de femmes. Le problème en cinéma réside dans le sexisme présent, du fait qu’on est encore précaire. Le film a été financé sans problème, mais notre salaire a été basé sur deux mois seulement.

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Il y a encore beaucoup de chemin à faire de ce côté là…

LBM : Alors qu’on a travaillé dessus presque quatre ans.
DL : Pas consécutifs c’est vrai, mais on a travaillé plus que deux mois. C’est là où l’enjeu féministe réside aujourd’hui, dans le cinéma, d’avoir les moyens de vivre de ce qu’on fait. Le propos du film n’était donc pas le problème.


Le titre est considéré comme “provoquant” parce qu’il contient le mot clitoris, alors que c'est juste un nom d’organe. Vous avez eu des retours par rapport à cela ?

LBM : C’est fou parce que comme tu le dis, on nomme juste un organe. Je vois pas ce qui a de terriblement provoquant là-dedans. Ça révèle bien en tout cas que si le mot clitoris reste provoquant c’est qu’on a du chemin et du travail à faire. Pour nous, c’était super important qu’il soit dans le titre. Nommer la chose, c’est la faire exister et puisque le clitoris a disparu de nombreuses fois dans l’Histoire, c’était important de lui donner cette place centrale, surtout qu’il a une place centrale dans le plaisir des femmes. On voulait aussi qu’il n’y ait pas de surprise dans le sens où on sait exactement où l’on va mettre les pieds quand on va voir le film. Que si on cherche des informations sur le clitoris, on puisse tomber sur notre film, qui donne quand même des réponses.
DL : C’est vrai qu’on ne perçoit même plus la dimension transgressive. Pour nous c’est un mot, c’est un mot scientifique. Il n’a absolument rien de polémique, ni de provoquant. C’est un mot très simple. C’est la même chose que si on disait “Mon nom est Poumon”. Après, je perçois la dimension féministe évidemment. C’est toujours drôle de voir que certaines personnes sont gênées de le prononcer, mais je pense qu’il faut le ramener à ce qu’il est.
LBM : Je pense qu’à une certaine époque, j’aurais pu être gênée de dire ce mot par exemple. Maintenant ce n’est plus le cas car c’est rentré dans mon vocabulaire courant. À force de le dire, on a tendance à comprendre que ce n’est qu’un mot, rien qu’un mot scientifique et qu’il ne faut plus en avoir honte. S’obliger à parler des choses concrètement, ça t'oblige à toi-même briser cette auto-censure qu’on alimente. J’essaye d’utiliser les termes précis, quitte à choquer des personnes. C’est peut-être comme ça que l’on pourra évoluer sur cette question.


En plus, vu que c’est le titre du film, cela oblige les gens à le prononcer et donc à le rendre moins tabou finalement.

DL : Exactement, ils vont devoir le dire pour prendre une place au cinéma, c’est un début !


Vous allez le proposer dans un but éducatif en France, dans des écoles par exemple ?

LBM : Pour l’instant ce qu’on a fait c’est de le proposer à “Lycéens et apprentis au Cinéma” et nous attendons la réponse.
DL : C’est pour le catalogue 2022-2023. On aimerait que l’Éducation Nationale soit partante, même qu’il y ait un partenariat possible, qu’elle imprime des DVD peut-être, ce serait vraiment une belle réussite.

LBM : Il y a déjà un dossier pédagogique lié au film qui est disponible dans des planning familiaux belges, il est aussi disponible sur Internet. Je me dis que puisque ce travail est déjà réalisé, rien n’empêche les planning familiaux français de s’en emparer à leur tour. Ça va peut-être venir par la suite, quand on va pouvoir organiser des projections avec des associations, on pourra aussi inviter les planning, comme nous l'avons fait en Belgique.

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Et l’après-Mon nom est Clitoris ? Vous avez déjà un autre film en tête sur la sexualité ou sur un tout autre sujet ?

DL : On n’en a pas fini avec la sexualité ! Ça nous plait, ça nous parle, on a des facilités maintenant à en discuter et c’est toujours des belles découvertes. On travaille un peu sur deux films sans savoir lequel on fera en premier. Un peu comme une trilogie, après la sexualité féminine, un film sur la sexualité masculine et un autre sur la sexualité des femmes de cinquante/soixante ans, notamment après la ménopause, toujours basés sur des témoignages. Et si on arrive à en vivre, on aura accompli notre mission féministe !



propos recueillis par Laura Enjolvy, le 8 juin 2020




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