[CRITIQUE/RESSORTIE] : Rétrospective « Hitchcock, aux origines du maître du suspense »
Rétrospective « Hitchcock, aux origines du maître du suspense » composée de dix films : Le Masque de Cuir (1927), Laquelle des trois ? (1928), À l’américaine (1928), The Manxman (1929), Chantage (1929), Meurtre (1930), Junon et le paon (1930), The Skin Game (1931), À l’est de Shanghai (1931) et Numéro 17 (1931).
Distribution : Carlotta Films.
Difficile de ne pas admettre, sur un terme strictement cinéphile (parce que pour le reste oui, c'est absolument catastrophique), que l'on vit actuellement une époque assez formidable tant la culture cinématographique n'a jamais autant été aussi accessible pour quiconque s'en donne - ne serait-ce qu'un minimum - les moyens.
Et même si la distribution annuelle ne cesse de se densifier dans la gourmandise de sa proposition (trop peut-être, tant chaque découverte hebdomadaire est devenu un choix presque cornélien), plusieurs irréductibles gaulois de la distribution travaillent à renforcer cette accessibilité notamment dans les salles obscures, s'échinent à nous rappeler aux bons souvenirs d'un cinéma d'hier qui, dans sa majestuosité, influence le cinéma d'aujourd'hui et même celui demain.
À ce titre, on peut nommer, sans tomber dans le jeu de la citation facile (point de léchage de fessier/copinage de bas étage : on ne mange pas de ce pain là, et d'autres médias sont bien plus doué à cet exercice que nous ne le seront jamais), des distributeurs tels que Carlotta Films, Les Films du Camélia, Les Acacias où même Potemkine Films, Splendor Films et Capricci, dont l'effort abattu est proprement exceptionnel et se doit d'être célébré à sa juste valeur.
C'est d'ailleurs les premiers, Carlotta, qui ont déjà gentiment chargé comme une mule nos plannings de rétrospectives à couvrir en cette première moitié de l'année ciné 2025 - tant mieux -, qui récidive avec un sacré gros morceau : dix films du légendaire Alfred Hitchcock, un peu à la manière qu'ils avaient dégainés d'un bloc les œuvres, là aussi dix, de Marcel Pagnol l'été dernier.
Dix films comme dix bonnes raisons de s'enfermer dans une salle obscure (pour ceux qui ne le peuvent pas, pas d'inquiétude, le bébé arrive dans les bacs d'ici quelques jours), à la découverte des premières notes d'intentions remarquées et remarquables d'un cinéaste appelé à incarner une figure tutélaire pour des milliers d'autres; les premières pièces du édifice à la fois incroyablement tentaculaire et merveilleusement passionnant à mirer.
Flairez plutôt : Le Masque de Cuir (1927), Laquelle des trois ? (1928), À l’américaine (1928), The Manxman (1929), Chantage (1929), Meurtre (1930), Junon et le paon (1930), The Skin Game (1931), À l’est de Shanghai (1931) et Numéro 17 (1931).
Autant dire donc que l'on a pas tortillé de la fesse gauche très longtemps, pour profiter de ce joli cadeau dans les meilleures dispositions qui soient, quand bien le bonhomme, dont perfectionnisme comme l'exigence sont connus de tous, l'ont fait déprécier, rétrospectivement, certains de ses premiers efforts.
Chapeauté au lendemain de ce qui est, assurément, sa plus belle contribution au cinéma muet, Les Cheveux d'or, le plutôt solide Le Ring/Le Masque de cuir, à la mise en scène clzire et limpide, qui s'attache à la rivalité de deux boxeurs qui se tiennent tête entre les cordes (Jack " One-Round " Sander, et le champion poids lourd australien Bob Corby) mais aussi sentimentalement parlant, puisqu'ils sont amoureux de la même femme (Mabel, épouse de Jack et loin d'être insensible au charme de Bob, elle qui se détache de son époux au moment même où sa carrière explose).
Basé sur son propre scénario (pas un petit détail pour la suite de sa carrière) qui prend tout son sens dans son titre original (The Ring, qui signifie à la fois le théâtre où les deux hommes se donnent en spectacle, et l'alliance même du mariage censée souder l'amour entre deux êtres ce qui sera dans un sens vrai - même pour des mauvaises raisons - au final), tout en trompant toute idée archaïque de l'amour (Mabel tient les rênes et fait ses propres choix, et ce sont les deux boxeurs, qui sont amener à s'affronter, qui mettent dans la balance du combat, ses faveurs), le film tient toujours aussi bien la route quasiment un siècle plus tard, drame sportif et conjugal sauce récit d'outsiders tout en symbolisme et en métaphores, qui dénote des œuvres majeures qui ont fait sa gloire : la péloche ne se définit ni sur sa tension, et encore moins sur sa gestion du du suspense.
Même limonade avec Laquelle des trois ? aka The Farmer's Wife, septième long-métrage du bonhomme et pas forcément le plus inspiré, comédie plus où moins romantique à l'ancienne (comprendre loin des standards actuels, où la vision de l'amour était plus pragmatique que fondée sur une affection amoureuse mutuelle) basée sur la pièce éponyme d'Eden Phillpotts (pas vraiment une belle histoire d'amour entre le Hitch et les adaptations de pièces... ni avec les romances), et vissé sur les atermoiements d'un fermier veuf et aisé bien décidé à se remarier même si aucun bon parti autour de lui ne semble vouloir de sa pomme : tant mieux, la femme idéale était tout simplement sa servante, qui a toujours été secrètement amoureuse de lui.
Une séance sympathique mais méchamment prévisible, à peine sauvé par un humour malicieux et une caméra enlevée.
Tout aussi mitigé se fait À l'américaine aka Champagne (même si Hitchcock était très critique quand à son travail sur celui-ci, une production " imposée " et sans aucun doute chapeautée sans envie), modeste petit bout de cinéma désinvolte certes confus mais au rythme résolument vif, première vraie comédie du bonhomme qui n'a jamais de prétention à n'être plus que cela, porté par un humour à la fois décalé et mordant.
Passé son pitch prétexte (une jeune femme, habituée au luxe, doit trouver du travail après que son père lui a dit avoir perdu tout son argent), et quelques effets de manches vraiment chouette (cette ouverture dans le fond d'un verre de champagne, à laquelle le plan final répond dans un bel effet miroir), sans oublier une distribution pétillante, pas grand chose à se mettre sous la dent malgré le savoir-faire évident du Hitch, même si on l'est loin du mauvais film qu'il vend.
L'année suivante, il concocte une nouvelle commande, le mélodrame The Manxman, adaptation du roman éponyme de Sir Hall Caine, nouveau triangle amoureux fatal avec Carl Brisson (immense) en vedette, cette fois situé sur l'île de Man et qui voit deux amis d'enfance être amoureux de la même femme (pourquoi bousculer une affaire qui gagne) : Pete Quilliam, un marin pêcheur et Philip Christian, avocat et issu d'une famille riche, tous deux fous in love de Kate Cregeen.
Une redite cela dit prenante (comme toute histoire montrant deux amis, presque frères, appelés à se déchirer dans une guerre acharnée pour goûter à l'illusion chimérique du bonheur) et même amèrement crédible tant l'amour ici brise tout aussi bien les coeurs que les vies, même si l'approche du cinéaste manque cruellement d'émotion et de passion pour en faire plus qu'une agréable séance.
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Copyright British International Pictures / Carlotta Films |
La même année sort le définitivement plus ludique Blackmail aka Chantage, le premier film parlant de sa filmographie (et le premier film parlant du cinéma britannique, pas un petit évènement donc, d'autant qu'il avait été pensé comme un film muet), adaptation de la pièce éponyme de Charles Bennett (avec qui il collaborera à l'avenir sur plusieurs pépites, dont L'Homme qui en savait trop et Correspondant 17) qui lui permet de renouer avec un polar qui lui avait merveilleusement réussi quelques années plus tôt - Les Cheveux d'or, encore une fois -, et qui deviendra pleinement son genre de prédilection, à travers l'histoire tortueuse d'un meurtre commis en état légitime défense par une femme se défendant d'un viol, alors que son fiancé, officier de Scotland Yard chargé de l'affaire, a totalement conscience de sa culpabilité.
Maniant une technologie pourtant nouvelle - le son - avec une maestria assez folle (malgré quelques élans " gadgets " avec l'oreille contemporaine, comme les chants des oiseaux), et offrant quelques séquences mémorables qui connaîtront des échos loin d'être anecdotiques à l'avenir (coucou Psychose), Chantage se fait un excellent thriller tout en dualité et en moralité biaisée, dont l'intensité culmine jusqu'à un final absolument dévastateur où s'oppose les tourments intérieurs de son couple vedette (une femme décidée à ne pas incriminer un innocent à sa place - même s'il a voulu la faire chanter -, et un flic capable de tout par amour, de faire fit de sa culpabilité comme de rompre sa propre diligence envers la loi).
Montagnes russes de cette sélection oblige, place à un nouveau mélodrame : Junon et le paon, adaptation de la pièce éponyme de l'auteur irlandais Seán O'Casey que le " Maître du Suspense "ne porte pas forcément dans son cœur non plus, chronique à la tragédie presque trop écrasante pour son bien, d'un couple frappé par la malchance - et le mot est faible - bouffée par la guerre et la précarité, dont l'héritage longtemps promis qui sera leur, ne fera que de les déchirer.
Maladroitement découpé (ce qui fracasse mignon son rythme déjà peu inspiré), frappé autant d'un sarcasme artificiel que par un misérabilisme surchargé en glucose (renforcé par une distribution au jeu furieusement théâtral), le film est sans doute la proposition la plus perfectible de cette rétrospective.
Bien meilleur se fait Meurtre, adaptation du roman Enter Sir John de Clemence Dane et Helen Simpson et qui a la particularité d'avoir été simultanément tourné en allemand par Hitchcock (et sorti sous le titre Mary).
Retour au polar sauce drame procédural et simili-whodunit cette fois (simili, puisque le bonhomme n'en est absolument pas fan, et n'a pas peur de vite bazarder l'identité de l'assassin au cœur de son intrigue, pour qui a réellement envie de le voir), où le cinéaste pousse encore un peu plus ses expérimentations sonores (en vrai pionnier, il est l'un des rares faiseurs de rêves à avoir véritablement fait évoluer le septième art vers la modernité), pas aidé qu'il est cependant par une écriture bavarde et peu subtile (voire pas toujours cohérente) qui surligne ce que sa mise en scène, limpide et inventive (de subtils jeux de lumière, quelques séquences assez formidables comme l'ouverture ou celle du parloir), exprimait déjà avec justesse.
Un bel effort néanmoins, moins mineur que The Skin Game, adaptation de la pièce de théâtre éponyme de John Galsworthy par son épouse Alma Reville (injustement considéré comme son plus mauvais film, sans doute à cause d'un dernier acte attendu mais un peu trop vite expédié), vissé sur la rivalité convenue et idéologique pour un bout de terre, entre deux familles anglaises que tout opposent (celles des Hillcrist, aristocrates et propriétaires terriens fièrement attachés aux traditions, et les Hornblower, celle d'un industriel parvenu), qui vont vite être dépassés par les événements.
Des dialogues enlevés à la mise en scène au plus près des corps du bonhomme, la séance s'avère divertissante sans pour autant totalement s'extirper de ses oripeaux de " théâtre filmé " qui lui comme méchamment à la pellicule.
Nouvel effort scripté avec son épouse Alma (d'après un thème de Dale Collins), À l'est de Shanghaï, s'avère encore un peu plus convenu, odyssée plan-plan d'un couple londonien ennuyé par l'ennui, qui voit son quotidien bouleversé par un héritage qui va les faire goutter à une bourgeoisie qui va tout autant les isoler, que mettre en péril leur mariage - coucou les adultères.
Oscillant plus où moins adroitement entre la comédie - pas si - légère et le drame conjugal incohérent à la morale confondante de banalité (ah bah non, le bonheur ne s'achète pas mon couillon, mais plus affûté se fait l'idée que véhicule Hitch concernant l'immoralité et l'asociabilité instinctivement liées à la richesse), avec un rythme aussi désordonné que peut être antipathique son duo vedette (incarnés à l'écran par les pourtant talentueux Henry Kendall et Joan Barry), le film manque de saveurs dans sa popote satirico-moralisatrice pour marquer un tant soit peu la rétine.
Dernier opus (ouf) de cette foisonnante rétro, Numéro 17, d'après la pièce et le roman éponyme de Joseph Jefferson Farjeon, énième preuve que la première partie de la carrière d'Alfred Hitchcock, symbole d'un cinéaste qui expérimente et qui se cherche, était sujette à une qualité fluctuante, pas tant dans l'expression - déjà mature - de ses capacités formelles, que dans l'aspect furieusement maladroit, voire ennuyé - de ses narrations.
Considéré comme un désastre par le cinéaste lui-même - quitte à s'auto-saborder pendant sa conception -, démarrant sans la moindre introduction (comme une pièce de théâtre, au fond) avant de dérouler un semblant d'histoire qui se vautre dans sa seconde moitié dans un cocktail à la fois absurde, exagérée et volontairement désordonnée, le film, loin d'être désagréable lorsqu'il est pris pour ce qu'il est, n'en reste pas moins la preuve probante des capacités incroyables du bonhomme à rendre attrayant même les séances les moins défendables.
L'avenir nous prouvera que lorsqu'il aura trouvé sa patte, il ne lui sera plus réellement possible de manquer sa cible...
Jonathan Chevrier