[CRITIQUE] : Jeunesse (Les Tourments)
Réalisateur : Wang Bing
Acteurs : -
Distributeur : Les Acacias
Budget : -
Genre : Documentaire.
Nationalité : Français, Luxembourgeois, Hollandais, Chinois.
Durée : 3h46min
Synopsis :
Deuxième volet de la trilogie Jeunesse de Wang Bing sur les jeunes ouvriers de l'industrie textile chinoise après Jeunesse (Le Printemps).
Les histoires individuelles et collectives se succèdent dans les ateliers textiles de Zhili, plus graves à mesure que passent les saisons. Fu Yun accumule les erreurs et subit les railleries de ses camarades. Xu Wanxiang ne retrouve plus son livret de paie. Son patron refuse de lui verser son salaire. Du haut d’une coursive, un groupe d’ouvriers observe leur patron endetté frapper un fournisseur. Dans un autre atelier, le patron a décampé. Les ouvriers se retrouvent seuls, spoliés du fruit de leur travail. Hu Siwen raconte les émeutes de 2011, à Zhili : la violence policière, l’enfermement et la peur. Après d’âpres négociations, les ouvriers rentrent chez eux célébrer le Nouvel An.
On avait laissé le fantastique cinéma de Wang Bing il y a un an après le monumental Jeunesse (Le Printemps), adoubé par la Croisette cannoise cuvée 2023, radiographie objective du quotidien redondant d'une classe ouvrière chinoise où les échos du communisme ont été éclipsés par une industrie continuellement en expansion, qui prenait les contours d'un portrait saisissant et oppressant de la misère morale de notre société actuelle (une œuvre qui, pour ne rien gâcher, établissait un lien vibrant avec son premier effort, À l'ouest des rails, où il scrutait la lente décomposition du communisme à travers l'extinction de la plus grande zone industrielle de l'époque de Mao, des entreprises sidérurgiques qui constituaient les poumons de la Chine).
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Copyright 2024 House on Fire - Gladys Glover - CS Production |
Un petit peu plus d'un an plus tard, toujours aussi fidèle à sa conception fleuve - mais infiniment captivante - du documentaire, persiste et signe avec Jeunesse (Les Tourments), qui reprend exactement là où le film précédent s'était arrêté, prolonge douloureusement - et magnifiquement - son immersion dans les rythmes déshumanisés et harassants du dur labeur industriel, pointant du bout de sa caméra complice (cinq ans de tournage, 2 600 heures de séquences filmées entre 2014 et 2019) comment plus de 300 000 ouvriers gagnent leur vie dans quelques-uns des 18 000 ateliers textiles de la région de Zhili, confectionnant des vêtements destinés à la fois au marché intérieur et à l'exportation.
Comme pour Printemps, Les Tourments oppose minimalisme stylistique et maximalisme formel, humanité (touchante) et capitalisme (déshumanisé et mécanique), en scrutant encore un peu plus les ravages vertigineux et prédateur du capitalisme sur une jeunesse sacrifiée, génération frustrée mais surtout bouffée par la solitude et à la précarité comme aux rêves brisés et au rejet social, qui travaillent aussi vite que leur corps et leur esprit le permettent - même si ce n'est jamais assez.
Mais à la différence du précédent film, le rouleau compresseur capitaliste se fait ici plus désordonné et encombré, presque usé (mais pas encore enrayée), la caméra semblant, lentement mais sûrement, rompre avec sa passivité silencieuse et discrète pour affirmer sa présence, coller encore un peu plus près à ses jeunes figures de Happiness Road (une ironie crasse à peine masquée), déceler leur regard lucide face à leur condition sous pression, épouser l'urgence de leur quotidien et questionner leur résilience tout comme leurs... tourments, tout est dans le titre.
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Enfermé dans un cadre ouvrier anxiogène et violent (l'exploitation professionnelle prend ici quelques écarts de brutalité qui révélera d'une manière encore plus crue la vulnérabilité de chaque employé) où la répétitivité des gestes est littéralement aspirée par le vacarme assourdissant des machines à qui vient répondre des lumières écrasantes, outils essentiels d'une monotonie éreintante aux faux airs de boucle intemporelle dont il semble être impossible de s'en départir; Wang Bing fait de Tourments, vendu comme le plus long morceau de ce qui est appelé à être une trilogie de dix heures, une partie résolument plus sombre et mélancolique que Printemps, tout autant qu'elle porte en elle l'espoir (chimérique) d'un changement au cœur d'un système qui nie et dénigre la dignité de celles et ceux qui font tourner son moteur capitaliste.
Une séance essentielle, et le mot est faible.
Jonathan Chevrier
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