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[CRITIQUE] : Atlantique


Réalisateur : Mati Diop
Acteurs : Mama Sané, Amadou Mbow, Ibrahima Traore,...
Distributeur : Ad Vitam
Budget : -
Genre : Drame.
Nationalité : Français, Sénégalais, Belge.
Durée : 1h45min

Synopsis :
Dans une banlieue populaire de Dakar, les ouvriers d’un chantier, sans salaire depuis des mois, décident de quitter le pays par l’océan pour un avenir meilleur. Parmi eux se trouve Souleiman, qui laisse derrière lui celle qu'il aime, Ada, promise à un autre homme. Quelques jours après le départ en mer des garçons, un incendie dévaste la fête de mariage d’Ada et de mystérieuses fièvres s'emparent des filles du quartier. Issa, jeune policier, débute une enquête, loin de se douter que les esprits des noyés sont revenus. Si certains viennent réclamer vengeance, Souleiman, lui, est revenu faire ses adieux à Ada.



Critique :


Tout est question d'éléments dans Atlantique, premier long-métrage de Mari Diop, dont le titre est on ne peut plus évocateur, ces éléments naturels qui surplombent les êtres humains, les écrasent, les poussent à un affrontement perdu d'avance mais surtout, qui incarnent une vie qui ne fait pas de cadeau, qui est d'une cruauté implacable dans sa manière de distribuer les cartes du destin dès la naissance, car tous les hommes et les femmes ne naissent pas avec les mêmes chances ni les mêmes possibilités.
Ce constat, la cinéaste dont c'est le premier long plein de promesses (elle avait déjà du attiré les regards avec ses premiers courts-métrages, dont celui-ci est justement l'extension de son fascinant Atlantiques), en fait le coeur d'une oeuvre moderne, sorte de relecture fragile mais hypnotique du mythe Roméo et Juliette façon film de fantômes atypique et poignant, aux doux contours de récit initiatique irrévérencieux car prônant le métissage et ne se cantonnant jamais qu'a un seul genre.



En filmant la mer comme une entité vivante, imposante, celle qui s'impose comme un mur insurmontable pour les migrants qui tentent de la traverser pour connaître une vie meilleure, celle qui les emporte presque tous, tel un bloc émotionnellement froid qui ne veut pas redistribuer les cartes des inégalités sociales, ou encore celle qui, dans ses mouvements incessants de va-et-vient, semblent autant animée par la vie que par la mort (sublime travail de Claire Mathon à la photographie, qui en fait un vrai personnage à part entière), gardant en elle les âmes qu'elle emporte et celles qui tentent de la dompter; Mati Diop touche au naturel, et même au fantastique (sans forcément assumer son étrangeté pour autant), pour mieux croquer les contours d'une fable autant sur le deuil et l'amour contrariée que sur l'exil vu à travers les yeux de ceux qui reste douloureusement à quai.
Un conte social amer où la résonance politique vibrante n'a d'égale que la chaleur mélancolique qui se dégage d'un imaginaire à l'ésotérisme poétique, seule arme pour fragiliser la tristesse d'une condition insupportable pour une jeunesse sénégalaise attachante mais désespérée, qui cherche à lutter contre la fatalité et de décrocher une lune qui leur est constamment refusée.
Une belle et grande tragédie au réalisme palpable (c'est simple, on croît à ce qu'on voit), mais surtout un merveilleux premier film.


Jonathan Chevrier





Quatre femmes en compétition officielle à Cannes cette année. Trois sont reparties avec un prix. Dont une, qui est arrivée sur la scène du Théâtre Lumière pour recevoir le Grand Prix des mains de Sylvester Stallone, un visage marqué par le surprise et l’émotion : Mati Diop. Surprise car son film, Atlantique, avait reçu un avis mitigé de la part du public critique. Car, recevoir un Grand Prix pour un premier long-métrage est un rêve qui devient rarement réalité. Mais le jury, présidé par Iñárritu, a vu. Il a vu ce que l’on peut aussi voir dès à présent dans nos salles. Une force mystique impressionnante, de réalisme, de beauté, de tristesse. Une force féminine. Une femme, dont le feu intérieur, s’allume et s’étend. Une sacrée coïncidence d’ailleurs (mais tout bon détective n’y croit pas) que la cheffe opératrice du film, Claire Mathon, soit aussi celle d’un autre film primé à Cannes, sorti quelques semaines auparavant, Portrait de la jeune fille en feu.
On se souvient de Mati Diop, l’actrice, surtout sous le regarde de Claire Denis dans Trente cinq Rhums en 2008. On se souviendra de Mati Diop, la réalisatrice. Atlantique est le prolongement d’un de ses court-métrage, Atlantiques. Le “s” n’est plus, laissant l’océan, le seul, l’unique, maître de l’histoire. Pourtant, l’eau n’est pas présente au début. La réalisatrice nous emmène dans la poussière et le chantier, celle d’une immense tour hors de prix. Mais les ouvriers sont indignés, ils n’ont pas de salaire depuis plusieurs mois. Souleiman, ainsi que ses collègues sont obligés d’envisager une solution à risque pour éponger leur dette : partir en pirogue en Espagne. Souleiman laisse derrière lui, Ada, une jeune femme dont il est éperdument amoureux. Ada est promise à un autre homme, riche, un mariage arrangé par ses parents. Un homme dont elle se fout car il n’existe que Souleiman à ses yeux. La perte de son amour sera encore plus douloureuse : la pirogue a échoué, Souleiman n’est plus, emporté par l’océan.



Le cinéma de Mati Diop est baigné de cette injustice. Pendant que la ville de Dakar et ses habitants se démènent, jusqu’à y laisser leur vie, désespérés, d’autres s’engraissent. Atlantique se permet tout d’abord d’être un film social, politique. La réalisatrice n’hésite pas à tout montrer en détail, avec un œil de documentariste. Le travail, la chaleur, les maisons, les habitudes de ces ouvriers, la boîte de nuit où ils allaient chaque soir. La fête matrimoniale de Ada, avec ses robes colorées, la découverte de la chambre nuptiale. Rien n’est laissé de côté, pour nous plonger au cœur de Dakar, de ses personnages. Ada n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis l’annonce du décès de Souleiman. Vidée de toute vie, elle est spectatrice de son propre mariage. Puis, tout bascule. Le lit nuptial prend feu, Souleiman a été vu près de la maison. Une étrange moiteur prend l’inspecteur de police et certaines  de ses amies et habituées de la boîte de nuit. Atlantique, tout comme son personnage principal Ada, s’éveille à ses révélations. Une étrange atmosphère s’empare du long-métrage, comme l’espoir s’empare de la jeune fille.
Le documentaire laisse place au fantastique. Dans la nuit noire, une dizaine de jeunes filles en pyjama se traînent jusqu’à la grande maison du propriétaire de la tour en construction. Les yeux voilés de blanc, elles exigent les salaires non payés. Ce sont les morts parlant à travers elles. Aucune violence, juste une demande. Après cette épisode mystique, la panique s’empare de ces jeunes femmes. Elles ne se souviennent de rien, mais sont couvertes de terres aux jambes et aux pieds. Pendant ce temps, Ada est suivi par l’inspecteur, qui est persuadé qu’elle cache Souleiman. Se peut-il qu’il est survécu ? Est-il revenu en tant que fantôme, comme ses collègues ? Je ne répondrai pas à ces questions ici, vous laissant l’occasion (et peut-être l’envie) de le découvrir. La mise en scène est moins vive dans cette partie du film, Mati Diop entoure son histoire de fantôme de minimalisme, ce qui la rend encore plus forte. Les vivants, miroirs des âmes mortes, portent une rage sourde, celle de l’injustice. Injustice de la mort, injustice de leur condition, les êtres aimés de leur vivant deviennent leur porte parole, prenant leur place dans le combat de la lutte sociale.



Atlantique va encore plus loin que le film politique fort, que le film du fantôme et du deuil, car il est aussi un film d'émancipation féminine. Ada, tout d’abord, se laisse entraîner dans la tradition du mariage arrangé. Ses sorties en boîte, son amour pour Souleiman, sont enfermés en elle, dans un coffre secret que rien ne pourrait ouvrir. Son amie, Dior, le lui dit pendant son mariage, qu’elle a le choix. Le choix de rester dans un mariage confortable, mais sans amour, ou le choix de fuir, seule avec son courage, mais libre. Au cours de l’histoire, Ada va laisser de plus en plus son coffre secret s’ouvrir, s’opposer, faire ses propres choix, réagir. “On ne naît pas femme, on le devient” nous disait Simone de Beauvoir. Est-ce que Mati Diop n’aurait pas mis en image cette célèbre phrase ? Atlantique se dresse comme un récit initiatique d’une adolescente qui devient une femme, avec toutes ces conséquences : l’amour, la mort, le désir, la violence, la douceur. Et ce feu. Ce feu incandescent de l’émancipation. De la liberté.


Laura Enjolvy