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[CRITIQUE]: Le genou d’Ahed


Réalisateur : Nadav Lapid
Acteurs : Avshalom Pollak, Nur Fibak, Yoram Honig,...
Distributeur : Pyramide Distribution
Budget : -
Genre : Drame.
Nationalité : Français, Allemand, Israélien.
Durée : 1h49min.

Synopsis :
Y., cinéaste israélien, arrive dans un village reculé au bout du désert pour la projection de l’un de ses films. Il y rencontre Yahalom, une fonctionnaire du ministère de la culture, et se jette désespérément dans deux combats perdus : l’un contre la mort de la liberté dans son pays, l’autre contre la mort de sa mère.



Critique :


Après une escale à Paris avec le superbe Synonymes (2019), le cinéaste Nadav Lapid est de retour sur les terres d'Israël avec Le Genou D'Ahed. Son nouveau long-métrage tient son titre de Ahed Tamimi, militante palestinienne qui agit contre l'occupation israélienne des territoires palestiniens. Elle est devenue célèbre avec une vidéo où elle bouscule et gifle un militaire israélien, avant d'être arrêtée et emprisonnée (elle est maintenant libre). Si le film porte son nom, c'est parce que le protagoniste (nommé Y) est un cinéaste qui fait des œuvres militantes contre le gouvernement de son pays. Mais surtout c'est parce que Y projette un nouveau film, plus expérimental, sur l'histoire d'Ahed Tamimi. Pendant ce temps, il est invité dans la Arava (une région israélienne) où il doit présenter l'un de ses films dans une bibliothèque. Il y a donc deux sens : le militantisme du cinéaste personnage (et donc celui de Nadav Lapid) puis la difficulté de création qui le poursuit. Une sorte de contrainte, de balle prise dans le genou pour éviter de faire bouger la personne. Ici, le cinéaste israélien décide d'être encore plus radical. Le Genou D'Ahed est surement le film où Lapid va le plus loin dans la liberté d'expérimenter. C'est peut-être son film le plus radical, mais c'est aussi son plus bouleversant.

Copyright Pyramide Films

La radicalité se dessine par une ivresse des images. Y arrive dans un village qui se situe en plein désert, cerné par de longues plaines vides. Pourtant, il y a une énergie débordante qui s'empare de la mise en scène. Face à la mort (d'un personnage important pour Y, mais qui n'est jamais montré), le protagoniste jette son regard partout, n'hésite pas à errer dans ce désert à la recherche d'images. Au point qu'il prend des images avec son propre téléphone, pour les envoyer à ce personnage si important à son cœur. Mais ce n'est pas tout. Parce que cette invitation pour présenter l'un de ses films n'est pas sans contrainte. Il doit signer un formulaire en précisant les thèmes de son film, qui sont bien évidemment limités. C'est là que les images sont aussi un moteur vital, parce qu'ils préservent l'esprit de liberté qui traverse encore Y, face à un chaos social et professionnel qui s'abat sur lui. Nadav Lapid cherche sans cesse de nouveaux recoins de ce désert à filmer, pour montrer que dans la mort et le chaos il y a toujours des cœur qui battent. Pour cela, rien de mieux que de renverser les standards du relief. L'ivresse des images passe donc par un horizon qui disparaît, surtout parce qu'il prend la forme d'une impasse à chaque fois. Tel un mur qui s'érige face à Y, où la beauté des paysages se résume à un rayon de quelques mètres seulement. Au-delà, c'est la douleur et le chaos. Renverser le relief, c'est exprimer le besoin de se détacher. Mais c'est aussi la possibilité de ne pas dépendre des lignes de fuites pour continuer à créer de nouvelles images dans la découverte.

Copyright Pyramide Films

Ce qui peut devenir vite déroutant, tant la radicalité des mouvements de caméra et des attitudes des personnages sont très appuyés. Nadav Lapid rejette toute subtilité et toute suggestion. Il cherche à créer le trouble à chaque nouvelle image, à déstabiliser toute bienséance. La forme prend alors les allures de plusieurs convulsions qui se succèdent, comme si une recherche d'image secoue complètement une situation plutôt ordinaire. Et même bien plus que l'apparition incontrôlée de ces images, l'ensemble est presque cacophonique. Les images se mélangent, les paroles se tordent les unes aux autres, les corps entrent en collision, et le montage crée un désordre chorégraphique où tout éclate en même temps. Nadav Lapid perturbe le regard pour le diriger ailleurs. Tel un geste destructeur, qui balaie une image construite pour en faire émerger une nouvelle. Comme si la colère militante est quelque chose d'inaccessible, qui ne peut que prendre des formes troublantes et abstraites dans la cacophonie. Le cadre se nourrit du chaos qui entoure Y, tel un spectre qui prendrait possession de la caméra pour faire exploser cette colère au grand jour. C'est dans le chaos que Nadav Lapid trouve la liberté. C'est dans l'insolence de son protagoniste qu'il renverser la prétendue beauté. Parce qu'à travers ce film (et pas seulement celui-là, évidemment), le cinéaste continue de pointer du doigt son pays tout en le fantasmant. Cette cacophonie et cette convulsion c'est la dualité exil et appartenance, où l'aiguille (l'image) ne cesse de passer d'un côté à l'autre du compteur.

Copyright Pyramide Films

Le Genou D'Ahed est presque une aventure, où l'arrogance féroce d'un cinéaste militant côtoie une autocritique. L'aventure intime et sociale d'un être qui se permet toujours d'explorer alors qu'il explose de férocité. Parce qu'au fond, c'est ça : le film s'ouvre sur un ton assez punk comme s'il ruminait quelque chose dans son intérieur, pour ensuite gronder comme un animal sauvage prêt à bondir, pour enfin libérer frontalement toute sa rage. Si le film commence aussitôt par ruminer, c'est bien parce que la venue de Y dans ce paysage n'a rien de satisfaisant dès le début (le protagoniste le fait bien savoir). Et même dans son prologue, le film joue de l'ambiguïté pour ne pas hésiter à déchirer les vêtements. Comme s'il était prêt à encaisser des coups, comme s'il grattait une blessure déjà bien ouverte. Nadav Lapid ne cherche jamais à plaire à qui que ce soit, il entre donc aussitôt dans le chaos, en allant jusqu'à mettre en scène l'agressivité pour saisir la souffrance ultime. Il y a un mélange de fiction et de documentaire dans ce film, un trouble fonctionnant comme une thérapie. Celle d'un geste fatigué mais qui a les idées bien claires, à bout de souffle mais toujours aussi furieux, meurtri mais bien vivant. Il n'y a pas à dire autrement, Le Genou D'Ahed est un film qui vient des tripes, et c'est ce qui compte le plus.


Teddy Devisme