[CRITIQUE] : Leto
Acteurs : Teo Yoo, Irina Starshenbaum, Roman Bilyk,...
Distributeur : Kinovista / BAC Films
Budget : -
Genre : Drame, Musical, Biopic.
Nationalité : Russe, Français.
Durée : 2h06min.
Le film est présenté en compétition au Festival de Cannes 2018
Synopsis :
Leningrad. Un été du début des années 80. En amont de la Perestroïka, les disques de Lou Reed et de David Bowie s'échangent en contrebande, et une scène rock émerge. Mike et sa femme la belle Natacha rencontrent le jeune Viktor Tsoï. Entourés d’une nouvelle génération de musiciens, ils vont changer le cours du rock’n’roll en Union Soviétique.
Critique :
Pur, fragile, bouleversant et d'une puissance rare, énergique et rythmé tout autant qu'il est emprunt d'une douce mélancolie, #Leto de Kirill Serebrennikov, dont on ne voit quasiment pas les deux heures passer, est une vraie claque, un bijou de comédie musical punk et poétique pic.twitter.com/zduJJhCpGq— FuckingCinephiles (@FuckCinephiles) 18 mai 2018
Biopic musical sur un groupe de rock underground ayant eu sa (grande) heure de gloire en terres soviétiques durant les années 80, le tout shooté en noir et blanc et avec un contexte politique corsé en toile de fond (contexte toujours aussi compliqué aujourd'hui d'ailleurs); sans forcer, le bien nommé Leto de Kirill Serebrennikov (Le Disciple, primé à Cannes en 2016 dans la section Un Certain Regard) avait tout pour plus que simplement attirer notre regard, au-delà même du brouhaha médiatique entourant son metteur en scène - non présent à Cannes.
Pointant dès le départ son curseur sur une scène rock totalement méconnu dans l'hexagone, Leningrad, " the place to be " de l'époque où il est pourtant fermement interdit de danser durant les concerts (et où les disques s'échangent en contrebande), Leto place délibéremment son spectateur en terre inconnue et se démarque habilement des autres coming-of-age story de groupes célèbres tant tout est une découverte sur grand écran, même pour le mélomane plus féru de rock.
Un sentiment de découverte autant déstabilisant (dans le bon sens) que profondémment grisant, au coeur du groupe Kino (de la rencontre du couple Mike/Natalia Naoumenko et Viktor Tsoi à l'enregistrement de leur premier album) et de la fascination de tout un peuple face à la poésie trash et enivrante qu'incarne cette musique (presque) prohibée, seule ouverture enivrante et libertaire d'un régime où vivre pleinement sa vie n'est pas au programme.
Energique et rythmé tout autant qu'il est emprunt d'une douce mélancolie, romantique (avec le prévisible mais prenant triangle amoureux) tout en étant principalement axé sur la connivence créatrice entre Mike et Viktor (le premier inspirera, poussera le second à devenir l'icone qu'il devait être) mais offrant une cartographie inédite et à la douceur candide et insouciante, de son pays, plastiquement irréprochable et porté par une mise en scène enlevée de Serebrennikov; Leto, dont on ne voit quasiment pas les deux heures passer, est un bijou de comédie musical punk et poétique, sur une belle bande de rêveurs nés à la bonne époque, mais point au bon endroit.
Pur, fragile, bouleversant et d'une puissance rare, aux envolèes oniriques proprement grandioses, le film Kirill Serebrennikov est une claque qui mériteraitclairement de ne pas repartir bredouille de la Croisette...
Jonathan Chevrier
Leto est de ces films fleuves qui pourraient durer des heures sans que l’on y trouve rien à redire. Les séquences s’enchaînent, en lien ou non avec celles qui les précèdent, les cadres sont parfois peuplés parfois déserts ; la musique est en tous cas omniprésente ; on suit un personnage puis un autre - en fait toute une communauté - sur un mode d’expression presque lyrique. Leto, au delà de signifier la saison estivale en russe et d’être un morceau du groupe Kino (Kontschitsa Leto, “l’été sera bientôt fini” https://www.youtube.com/watch?v=gbRZvlzHJEo), c’est justement l’histoire de cette communauté de jeunes, contre-culture encadré par l’État soviétique, celle de leur volonté de changement, de leurs infimes victoires mais aussi celle des tribulations amoureuses de Mike, Viktor et Natalia.
Kirill Serebrennikov parvient à insuffler quelque chose de terriblement vivant dans leurs mémoires. Ces vies sont presqu’irréelles parce que révolues - à moins que la Russie ne soit toujours un État autoritaire qui exerce un contrôle sur ces artistes ? говно - et pourtant si vibrantes.
Cette quasi-ivresse sentimentale est renforcée par un certaine absence de temporalité dans le film (des marqueurs chronologiques comme le conflit Afghan sont évoqués, Brejnev discoure à la télévision mais rien de tout cela n’est précis). Leto se déroule en URSS, dans un entre-deux historique où tout semble à la fois possible et impossible. Ce n’est pas encore l’ère wind of change mais pas non plus les débuts staliniens de Brejnev. Si chronologie il y a, on la retrouverait plutôt dans les liens avec l’histoire du rock tracés par le film : Lou Reed sort Perfect Day en 1972 ; Viktor rappelle à Mike que son Marc Bolan est mort (un dialogue qui se déroule donc forcément après 1977). Encore que : The Passenger d’Iggy pop est quant à lui anachronique dans le film. Leto est un moment à lui tout seul ; il a sa propre logique et ses propres implications.
Dans l’ensemble, c’est en fait la traduction d’une grande liberté, qu’on retrouve à la fois dans les aspirations des personnages et celles du réalisateur. Kirill Serebrennikov se livre à une interprétation libre de la forme cinématographique, quitte à tenter des variations clipesques - cela reste dans l’esprit du film : Perfect Day et The Passenger se retrouvent donc interprétées par des personnages secondaires dans des séquences fascinantes ; l’élégant noir et blanc est parfois abandonné pour des séquences plus punk, colorées et explosives. Les expérimentations visuelles et narratives du réalisateur répondent aux expérimentations musicales du duo de musiciens.
Leto n’est pas un biopic, Leto est plutôt l’expression lyrique d’une époque et c’est pourquoi il est réussi : variation libre sur des personnages réels, il demeure systématiquement surprenant.
Appendice : il me parait intéressant de mettre Leto en parallèle avec Free to Rock (2015) du documentariste américain Jim Brown. La problématique en serait : comment écouter du rock en URSS, comment y être musicien ? Si Leto y répond d’une très belle manière pour Mike, Viktor et Natacha, Free to Rock apporte la réponse pour l’Histoire, de façon plus littérale et générale.
Augustin Pietron