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[CRITIQUE/RESSORTIE] : Gatsby le magnifique


Réalisateur : Jack Clayton
Avec : Robert Redford, Mia Farrow, Bruce Dern, Karen Black, Scott Wilson,...
Distributeur : Bluma Films
Budget : -
Genre : Drame, Romance.
Nationalité : Américain.
Durée : 2h18min

Date de sortie : 16 octobre 1974
Date de ressortie : 8 octobre 2025

Synopsis :
Au début des années 1920, dans une débauche de luxe, d'alcool et d'argent, un mystérieux personnage s'installe à Long Island dans un domaine incroyable d'extravagance. Qui est ce charmant et légendaire Gatsby dont les fêtes attirent toute la société locale ? Les rumeurs les plus folles circulent. Un espion ou un gentleman anglais ? Un héros de guerre ou un mythomane ?




Bien avant la version clinquante de Baz Luhrmann, le cinéaste britannique Jack Clayton (Les innocents, Le mangeur de citrouilles, Chaque soir à neuf heures, Les chemins de la haute ville) fit un détour par les USA pour mettre en scène une adaptation de Gatsby le Magnifique. Le projet semble taillé pour briller : budget conséquent, collaboration avec Francis Ford Coppola pour qu'il écrive le scénario, et quelques grandes têtes d'affiche du casting avec Robert Redford, Mia Farrow et Bruce Dern. Sauf que l'intérêt du film est aux antipodes de tout le contexte grandiloquent et clinquant qui le façonne. Clayton se piège dans une reconstitution soignée mais muséale, où chaque décor est exposé comme dans une vitrine. L’opulence des villas, des costumes et des fêtes ne débouche pas sur une atmosphère vivante. Là où les décors devraient traduire l’ivresse et la fêlure des personnages, ils ne sont que surfaces sans vitalité. Mettre autant d'argent dans une reconstitution pour la vider de sensibilité, relève d'un exploit. Surtout pour le cinéaste derrière un des plus grands films d'angoisse qu'est Les innocents.

L’élégance des décors ne suffit pas à faire exister des personnages. Gatsby, Daisy et Tom apparaissent moins comme des êtres de chair que comme des fonctions dramatiques, prisonniers d’un récit qui les réduit à des silhouettes. Jack Clayton dirige ses acteurs avec une raideur solennelle, comme s’il craignait l’excès ou l’emportement. Pourtant, le roman d’Orwell déborde de passions contrariées, de désirs inassouvis, d’idéalisme naïf, d'hystérie symbolisant la décadence d'un univers. Ici, Robert Redford reste figé dans une image trop lisse de Gatsby, où l’obsession pour Daisy ne traduit jamais la brûlure ou la maladresse du sentiment. Mia Farrow multiplie les gestes nerveux, mais cette énergie forcée peine à convaincre tant elle semble fabriquée. En cherchant une sophistication consensuelle, Clayton perd la vitalité des corps. Le film devient un théâtre maniéré, où les regards et les mouvements semblent déjà étouffés avant même de naître.

Ce manque d’incarnation se retrouve avec la portée morale du récit. Les dilemmes d’Orwell, entre corruption, désir d’ascension et faillite des idéaux, ne sont que des idées vaguement suggérées dans le film. Clayton aligne les faits, respecte scrupuleusement les péripéties, mais ne parvient jamais à créer une véritable atmosphère. Le rapport de classes, pourtant central, s’efface derrière la fascination de Clayton et Coppola pour Gatsby. Comme si les deux n'avaient pas réussi à s'approprier personnellement le récit. Le film ne parvient jamais à montrer la cruauté d’un monde où l’argent écrase tout, car l’opulence des décors détourne l’attention de cette tension sociale. Chaque plan insiste sur la richesse des textiles, la brillance des intérieurs, l'extase des fêtes. Mais cette obsession visuelle tape-à-l'œil réduit l’âpreté du texte, vidant le film de sa charge critique. Là où le roman exposait les illusions tragiques d’un idéaliste, Clayton ne retient que l’image transie d’un dandy, réduit à un symbole esthétisant. La promesse d’un regard aiguisé sur la société des années 1920 et ses illusions s’éteint dans cette obsession pour le gigantisme formel.

Copyright Everett Collection / Rex Feature / Paramount / Bluma Films

L’esthétique ne manque pourtant pas de soin. Le cinéaste britannique reconstitue les années 1920 avec un respect hérité d’un certain classicisme hollywoodien des années 1930-1940 qu’il semble vouloir imiter. Le résultat est riche en détails, très fidèle au roman, mais cette fidélité excessive tourne à la reconstitution figée. Le film est descriptif, mais rarement habité. L'effet clinquant recherché par le classicisme réduit l'aliénation et l'égarement qui définissent l'univers des personnages. Même le romantisme naïf de Gatsby, et sa croyance infinie en un idéal impossible, auraient nécessités une approche plus insolente, plus axée sur la noirceur derrière les apparences. Or, Clayton impose un ton solennel, lisse, où chaque émotion est contenue. Même l’hystérie des scènes de dispute semble contrôlée, maniérée, comme si tout débordement était repoussé. L’opulence de la reconstitution, loin de traduire le vertige et l'ivresse des personnages, souligne au contraire la stérilité d’un mélodrame désincarné.

Reste qu’au milieu de cette reconstitution un trop sage, quelques éclats rappellent ce que le film aurait pu être, ainsi que le talent de son cinéaste. Certaines images, où les corps paraissent noyés dans l’immensité des décors, suggèrent brièvement la petitesse des êtres face à leur propre exubérance. Mais aussi, il y a l’été et sa lumière qui enveloppent les personnages dans une insouciance fragile, donnant naissance à de véritables visions de caprice et de désir éphémère. Ces instants sont malheureusement trop isolés, vite étouffés par la raideur qui ressurgit rapidement.  L'esthétique rappelle que, noyés dans l'élégance artificielle des décors et la richesse de la reconstitution, les personnages perdent toute dimension humaine, réduits à des figurants dans leur propre drame. Jack Clayton, cinéaste capable de sublimer l’invisible et l’inquiétant dans Les innocents, signe ici une œuvre paradoxalement aveuglée par sa propre beauté.

Gatsby le Magnifique reste alors un film en surface, plus proche d’une vitrine clinquante que d’une tragédie habitée.


Teddy Devisme