[CRITIQUE/RESSORTIE] : Julien Duvivier, les années 30
Rétrospective Julien Duvivier, Les Années 30, composée de cinq films en versions restaurées 2K et 4K : David Golder (1931), Les cinq gentlemen maudits (1931), Poil de Carotte (1932), La tête d'un homme (1933) et Pépé le moko (1937).
Distribution : Les Acacias
Qu'on se le dise, à une époque où la multitude de propositions en salles rendent toute idée de " tout voir " aussi impossible que profondément absurde, il faut savoir faire des choix (merde, même la vie de cinéphile est injuste...) et, en ce sens, celui de privilégier des ressorties est souvent le plus judicieux.
Quoi de mieux, après tout, que de découvrir - où re-découvrir - des films dans des conditions souvent optimales (un grand écran et des copies amoureusement restaurées), que de se plonger au cœur d'œuvres d'hier, pas toujours facile d'accès autrement, qui ont sensiblement influencés celles d'aujourd'hui.
Au sein d'une année 2025 jusqu'ici généreuse en séances " d'époque ", et dans une parfaite continuité à la rétrospective toute récente sur Gilles Grangier offerte par Solaris Distribution - Gilles Grangier, Chronique des années 50, toujours en salles -, les toujours affutés Les Acacias nous dégainent en ces dernières heures de l'hiver, une rétro aux petits oignons de plusieurs films du cinéaste Julien Duvivier, monument du septième art hexagonal dont la carrière avait débuté au cœur des années 20, en plein cinéma muet, pour perdurer jusqu'au crépuscule des années 60.
Auteur prolifique (pas moins de soixante-dix films dont on a tous, au moins, été initié au travers des deux premiers films de la saga Don Camillo) et touche-à-tout brillant, tenue en haute estime par les plus grands - pour ne rien gâcher -, on le retrouve à travers le prisme de quelques-uns de ses efforts tournés au coeur des 30's, sa période la plus fructueuse : David Golder (son premier film parlant), Les Cinq Gentlemen maudits, Poil de Carotte (le remake de sa première adaptation du roman de Jules Renard, tourné en 1925), La Tête d'un homme (quatrième film sur cinq de la rétrospective porté par l'un de ses comédiens fétiche, Harry Baur) et Pépé le Moko, cinq entrées comme autant de preuves de son talent incroyable.
Et une vérité s'impose assez vite : qu'il s'attache à signer un film romantique, un polar emprunt de noirceur où même une comédie dramatique, la sophistication de son cinéma, de la méticulosité de ses plans à l'utilisation poétique du son, transpire des moindres pores du cadre; assez logique pour celui qui deviendra, aux côtés de René Clair où encore Jean Renoir, l'un des maîtres du cinéma réaliste de l’époque.
Un teen movie poignant et pétri d'humanité, chronique d'une enfance brisée au découpage aussi vif qu'habile, qui évite soigneusement tous les pièges faciles du mélodrame autant qu'il croque le portrait sombre d'une France rurale à la parentalité démissionnaire.
Plus noir encore se fait La Tête d'un homme, adaptation du roman éponyme de Georges Simenon (qu'il adapte d'une manière chronologique) et captivante aventure de l'emblématique commissaire Jules Maigret (Baur toujours), lancé cette fois sur l'enquête entourant le meurtre d'une vieille Américaine à Montparnasse, dont le cupide neveu, un gentil connard unique bénéficiaire de sa fortune, est le suspect naturel - sauf que non, le cerveau du meurtre est (spoilers qui n'en est pas un) un étudiant immigré tchèque et nihiliste.
Polar psychologique presque Hitchcockien avant l'heure dans son souci de rebattre les codes du genre (pas vraiment de suspense, tout n'est ici qu'une confrontation entre un flic et sa proie), porté par une photographie aussi élégante (signée Armand Thirard) que sa mise en scène est enlevée (Duvivier est en mode passion travelling et plan-séquence), le film se fait une plongée sans réserve autant dans les abîmes obscures de l'âme humaine, que dans les recoins lugubres du Paris populaire des 30s.
Presque un magnifique brouillon à son magnifique (le meilleur film de cette rétrospective, c'est dit), Pépé le moko, libre adaptation du roman éponyme d'Henri La Barthe mais surtout magnifique polar romantique dans la Casbah d'Alger (tourné en studio et cela se sent, l'unique vrai point noir du film), modèle affirmé au mythique Casablanca de Michael Curtiz, vissé sur les atermoiements d'un caïd du milieu criminel parisien, le Pépé du titre, jouant un cache-cache dangereux avec la police alors qu'il s'est réfugié là où il est le plus intouchable - la Casbah d'Alger.
Mais c'est son cœur qui le perdra lui qui, désespéré par une situation qui le ronge lentement mais sûrement de l'intérieur, tombera follement amoureux de Gaby, une jeune demi-mondaine, au grand dam de sa maîtresse Inès, mais point de l'inspecteur Slimane, trop content de lui trouver un point faible.
Usant à merveilles des codes du film de gangsters purement américain, tout en laissant sa mise en scène sensiblement s'inspirer de l'expressionnisme allemand, le film ne serait cependant rien sans la partition stellaire d'un Jean Gabin absolument remarquable, parfait en criminel charismatique lessivé par sa propre légende, une âme absente de sa propre existence et trop conscient que tout ce petit cirque ne peut que se terminer dans le drame.
Une merveille, rien de moins.
Au diable la chronologie, terminons cette rétrospective sur son second effort parlant, Les Cinq Gentlemen maudits, adaptation du roman éponyme d'André Reuze, dont l'action se situe à quelques encablures de Pépé le moko (on est cette fois au Maroc), qui a la particularité d'avoir été tourné à la fois en français et en allemand, lui dont le pitch plutôt corsé (cinq hommes font connaissance à leur arrivée au Maroc et, suite à leur comportements déplacés lors d'une fête locale, sont pris à partie par un sorcier, qui prédit leur mort à tous et dans un ordre précis), trouvera des échos assez troublants dans la réalité (l'équipe fut elle aussi vuctime d'une malédiction lancée par un vieux paysan arabe qui leur reprochait d'être assis sur des pierres tombales : plusieurs membres tomberont malade, Harry Baur perdra tragiquement son épouse et la pellicule du film prendra feu lors d'une projection aux États-Unis).
Assez maladroit d'un point de vue cinématographique, la pellicule un peu trop coincée entre le muet et le parlant (une musique omniprésente qui vient flinguer le peu de dialogues dégainés), trouve néanmoins une force admirable dans sa critique affûtée d'une élite bourgeoise sans humanité ni valeurs.
Pas de quoi finir sur une mauvaise note donc pour ce qui est, clairement, une rétrospective à la fois passionnante et essentielle.
Jonathan Chevrier
Distribution : Les Acacias
Qu'on se le dise, à une époque où la multitude de propositions en salles rendent toute idée de " tout voir " aussi impossible que profondément absurde, il faut savoir faire des choix (merde, même la vie de cinéphile est injuste...) et, en ce sens, celui de privilégier des ressorties est souvent le plus judicieux.
Quoi de mieux, après tout, que de découvrir - où re-découvrir - des films dans des conditions souvent optimales (un grand écran et des copies amoureusement restaurées), que de se plonger au cœur d'œuvres d'hier, pas toujours facile d'accès autrement, qui ont sensiblement influencés celles d'aujourd'hui.
Au sein d'une année 2025 jusqu'ici généreuse en séances " d'époque ", et dans une parfaite continuité à la rétrospective toute récente sur Gilles Grangier offerte par Solaris Distribution - Gilles Grangier, Chronique des années 50, toujours en salles -, les toujours affutés Les Acacias nous dégainent en ces dernières heures de l'hiver, une rétro aux petits oignons de plusieurs films du cinéaste Julien Duvivier, monument du septième art hexagonal dont la carrière avait débuté au cœur des années 20, en plein cinéma muet, pour perdurer jusqu'au crépuscule des années 60.
Auteur prolifique (pas moins de soixante-dix films dont on a tous, au moins, été initié au travers des deux premiers films de la saga Don Camillo) et touche-à-tout brillant, tenue en haute estime par les plus grands - pour ne rien gâcher -, on le retrouve à travers le prisme de quelques-uns de ses efforts tournés au coeur des 30's, sa période la plus fructueuse : David Golder (son premier film parlant), Les Cinq Gentlemen maudits, Poil de Carotte (le remake de sa première adaptation du roman de Jules Renard, tourné en 1925), La Tête d'un homme (quatrième film sur cinq de la rétrospective porté par l'un de ses comédiens fétiche, Harry Baur) et Pépé le Moko, cinq entrées comme autant de preuves de son talent incroyable.
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Poil de carotte / © 1932 TF1 Studios / Les Acacias |
Et une vérité s'impose assez vite : qu'il s'attache à signer un film romantique, un polar emprunt de noirceur où même une comédie dramatique, la sophistication de son cinéma, de la méticulosité de ses plans à l'utilisation poétique du son, transpire des moindres pores du cadre; assez logique pour celui qui deviendra, aux côtés de René Clair où encore Jean Renoir, l'un des maîtres du cinéma réaliste de l’époque.
Et de noirceur, les cinq péloches de cette rétrospective en sont sensiblement embaumé, cinq définitions fatalistes de la vision du bonhomme sur la désillusion et la fragilité humaine.
David Golder en premier lieu, adaptation du roman populaire éponyme d'Irène Némirovsky, drame tragique aussi captivant que douloureusement cynique vissé sur les atermoiements d'un homme d’affaires mesquin entouré de personnes qui n'en veulent qu'à son argent, y compris une femme avide et une ado gentiment égoïste - qui ne serait pas sa fille biologique.
Un récit joyeux - doux euphémisme - aux dialogues savamment concis (l'héritage du muet et sa transition vers le parlant, sans doute) que le cinéaste embaume dans une atmosphère gentiment oppressante, à la lisière du film horrifique, sa caméra alternant entre de magnifiques plans larges sur des intérieurs épurés et glacials - comme les cœurs de ses personnages -, et d'autres plus claustrophobes au plus près des visages (renforçant de facto la tension presque omniprésente), surtout celui d'un Henry Baur proprement impressionnant, qui donne du corps et de l'humanité à son pathétique Golder.
Plus léger - où presque, son cadre bucolique étant trompeur - se fait Poil de Carotte, lui aussi frappé par le même sceau des liens familiaux à la fois complexes et troublés, et à qui L'enfance nue de Maurice Pialat doit sûrement beaucoup.
La narration, comme l'œuvre originelle de Renard (dont il laisse ici, il est vrai, toute l'ambiguïté au placard), s'attache aux malheurs du jeune rebelle et résilient François Lepic aka Poil de Carotte (un inoubliable Robert Lynen, enfant star au destin tragique, lui qui s'engagera dans la Résistance française en pleine Seconde Guerre mondiale avant d'être capturé et exécuté par les nazis en 1944), malmené entre une mère haineuse et vicieuse, un père taciturne (Baur, d'une justesse rare) dont il cherche désespérément à attirer l'attention, et des frères et sœurs hypocrites - la famille est un fardeau par Duvivier, épisode II.
David Golder en premier lieu, adaptation du roman populaire éponyme d'Irène Némirovsky, drame tragique aussi captivant que douloureusement cynique vissé sur les atermoiements d'un homme d’affaires mesquin entouré de personnes qui n'en veulent qu'à son argent, y compris une femme avide et une ado gentiment égoïste - qui ne serait pas sa fille biologique.
Un récit joyeux - doux euphémisme - aux dialogues savamment concis (l'héritage du muet et sa transition vers le parlant, sans doute) que le cinéaste embaume dans une atmosphère gentiment oppressante, à la lisière du film horrifique, sa caméra alternant entre de magnifiques plans larges sur des intérieurs épurés et glacials - comme les cœurs de ses personnages -, et d'autres plus claustrophobes au plus près des visages (renforçant de facto la tension presque omniprésente), surtout celui d'un Henry Baur proprement impressionnant, qui donne du corps et de l'humanité à son pathétique Golder.
Plus léger - où presque, son cadre bucolique étant trompeur - se fait Poil de Carotte, lui aussi frappé par le même sceau des liens familiaux à la fois complexes et troublés, et à qui L'enfance nue de Maurice Pialat doit sûrement beaucoup.
La narration, comme l'œuvre originelle de Renard (dont il laisse ici, il est vrai, toute l'ambiguïté au placard), s'attache aux malheurs du jeune rebelle et résilient François Lepic aka Poil de Carotte (un inoubliable Robert Lynen, enfant star au destin tragique, lui qui s'engagera dans la Résistance française en pleine Seconde Guerre mondiale avant d'être capturé et exécuté par les nazis en 1944), malmené entre une mère haineuse et vicieuse, un père taciturne (Baur, d'une justesse rare) dont il cherche désespérément à attirer l'attention, et des frères et sœurs hypocrites - la famille est un fardeau par Duvivier, épisode II.
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La Tête d'un homme / © 1933 TF1 Studios / Les Acacias |
Un teen movie poignant et pétri d'humanité, chronique d'une enfance brisée au découpage aussi vif qu'habile, qui évite soigneusement tous les pièges faciles du mélodrame autant qu'il croque le portrait sombre d'une France rurale à la parentalité démissionnaire.
Plus noir encore se fait La Tête d'un homme, adaptation du roman éponyme de Georges Simenon (qu'il adapte d'une manière chronologique) et captivante aventure de l'emblématique commissaire Jules Maigret (Baur toujours), lancé cette fois sur l'enquête entourant le meurtre d'une vieille Américaine à Montparnasse, dont le cupide neveu, un gentil connard unique bénéficiaire de sa fortune, est le suspect naturel - sauf que non, le cerveau du meurtre est (spoilers qui n'en est pas un) un étudiant immigré tchèque et nihiliste.
Polar psychologique presque Hitchcockien avant l'heure dans son souci de rebattre les codes du genre (pas vraiment de suspense, tout n'est ici qu'une confrontation entre un flic et sa proie), porté par une photographie aussi élégante (signée Armand Thirard) que sa mise en scène est enlevée (Duvivier est en mode passion travelling et plan-séquence), le film se fait une plongée sans réserve autant dans les abîmes obscures de l'âme humaine, que dans les recoins lugubres du Paris populaire des 30s.
Presque un magnifique brouillon à son magnifique (le meilleur film de cette rétrospective, c'est dit), Pépé le moko, libre adaptation du roman éponyme d'Henri La Barthe mais surtout magnifique polar romantique dans la Casbah d'Alger (tourné en studio et cela se sent, l'unique vrai point noir du film), modèle affirmé au mythique Casablanca de Michael Curtiz, vissé sur les atermoiements d'un caïd du milieu criminel parisien, le Pépé du titre, jouant un cache-cache dangereux avec la police alors qu'il s'est réfugié là où il est le plus intouchable - la Casbah d'Alger.
Mais c'est son cœur qui le perdra lui qui, désespéré par une situation qui le ronge lentement mais sûrement de l'intérieur, tombera follement amoureux de Gaby, une jeune demi-mondaine, au grand dam de sa maîtresse Inès, mais point de l'inspecteur Slimane, trop content de lui trouver un point faible.
Usant à merveilles des codes du film de gangsters purement américain, tout en laissant sa mise en scène sensiblement s'inspirer de l'expressionnisme allemand, le film ne serait cependant rien sans la partition stellaire d'un Jean Gabin absolument remarquable, parfait en criminel charismatique lessivé par sa propre légende, une âme absente de sa propre existence et trop conscient que tout ce petit cirque ne peut que se terminer dans le drame.
Une merveille, rien de moins.
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Pépé le moko / © 1936 StudioCanal / Les Acacias |
Au diable la chronologie, terminons cette rétrospective sur son second effort parlant, Les Cinq Gentlemen maudits, adaptation du roman éponyme d'André Reuze, dont l'action se situe à quelques encablures de Pépé le moko (on est cette fois au Maroc), qui a la particularité d'avoir été tourné à la fois en français et en allemand, lui dont le pitch plutôt corsé (cinq hommes font connaissance à leur arrivée au Maroc et, suite à leur comportements déplacés lors d'une fête locale, sont pris à partie par un sorcier, qui prédit leur mort à tous et dans un ordre précis), trouvera des échos assez troublants dans la réalité (l'équipe fut elle aussi vuctime d'une malédiction lancée par un vieux paysan arabe qui leur reprochait d'être assis sur des pierres tombales : plusieurs membres tomberont malade, Harry Baur perdra tragiquement son épouse et la pellicule du film prendra feu lors d'une projection aux États-Unis).
Assez maladroit d'un point de vue cinématographique, la pellicule un peu trop coincée entre le muet et le parlant (une musique omniprésente qui vient flinguer le peu de dialogues dégainés), trouve néanmoins une force admirable dans sa critique affûtée d'une élite bourgeoise sans humanité ni valeurs.
Pas de quoi finir sur une mauvaise note donc pour ce qui est, clairement, une rétrospective à la fois passionnante et essentielle.
Jonathan Chevrier