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[CRITIQUE/RESSORTIE] : Rétrospective Alec Guinness & friends : 12 comédies so british !


Rétrospective Alec Guinness & friends : Tueurs de dames de Alexander Mackendrick (1955); Noblesse oblige de Robert Hamer (1949); L’homme au complet blanc de Alexander Mackendrick (1961); De l’or en barres de Charles Crichton (1951);
Whisky à gogo de Alexander Mackendrick (1949) - Passeport pour Pimlico de Henry Cornelius (1949); Tortillard pour Titfield de Charles Crichton (1953); The Maggie de Alexander Mackendrick (1954);
Chaussure à son pied de David Lean (1954); Captain's Paradise de Anthony Kimmins (1953); Vacances sur Ordonnance - Last Holiday de Henry Cass (1950); Un mari (presque) fidèle de Sidney Gilliat (1955).


Distribution : Tamasa Distribution




Douze films. Autant que ça. C'est ce que propose Tamasa Distribution pour (re)découvrir des pépites de la comédie britannique. Mais pas n'importe lesquelles. Parmi le corpus, la moitié ont le grand Alec Guinness au casting. Outre ceux concernés, l'acteur a également été vu dans la peau du colonel Nicholson dans Le pont de la rivière Kwaï (1957), de Fagin dans Oliver Twist (1948), d'un vendeur improvisé espion dans Notre agent à La Havane (1959), du prince Faisal dans Lawrence d'Arabie (1962), du jeune révolutionnaire Yevgraf dans Le docteur Jivago (1965), du jedi Obi-wan Kenobi âgé dans la première trilogie Star Wars (1977, 1980, 1983), du roi Charles Ier dans Cromwell (1970), et bien d'autres rôles mémorables. Sa polyvalence a fait de lui l'un des tous meilleurs acteurs de l'histoire du cinéma britannique. Révélé par David Lean, avec qui il fut ami toute sa vie, il bifurque pourtant (essentiellement) vers la comédie pendant presque une décennie entière. Notamment au sein des studios Ealing, où il montrera tout son talent pour le sens du timing et le phrasé, mais avant tout pour sa gestuelle entre la malice et la maladresse.


Si bien que, avec l'export de ces films aux États-Unis à la fin des années 1940, les américains les surnommaient les Guinness comedies. Après la fin de la seconde guerre mondiale, le producteur Michael Balcon compris qu'il fallait proposer aux publics « des films qui s'évadent de la mobilisation nationale » [Philippe PILARD, Histoire du Cinéma Britannique, Nouveau Monde éditions, 2010, p. 99]. Dans la renaissance de l'industrie (après un cinéma majoritairement de propagande) et la reconstruction du pays, il y avait un besoin de rêver, de s'évader et de divertissement. Avec les studios Ealing et sa société de production, Balcon lance une série de comédies. La première est À cor et à cri (1947) avec le superbe Alastair Sim, mise en scène par Charles Crichton. Celui à qui l'on devra notamment De l'or en barres, Tortillard pour Titfield, La bataille des sexes, ou Un poisson nommé Wanda.


Toutes ces comédies, depuis référencées made in Ealing, ont souvent des composantes communes, ayant fait le style du studio jusqu'à devenir quelque peu la définition de l'humour britannique. On y retrouve des contextes réalistes, le désir de pousser les gags jusqu'à l'absurde (et ainsi créer une dissonance perturbant le réalisme), l'immersion au sein d'une communauté ou d'une profession, de l'ironie, de la dérision ou sarcasme, jusqu'à prendre le point de vue de personnages pas forcément bien attentionnés devenant pourtant symboles d'une désobéissance face à l'ordre établi. Mais l'anarchie n'aura jamais lieu, malgré le bon vouloir des cinéastes : il y a toujours dans les films un rebondissement rappelant la morale à l'ordre, comme si le producteur Michael Balcon mettait un frein à la critique de la société britannique. C'est peut-être ce qui causera la chute des studios Ealing (et de tout autre studio du même calibre), et la chute progressive de ce modèle de comédies.



Noblesse oblige (Robert Hamer, 1949)


Oui, Alec Guinness incarne huit rôles différents dans ce film. Mais ce n'est pas le plus passionnant. Si les multiples transformations multiples de l'acteur sont entrées dans la renommée, c'est qu'il y a une idée de cinéma qui le lui a permis. Onze années avant Le Voyeur de Michael Powell, Robert Hamer prend le point de vue d'un tueur en série. La structure en flashbacks, où le protagoniste raconte sa propre histoire, permet de suivre le monde tel que celui-ci le perçoit. C'est dans ce détachement apporté par Louis que le film trouve son contraste. Le plaisir de chaque meurtre est fait avec cocasseries et burlesque, tout en mettant l'accent sur l'insensibilité et l'immoralité du protagoniste serial killer. Dennis Price y est fabuleux, accordant aux jeux de mots et à l'ironie des dialogues une flegme le rendant presque attachant. D'autant qu'elle concorde avec le désir de vengeance, vis-à-vis de sa mère humiliée par la société.

Au-delà de s'immerger au sein de la famille d'Ascoyne, prendre le point de vue du tueur dynamite de l'intérieur le portrait de la société recherché. Au-delà d'assassiner un duc, le film s'en prend frontalement à un banquier, à un militaire, à un religieux, à une suffragette, à un photographe, etc. Ou comment s'attaquer directement et successivement aux voix les plus fortes et aux plus privilégiés de la société. Dans le même temps, par le biais de sa galerie de personnages et de ses décors raffinés, le film fait un saut dans le temps dans l'époque edwardienne. Une façon de remettre en question les fondements (sociaux, sociétaux, institutionnels, mœurs) de la société d'avant seconde guerre mondiale, qui essaient de se remettre en place doucement une fois la guerre terminée. Mais ce n'est pas sans cynisme, car Louis veut abolir tout cela (en tuant chaque membre et héritier de sa famille) pour prendre la place lui-même. Une boucle sans fin, en somme.



Vacances sur Ordonnance - Last Holiday (Henry Cass, 1950)


Rares sont les comédies débutant avec un évènement tragique. Ici, le commercial en outils agricoles nommé George (Alec Guinness) apprend qu'il est mourant et qu'il n'en a plus pour longtemps. Il choisit alors d'utiliser toutes ses économies pour s'accorder du bon temps avant de décéder, en se payant un séjour dans un hôtel prestigieux. Même s'il ne s'agit pas d'une production Ealing, le cinéaste Henry Cass en reprend des constantes. Comme cet humour noir où deux classes sociales se côtoient. Il y a ici le mouvement d'amener un homme des classes les plus modestes à côtoyer des personnes riches, d'intégrer leur monde le temps de vacances. Sauf qu'il ne s'agit pas d'une comédie avec des gags où George perturberait et parasiterait ce monde bourgeois. En étant une sorte de monsieur-tout-le-monde, le protagoniste se fait le dernier espoir d'une bonté humaine, d'une légèreté. Il est aussi une loupe, au sein de cette communauté de clients de l'hôtel. Celle qui ouvre le cadre sur un univers qui était jusqu'alors inaccessible.

Face à cet "intrus", les bourgeois deviennent curieux, à vouloir percer le mystère qui l'entoure. Puis, face à cette pléthore de personnages où l'apparence compte plus que tout, comme un code pour exprimer sa place en société, il oppose sa flegme à leur élégance. De cette manière, il rend quelque peu plus sensibles, en donnant au film son regard ironique sur le film. Entre hypocrisie et faux semblants, cette classe sociale supérieure est quelque chose dont il faut constamment se méfier. Surtout lorsqu'elle fonctionne en masse presque uniforme, en huis-clos. Henry Cass ramène donc chaque fois George à la distance sociale et sensible qui le sépare de ces bourgeois. En employant des ruptures de tons, la légèreté et la naïveté de George dérivent régulièrement vers la conscience des maux du monde. Finalement, il s'agit de capter le peu de bonté et de légèreté restantes chez l'humain, qui se meurt quand le pouvoir de l'argent, l'exploitation au travail, les privilèges bourgeois et la mort s'imposent.



De l'or en barres (Charles Crichton, 1951)


Enfin l'occasion de mentionner l'un des plus grands scénaristes britannique : Thomas Ernest Bennett Clarke, plus communément nommé T.E.B. Clarke. On lui doit parmi les plus beaux films, et les meilleures comédies, entre 1944 et la fin des années 1960. Ne faisant pas partie de la rétrospective, il a signé les scénarios de Au coeur de la nuit (1945), À cor et à cri (1947), Les guerriers dans l'ombre (1947), La lampe bleue (1950), The magnet (1950), Il était un petit navire (1957), et tant d'autres. Fidèle de Basil Dearden, Charles Frend et de Charles Crichton. Ce-dernier, à qui il offre cette histoire rocambolesque de deux apprentis criminels, composée d'un employé de banque en besoin d'aventure et son voisin excentrique. Leur objectif est de voler de l'or et l'envoyer clandestinement en France sous forme de petites tours Eiffel.

L'alchimie entre Alec Guinness et Stanley Holloway fonctionne tellement bien, que les défauts du film (facilités d'écriture, mise en scène assez explicite, rythme mal géré) finissent par participer à la bonhommie de l'ambiance. Parce que même si ce n'est pas le scénario de T.E.B. Clarke ni la mise en scène de Crichton les plus inspirés, le cinéaste réussit à tirer une atmosphère presque cartoonesque. Les deux protagonistes ressemblent à deux fans de romans policiers (cette référence n'est pas anodine, mais il ne faut pas tout dévoiler) possédant une pièce secrète dans une cave ou dans un garage. Ce qui pousse Charles Crichton à créer même des séquences faites de suspense. L'enthousiasme de ses protagonistes se confondant avec maladresse, ils sont en proie à gâcher en permanence leur projet. Jusqu'à une seconde partie totalement folle et hilarante au sein même de Paris et de la Tour Eiffel. Pour l'anecdote, on y voit Audrey Hepburn dans ses premiers pas au cinéma (son 5e rôle).



L’homme au complet blanc (Alexander Mackendrick, 1951)


Y a t-il, dans toute l'histoire de la comédie britannique, plus critique envers la société et la politique qu'Alexander Mackendrick ? Et qui de mieux qu'un acteur caméléon comme Alec Guinness, pour incarner un scientifique un peu fou mais terriblement optimiste, alter-ego du cinéaste dont le génie est amputé par le conformisme du producteur Michael Balcon ? Sidney Stratton est un chimiste, ayant inventé un tissu qui résiste aux taches et à l'usure, au sein d'une société cupide et affreusement binaire (d'un côté les patrons de l'industrie à la recherche de l'exclusivité et du pouvoir, de l'autre les classes défavorisés et les ouvriers toujours en colère et à penser à comment militer). A vouloir créer une bonne chose pour l'humain, il finit par en révéler les pires travers. Naïf et candide, le protagoniste est en fait complètement à rebours du monde qui l'entoure. Il est pourtant le personnage perturbant le réel, cassant les liens sociaux typiques, tout en étant incapable de communiquer convenablement avec toute personne qui l'entoure.

Alexander Mackendrick se fait donc un grand plaisir de critiquer violemment la société de consommation. La cécité suggérée de toute part (des patrons / riches, et des ouvriers / classe populaire) trouve tout de même un écho ironique. Parce que le cinéaste est conscient que rien ne changera, et que tout est fait pour empirer. Ainsi, au sein de cette communauté de l'industrie, le chimiste Sidney est incapable de constater les conséquences de son idée, et les patrons ont un tel pouvoir qu'ils ne pourront jamais céder. A partir de là, le cinéaste met en scène l'étouffement de la candeur, l'oppression de l'optimisme. Le peu de lumière est contrebalancée par une oppression physique, les décors ont tous une telle perspective / ouverture que les personnages semblent se noyer dans un abîme qui les aspire, certaines scènes relèvent même de la rêverie (voire du cauchemar). Jusqu'à aller vers le thriller d'espionnage sombre et mortel.



Captain's Paradise (Anthony Kimmins, 1953)


Le mouvement du personnage d'Alec Guinness, capitaine d'un ferry allant de Gibraltar à Tanger, est à la fois celui d'un puzzle en pleine construction (la quête de la femme idéale), celui d'une mélodie qui fonctionne par répétitions (les allers-retours permanents) et celui d'un patriarcat qui s'use tout seul de son besoin de garder le contrôle. Ce mouvement entre les deux pays a aussi quelque chose de méta, dans ce qu'il montre du protagoniste, vis-à-vis de la réputation d'acteur caméléon d'Alec Guinness. Le capitaine Henry se livre à une liberté sulfureuse et spontanée avec sa femme autochtone à Tanger, et devient un époux élégant et réservé lorsqu'il est avec sa femme anglaise à Gibraltar. Mais ce mouvement là donne lieu à la comédie car Anthony Kimmins ironise sur cette double facette de son protagoniste. Il y voit le représentant maladif d'une société (post seconde guerre mondiale) qui n'a pas encore remis en question son rapport aux femmes.

Si bien que le plus important relève de deux idées se greffant à ce mouvement. La première concerne les transitions en plein mouvement, quand Henry est avec ses camarades/coéquipiers : les discussions vaines, le machisme, la pseudo virilité, etc sont les railleries de la gente masculine britannique. La seconde idée est dans la caractérisation des deux personnages principaux féminins, qui sortent progressivement du rôle que leur a assigné Henry, pour "se compléter" par elles-mêmes. Mais cela arrive grâce à la mise en scène : la dichotomie entre les espaces/foyers intimes entre Gibraltar et Tanger se rompt, Maud et Nita changent d'elles-mêmes leur rapport à leur quotidien et donc à leur environnement, Henry se retrouve de plus en plus en décalage avec chaque situation. Même si le film souffre d'un rythme pas toujours bien calibré, son message féministe et son message anti-colonial en font une sympathique comédie.



Tueurs de Dames (Alexander Mackendrick, 1955)


Il s'agit très surement de la comédie (et même film, tout simplement) la plus populaire des studios Ealing. Assez ironique puisque la société arrive dans ses dernières années, déjà consciente d'être en période de crise. Pourtant, le cinéaste Alexander Mackendrick sort cette comédie aux airs de fable enfantine, pleine d'humour dérisoire et sarcastique. Et avec une idée très simple : une bande de criminels louent une chambre dans la maison d'une vieille dame, prétendument pour répéter leur musique, mais surtout pour braquer une banque non loin. Le flegme britannique se retrouve alors confronté au raffinement lui aussi typiquement britannique. La coquetterie de la maison est confrontée à une intention macabre. Il se joue alors comme deux films en un, avec la comédie de meurtre et la comédie de braquage. Sans jamais chercher le jusqu'au-boutisme des gags, n'allant jamais jusque dans l'absurde, la dérision apportée par Mackendrick et le casting (Peter Sellers dans l'un de ses premiers rôles importants) suffit à créer les rebondissements burlesques. Une comédie macabre qui ne peut aboutir donc, ou plutôt qui aboutit à renverser chaque situation. C'est là la dissonance mise en scène par Mackendrick.

L'espace se révèle impossible à apprivoiser, tellement celui-ci a toujours des surprises spontanées à révéler. Et même si les criminels cherchent à exploiter chaque recoin de la maison pour temporiser, la mécanique du retardement apparaissant régulièrement dans les oeuvres du cinéaste est à la fois leur pire ennemi et la source principale de la comédie. Chaque enjeu est toujours reporté, inlassablement, en ajoutant un motif d'apparence anecdotique mais qui vient tout dérégler. Si bien qu'une lecture purement politique peut se faire à travers cette comédie (Mackendrick était très ouvertement engagé). Celle de la victoire d'une société britannique aisée et ancienne, qui n'a pas vraiment conscience que le pays va mal. Tel un film désespéré qui voit mourir les gens du peuple avec leur maladresse et leur naïveté chaotique, ne pouvant rien faire face à un régime socio-politique (et un décor) ancré depuis trop longtemps. La victoire d'un raffinement institutionnalisé, au milieu d'un environnement industriel défavorisé. Comme si Mackendrick mettait en scène, dans les grimaces comiques d'Alec Guinness et ses compères, la fatalité face à l'espoir déchu de l'égalité.


Les films suivants ne comprennent pas Alec Guinness à leur casting.



Passeport pour Pimlico (Henry Cornelius, 1949)


Trop rarement la comédie au cinéma a donné autant d'importance au paysage, et même à sa transformation. Dans le quartier londonien de Pimlico, d'un terrain vague doit naître une piscine, mais c'est une bombe ensevelie qui éclate. C'est là que l'ironie débute. Alors que le Royaume-Uni est en proie aux difficultés d'après guerre (ruines, rationnements, transports, loisirs, etc), c'est un cratère qui va redonner espoir. Alors plutôt que de s'apitoyer sur leurs problèmes quotidiens, les habitants locaux vont trouver une raison absurde de les détourner. Les objets médiévaux qu'ils trouvent dans le cratère les lie directement au duché de Bourgogne. Ainsi, ils vont déclarer leur indépendance du Royaume-Uni, et essayer de s'organiser en autonomie.

Double transformation du paysage, car tous les habitants s'unissent pour fonctionner en totale autarcie. Jusqu'à ce qui donnera le titre du film, à savoir avoir besoin d'un passeport pour se rendre dans le quartier de Pimlico. Le cinéaste Henry Cornelius se permet alors le jusqu'au-boutisme, puisque dans ce qui commençait comme une chronique, devient progressivement une vaste fantaisie pleine de légèreté et d'exubérance (avec toute la maladresse de ces personnages s'improvisant indépendants). La touche de fantaisie, avec tous les motifs convenant à l'idée d'un conte historique médiéval, permet au film de glisser de l'individualisme moribond à une ode au collectif et à la communauté. Parce qu'au final, ce qui pourrait se voir comme un repli sur soi est davantage une aventure pour retrouver ce qui constitue l'identité et la fierté britannique.



Whisky à gogo (Alexander Mackendrick, 1949)


Datant aussi de 1949, Noblesse oblige n'est pas la seule comédie ayant fait bondir la réputation des studios Ealing, et à permettre leur développement rapidement. Whisky à gogo de Mackendrick est l'autre film à y avoir participé. Tout autre réalisateur, mais la même ligne directrice qui leur correspondait tous deux : il s'agit aussi ici du récit d'un personnage ou d'une communauté qui s'oppose avec les moyens du bord à l'autorité du gouvernement britannique. Et comme l'est Alec Guinness dans le film de Robert Hamer, les personnages constituant la communauté écossaise ici n'est pourtant pas portraiturée avec une grande tendresse ou bienveillance. La morale des personnages laisse à désirer (pas uniquement via le vol), même si leur intention est louable. Encore une fois, il n'y a aucun jugement effectué, mais plutôt une volonté de ne pas mentir sur le caractère complexe de l'humain.

La gravité du fond, avec cette communauté profondément délaissée par l'État, s'accompagne d'une légèreté, d'une malice, d'une maladresse, d'un jeu goguenard sur les mots (une absurdité inoffensive, en somme). Mackendrick est même presque dans les pas de Michael Powell quand il filmait l'Ecosse avec A l'angle du monde ou Je sais où je vais : il y a un certain aspect rustique qui provient du territoire (l'étrangeté du paysage lointain, le mode de vie) tout en étant une poésie fascinée par la force de la nature (les éléments naturels, la détermination des personnages, leur amour pour les traditions). Si bien que la caméra virevolte entre de nombreux points de vue, créant un rythme frénétique. Ressemblant parfois à un faux documentaire à la fabrication artisanale, à d'autres moments à une chronique mélodramatique sur l'identité liée à un territoire, et parfois à un film de guerre où les habitant-e-s vivent sous une occupation policière. L'idée est donc bien de réveiller les penchants les plus brutaux de l'âme, pour affirmer son ancrage possessif d'une terre.



Tortillard pour Titfield (Charles Crichton, 1953)


Premier film des studios Ealing en couleurs, et en Technicolor ! Dans cette comédie à casting d'ensemble aux personnages hauts en couleur, le cinéaste Charles Crichton (Un poisson nommé Wanda, A cor et à cri, De l'or en barres, La bataille des sexes) montrait déjà son fort attrait pour les décors réalistes. Et il s'agit peut-être l'une des comédies Ealing les plus explicites sur l'opposition entre le citoyen (faisant partie d'une communauté ou pas) face à l'État. Non pas que cela gâche le plaisir du film, bien au contraire. Parce que la volonté des habitant-e-s de Titfield (de préserver par eux-mêmes le passage d'un train dans leur village, alors que le gouvernement décide de fermer la ligne) permet de mettre l'accent sur les besoins vitaux de la ruralité. Ainsi, ce décor réaliste participe à célébrer, avec tendresse et fantaisie, un mode de vie d'apparence anodin dont l'amateurisme participe à l'excentricité (faite joie contagieuse).

Avec la cocasserie des nombreuses péripéties qui se succèdent, une mécanique de la vie collective et rurale se met en place. Les personnages en sont à la fois les rouages, et également les bénéficiaires. Un véritable film de solidarité, où la couleur se fait l'expression d'une identité / d'une âme locale. Parce que chaque émotion, chaque personnalité, chaque perception participe à organiser la vie de cette communauté. Jusqu'au train, donc. Parce que la comédie est poussée dans le jusqu'au-boutisme typique d'Ealing, où le paysage est un défi constant pour les personnages. Le maintien du train doit faire face aux habitudes professionnelles de chacun-e (comme les fermiers et leurs animaux, ou les machines agricoles, etc), et aux contraintes architecturales de leur village. En quelque sorte, le Technicolor est très adéquat pour cette comédie où la prise en charge du train ressemble à un défi surréaliste et surhumain. Le film est même parfait pour les amateur-rice-s d'effets spéciaux artisanaux.



The Maggie (Alexander Mackendrick, 1954)


Pourrait faire partie d'un diptyque parfait avec Tortillard pour Titfield de Crichton, tant le bateau nommé The Maggie a autant d'importance que le train. Pas loin de la course poursuite en bateaux, le film est aussi une opposition entre deux conceptions du monde : celle de l'homme rural fait capitaine d'un petit navire, et celle du riche américain. Alors que ce-dernier cherche absolument à récupérer sa cargaison, après s'être fait dupé, l'aventure de chacun d'eux se construit pour révéler cette Ecosse. A fois dans un ton désespéré et dans un ton sarcastique, Mackendrick tend à faire apparaître à chaque escale la cruauté qui règne (et a créé la pauvreté) et la flegme pleine de légèreté qui ressort des humains rencontrés. La mesquinerie des deux personnages principaux, malgré une forme d'empathie que le cinéaste leur accorde à plusieurs reprises, permet de dévoiler que les vrais problèmes sont ailleurs : sur les quais, dans l'horizon des quais.

Grâce à la mécanique du retardement chère à Mackendrick, où les objectifs des personnages sont constamment repoussés par diverses péripéties externes, les mouvements plein d'espoirs des protagonistes sont ce qui permet de découvrir le paysage. Soit dans des scènes où il est désopilant de s'y perdre. Soit en prenant conscience que la société écossaise est aussi plurielle, que réunie dans les mêmes difficultés. L'insolence sous-jacente du film est alors une façon cocasse de percer le paysage, de l'ouvrir vers des sensibilités diverses et vers ce qui ce meurt progressivement. Parce que s'il fallait résumer cette comédie, il serait possible d'opposer les traditions rurales écossaises face au matérialisme capitaliste représenté par le riche américain. Une opposition où, au milieu, se trouve la figure d'un jeune garçon, point central de la morale du film – seul personnage dont l'enthousiasme est insouciante.



Chaussure à son pied (David Lean, 1954)


Qui l'eut cru ? David Lean a réalisé une comédie, pas si loin du ton des productions des studios Ealing. Et pourtant, toutes les obsessions thématiques du cinéaste sont bien présentes. Que ce soit les barrières sociales à briser, la place des femmes dans une société dirigée par des hommes, la possibilité de l'amour libre dans un monde où des règles de conduite sont dictées, et une certaine idée du romanesque pour faire exister les émotions humaines au sein d'une époque qui cherche à se reconstruire. À travers les dédales de Charles Laughton dans la peau de Hobson, le cinéaste montre la beauté des gens, et la richesse de leur environnement. Malgré l'hérésie d'un contrôle patriarcal qui s'obstine et sème le chaos, les femmes brillent et le paysage montre ses différentes vertus et perspectives. Il y a même quelque chose d'un retour de Lean à une inspiration de Charles Dickens, où la beauté et le sinistre cohabitent.

Tout cela est possible car l'approche comique de David Lean consiste à ce que son personnage principal, Hobson, renvoie l'image d'une bouffonnerie hilarante. Si bien que le film n'est jamais très loin du burlesque ou du slapstick. Le cinéaste prend un malin plaisir à mettre en inconfort les personnages masculins, et faire des personnages féminins les êtres qui méritent davantage d'espace pour s'exprimer et montrer leur intelligence. Cela va de paire avec la critique effectuée de l'époque victorienne du récit. Très sarcastiquement, David Lean filme un univers industriel par l'envers. La richesse de quelques personnages est synonyme de bouffonnerie et d'humour, à l'opposé du raffinement, tandis que les rues pavées sales et symboles de la misère générale sont synonyme d'amour et de sincérité. A noter la superbe performance de John Mills, un des comédiens fétiches de David Lean (et un acteur adoré par l'auteur de ces lignes), fabuleux dans la progression que son personnage gagne en assurance.



Un mari (presque) fidèle (Sidney Gilliat, 1955)


Surement le film le plus particulier de toute la liste. Parce que le duo Frank Launder et Sidney Gilliat ont toujours été bien loin de l'approche comique des studios Ealing. Un peu comme l'étaient les frères John et Roy Boulting, également. Surtout lorsqu'ici, Gilliat seul à la mise en scène décide de scruter la bêtise de l'être humain. Il y a le machisme et le désir de contrôle des hommes, et l'émancipation des femmes consistant à dégager les hommes. Les deux sont complexes grâce à la variété de personnages et de personnalités, mais les deux sont considérés comme un virus social qui rend les humains plus risibles les un-e-s que les autres. Cela dit, Sidney Gilliat veut continuer à croire en quelque chose. Et c'est le plaisir, l'amusement, la bonhomie. Une approche possible car il dénonce très clairement le mariage et l'exclusivité amoureuse.

Non pas que le cinéaste prône la polygamie ou le polyamour, il cherche justement à exprimer la complexité de l'amour et de l'attirance. La liberté est tout ce qui l'intéresse, en faisant toujours la distinction entre le corps et l'esprit, entre la raison et le coeur. A partir de là, Gilliat s'amuse beaucoup de la portée des couleurs. Car elles sont à la fois la source des pires penchants des personnages, mais aussi la représentation d'une flamme / d'une passion qu'il faut préserver, puis la poésie d'un monde où il fait bon vivre et s'aventurer. Il faut tout de même noter que la fin est surprenante, et parvient à quelques égards à émettre une rédemption vis-à-vis du protagoniste, quitte à faire passer les personnages féminins comme les cibles de la moquerie qu'est le film. Dommage d'en arriver là, quand il y avait une égale bataille des sexes durant tout le film.


Teddy Devisme