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[ENTRETIEN] : Entretien avec Luàna Bajrami (Notre Monde)

© SAMEER AL-DOUMY / AFP // © 2024 Orezane Films - Quad Ten - Gaumont - Orphée Films


Nous avons rencontré Luàna Bajrami dans un café parisien à l'occasion de la sortie de son deuxième long métrage, Notre Monde, où elle explore de nouveau les affres de la jeunesse dans un Kosovo rempli de désespoir, à l’aube de la déclaration d’indépendance. Une fois n’est pas coutume, nous la tutoyons dans cette interview, tant le dialogue était fluide et passionnant.


J’ai l’impression que j’ai aussi une forme de liberté dans l’écriture parce que mes personnages ont la vie devant eux. J’ai le même âge qu’eux. Ce n’est jamais autobiographique mais j’écris sur des émotions que j’ai moi-même ressenties, que je ressens toujours parfois. J’ai cette forte impression que c’est quelque chose à saisir tout de suite, pour les dépeindre, pour les documenter de manière spontanée, brute, sans filtre, sans nostalgie, ni rien de ce genre. Parce que ce sera trop tard après. 

Comme première question, j’aimerais te demander qu’est-ce qui a changé entre ton premier long métrage et celui-ci ? En termes de budget, de tournage, mais aussi toi, en tant que réalisatrice ?

J’ai pu passer par les circuits classiques pour celui-ci, ce qui n’était pas le cas pour mon premier film. J’ai obtenu l’aide Cinéma du monde du CNC, ce qui m’a permis de prendre plus de temps, pas beaucoup non plus mais j’ai senti la différence. En tant que réalisatrice, j’ai pris en expérience et en maturité. J’avais plus d'outils pour me faire comprendre et aussi pour être plus assurée dans ce que j'envisageais. Et puis, j’ai accepté quelque chose de moi. Que l’essence de mon travail, c’était les personnages, bien plus que la composition d’images, qui pourtant me passionne. Je me suis beaucoup plus penchée sur mes actrices et mes acteurs et j’ai laissé mon équipe gérer derrière. Pour résumer, j’étais plus à l’aise.

C’est un bon point !

C'est déjà pas mal !

Tu as écrit le scénario seule, n’est-ce pas ?

Oui.

Qu’est-ce qui t’as poussé à écrire cette histoire ?

Je voulais continuer à explorer cette question de la jeunesse au Kosovo, en premier lieu, mais de manière un peu plus universelle peut-être. J’envisage un diptyque, voire un triptyque sur ce sujet, je ne sais pas encore. C’est la découverte de VHS dans ma famille, pendant le confinement, qui a enclenché quelque chose en moi. Je ne sais pas …Ça m’a bouleversée de voir ces images. L’idée est partie de là, d’interroger la mémoire au travers d’images familiales. Au tout début, l’objet caméra avait une place prépondérante dans le récit mais j’ai laissé tomber cette idée et maintenant ces images ont plus une valeur symbolique.

Les images que l’on voit dans le film, ce sont ces cassettes que tu as trouvées ?

Oui oui, ce sont bien elles !

Elles ont une autre saveur quand on a cette information.

Je ne voulais pas expliquer le passé de manière artificielle. On a cherché à les reconstituer honnêtement. Mais ça ne fonctionnait pas. Il manquait quelque chose…

De l’authenticité ?

Oui, quelque chose qu’on ne peut pas falsifier. On ne peut pas mentir sur les émotions qu’on a quand on regarde notre passé, nos histoires de famille. En tout cas, cette expérience me l’a appris.

Pour repartir un peu sur l’histoire de ton film. Dans La colline où rugissent les lionnes, on ne quittait pas le village.

C’est un film de campagne oui [rires].

Et là, nous suivons tes deux personnages principaux quitter cette campagne justement, pour la ville. Qu’est-ce que ça t’évoque ce changement de décor ?

Ce ne sont pas du tout les mêmes personnages mais oui, il y a des similitudes entre mes deux films et ce changement de décor, c’est un pas en avant. En fait, j’avais vraiment envie de filmer la ville. J'avais envie de faire quelque chose de plus ghetto presque. C’est fou parfois comme une idée de base peut passer à la trappe parce que je ne filme pas beaucoup Pristina au final. On voit la ville à travers leurs yeux, à Zoé et à Volta et elles sont très vite enfermées dans un autre univers. Mais en tout cas, oui, je voulais un autre contexte parce que j’ai envie d’explorer dans mes films et de ne pas m’enfermer, même si je parle toujours du Kosovo. Le village est toujours un peu là, plus dans l’image mais dans la tête de mes personnages. C’était important pour moi qu’on voit la famille au début. Ce n’est pas une famille aussi défaillante que ça, si on veut faire une comparaison avec La Colline. Ils ne se comprennent tout simplement pas. Le gouffre générationnel est trop important.

Elles s’échappent d’une prison pour en trouver une autre au final, on est loin des récits classiques de coming-of-age où la ville symbolise le début de l’indépendance.

Ah complètement ! Elles s’en vont avec tellement d’illusions et d’histoires dans leur tête. Peut-être que si elle n’habitait pas au Kosovo, ça se serait passé exactement comme tu viens de le dire. Pour moi, elles font un choix qui demande du courage, qui demande beaucoup de responsabilité et de maturité. Mais elles se confrontent à un mur. Parce que ce choix-là n’a de la valeur uniquement s’il y a quelque chose derrière. Sauf qu’il n’y a rien qui les attend en ville, à part d’autres problèmes. Ce n’est pas que je voulais pas y mettre de l’espoir mais je voulais voir ce qui se passe quand il n’y pas plus de perspectives. Il y en a toujours, à mon avis, mais pas celles qu’elles attendaient. Et le choc, ça engourdit, ça alimente une colère qui empêche de les voir.

Le choc est d’autant plus fort qu’elles partent à l’aventure, à la Thelma et Louise, avec leur voiture et un rêve. Et leur élan est assez vite freiné dans le film.

J’ai l’impression qu'on a tous besoin de ce genre de mouvement en avant fort quand on veut vraiment quelque chose non ? Je veux dire par là qu’il nous faut être dans un état d’esprit à la Thelma et Louise pour changer radicalement de vie. J’adore la voiture en plus, la symbolique de la voiture. Je pense qu’il était important de mettre en place cette espèce de sensation de souffle, pour que la cassure soit d’autant plus marquante.

Copyright 2024 Orezane Films - Quad Ten - Gaumont - Orphée Films


Puis elles sont à un âge de transition. La fin de l’adolescence, le début de la vie d’adulte, là en l'occurrence le début de la vie étudiante. C’est un sujet qui te plaît j’ai l’impression parce que ton précédent film abordait aussi cette thématique. Qu’est-ce qui te plaît dans cette transition ?

Je pense que ce qu’il me plaît c’est que ce sont des personnages avec un contexte initial voué à évoluer. On parlait de prison de tout à l’heure. L’adolescence peut être vécue comme une prison, avec des carcans très durs, comme le vivent les personnages de mon film. La fin de l’adolescence c’est d’avoir, d’un coup, plein d’options disponibles. Les choix qu’ils font ne sont pas synonymes de finalité, parce qu’ils ont des boulevards devant eux. Quand je commence à écrire, tout peut se passer en fait. J’ai l’impression que j’ai aussi une forme de liberté dans l’écriture parce que mes personnages ont la vie devant eux. J’ai le même âge qu’eux. Ce n’est jamais autobiographique mais j’écris sur des émotions que j’ai moi-même ressenties, que je ressens toujours parfois. J’ai cette forte impression que c’est quelque chose à saisir tout de suite, pour les dépeindre, pour les documenter de manière spontanée, brute, sans filtre, sans nostalgie, ni rien de ce genre. Parce que ce sera trop tard après. En fait, … [rires]. Tous ces personnages, de Notre Monde ou même les Lionnes, ça pourrait être mes potes. Ils et elles sont proches de moi, d’une certaine manière.

Et est-ce que le fait d’être confronté à d’autres personnes de leur âge fait partie du choc que l’on évoquait tout à l’heure ? Elles sont plutôt seules dans leur village, presque comme si elles n’étaient entourées que de personnes âgées. Partir en ville, c’est aussi abandonner une certaine individualité pour se confronter au collectif.

Je trouvais très intéressant de les confronter à des gens de leur âge bien plus avancés qu’elles dans leur expérience de la vie. Elles n'en ont pas conscience mais elles arrivent à Pristina avec une forme de naïveté qui rend tout cruel. Les autres sont déjà résignés, elles, elles apprennent à l’être. Oui, je trouvais ça intéressant que le mur qu’elles se prennent à la figure ne soit pas seulement dans ce qui leur arrive, mais aussi dans leur interaction avec leurs camarades, bien qu’il y ait de l’amusement, cette flamme de jeunesse de se dire “quoi qu’il arrive, on s’éclate”. Et le choc dont on parle c’est le fait qu’elles embrassent la réalité. C’est tout le fil du film, à quel point est-ce qu’on est autorisé à rêver selon le contexte dans lequel on vit. C’est même une boucle, parce que c’est une question que l’on pose au début du film, à laquelle on refait écho à la fin, en quelque sorte. Cette sensation de boucle m’intéressait parce que la réalité, c’est aussi ça. Être dans une forme de projection, qui se brise. Et pour elles, pour mes deux personnages, c’est ce qui peut leur arriver de mieux pour grandir. Mais c’est vrai que selon les individus, selon les personnalités, cela peut être traumatisant.

Il y a aussi une certaine violence qui ressort des personnages. Alors je ne sais pas si le mot violence est adéquat, peut-être plus une forme de frustration.

Si, c’est un peu ça. Je parlais de résignation, mais ce serait minimiser ce qui leur arrive. En vérité, ils sont juste en colère.

Et ils ne savent pas où la diriger, c’est peut-être le plus terrible.

Oui, parce que l’université, c’est le symbole de l’institution justement, mais c’est un symptôme, pas la vraie maladie. Ce qui est frappant c’est que cette colère bouillonne de manière très différente selon les personnages mais ils ne savent pas contre qui ils sont en colère. Ils vont dans tous les sens et pour moi, ils se perdent. C’est une forme d’errance qui est, pour le coup, dans la continuité de mon premier film. Je voulais mettre cela en image, sans être dans le spectaculaire. Dans ces moments d’incertitude, on est en colère contre tout. Je pense que c’est de là que vient la frustration dont tu parles, c’est qu’on ne sait pas où poser notre colère. J'ai déjà eu ce sentiment, je l’ai encore. Je pense qu’on peut tous s’identifier à ça.

Surtout en ce moment.

Surtout en ce moment, oui.

Zoé et Volta ont un aspect gémellaire. Elles se ressemblent, font tout ensemble. Est-ce que les désillusions dont on parlait passent aussi par le fait qu’elles se rendent comptent qu’elles n’ont plus autant besoin l’une de l’autre ?

Je trouvais très beau d’explorer ce lien fusionnel. C’est aussi intéressant de voir que, malgré une éducation identique, malgré des expériences identiques, elles auront deux réactions très différentes. Même si elles prennent le même envol, elles ne volent pas de la même manière. Le cœur du film explore aussi leur amour à l’épreuve de la réalité. Pour moi, elles incarnent deux prismes de la jeunesse. C’est vrai que j’ai fait attention dans mon choix d’actrices, elles se ressemblent beaucoup. Et je voulais qu’à l’image elles soient tout le temps collées ensemble. Elles suivent les mêmes cours, traînent avec le même groupe, dorment dans le même lit. On comprend pourquoi elles ont besoin de s’éloigner ! Volta a un aspect très louve. Elle a pris la place de la grande sœur, de la protectrice et Zoé arrive à un moment de sa vie où elle a besoin d’indépendance et de libre arbitre. C’est propre à cette situation de transition. Quand tu passes un cap, tu … J’aime pas trop le terme “déconstruire” mais tu remets tout en question et tu essayes de te trouver. Ça ne veut rien dire de se trouver, en vérité, c’est un concept flou.

J’ai l’impression que c'est presque une pression de se trouver dans cette tranche d’âge.

Exactement oui ! C’est une crise identitaire qu’elles traversent. C’est pour cela que j’ai choisi de placer l’histoire en 2007, qui est une période de transition pour le pays entier. Deux jeunes femmes en quête d’elles-même dans un pays qui est lui aussi en quête de lui-même.

Tu as parlé d’une forme d’errance à l’image. J’ai aussi trouvé qu’on ressentait aussi une certaine urgence. Comment tu l’as travaillé dans ta mise en scène, dans ta façon de diriger tes actrices et tes acteurs ?

L’urgence est venue naturellement, par rapport au scénario. Mais une fois qu’on a dépassé l’écriture, … Je leur envoyais toujours l’image de la cocotte minute, je leur disais de se mettre sous couvercle, de ne jamais faire sortir complètement une émotion. C’est retenu et en même temps, on est dans quelque chose de vif et c’est ce qui, je pense, amène ce sentiment d’urgence également. Le fait de ne jamais avoir complètement accès aux émotions des personnages. En termes de mise en scène, ça se traduit par d'extrêmes gros plans. Je crois que je connais chaque partie de leur visage par cœur après le montage [rires]. Je voulais qu’on se sente au plus proche d’elles, qu’on épouse leur point de vue de manière assez équilibrée, de choisir de les séparer à l’écran ou pas.

Tu utilises aussi pas mal la caméra portée non ?

Oui, pour créer une dynamique. Mais je ne l’ai utilisé qu’à des moments stratégiques. J’ai tendance à détester les films uniquement tournés en caméra portée, ça me donne le tournis.

Il se passe beaucoup de choses dans ton film, mais tu arrives pourtant à ne pas tomber dans une lourdeur tragique. Ce n’est pas misérabiliste. Comment as-tu trouvé le juste dosage ?

Je parlais de spectaculaire tout à l’heure mais le misérabilisme est le mot que je cherchais ! En fait, j’ai un problème avec le voyeurisme, ce qui est un peu ballot quand on fait du cinéma [rires]. On peut vite rentrer dans cet écueil d’enfoncer le clou du tragique pour attirer les larmes mais ce n’est pas une émotion que je cherche à créer particulièrement. Je suis plus intéressée par le hors-champ. Pour transmettre une émotion, on n’a pas besoin de la montrer à l’image. D'autres films ont peut-être besoin de cette forme de mise en scène, mais pour ce film en particulier, j’avais l’impression de parler d’émotions que l’on connaît tous, dans une moindre mesure. Je n’avais pas besoin de forcer le trait. J’avais envie de laisser de la place pour que les spectateurs puissent ressentir ses propres émotions, sans lui imposer quoi que ce soit. Pour qu’ils aillent creuser dans sa vie personnelle peut-être pour se sentir proche des personnages. D’où les idées de flou, de moment en hors-champ, pour éviter d’être trop frontal.

Dans le générique, j’ai remarqué que ton nom apparaissait aussi en tant que cheffe décoration et dans l’équipe costume. Ce n’est pas rare de voir des cinéastes endosser plusieurs rôles dans l’équipe technique, mais ce n’était pas le cas pour ton premier long. Qu’est-ce qui a motivé cette décision pour celui-ci ?

Ahah, bonne question. En fait … Dès que j’écris, je visualise tout très vite. Les costumes, les décors, l’image. Mais ce n’était pas du tout un désir de ma part, c’est le résultat de galères techniques. Les personnes qui devaient travailler sur ces pôles ont dû annuler au dernier moment. Il a fallu s’adapter. Sur le moment, c’était très frustrant et effrayant. Maintenant que le film est terminé, je me dis que c’était presque une bénédiction, parce que ça m’a permis d’apprendre ces deux métiers sur le tas. À l’avenir, je sais que cette expérience m’aidera à mieux travailler avec mes futurs collaborateurs. C’est ce que je recherche aussi en réalisant des films. Je cherche à créer des liens, à me connecter aux différents corps de métier de façon pérenne, à rencontrer des gens qui me dynamisent et qui m'encouragent à explorer ma créativité.


Propos recueilli par Laura Enjolvy le 18 avril 2024
Merci à Virginie Braillard