[ENTRETIEN] : Entretien avec Xavier Legrand (Le Successeur)
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Après le succès phénoménal de Jusqu’à la garde, Xavier Legrand propose un thriller marqué par les interrogations sur l’héritage ainsi qu’un rapport complexe à la masculinité et la faillibilité morale jusqu’au vertige. Pour mieux comprendre les mécaniques au sein du Successeur, nous avons pu nous entretenir avec lui dans une interview qui dévoile quelques points précis et précieux d’un long-métrage qui risque de fortement diviser.
Je me suis dit qu’il fallait qu’on puisse tous un peu se réveiller et parler de la violence des hommes. - Xavier Legrand
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans l’adaptation du roman d’Alexandre Postel, L’ascendant ?
En fait, ce projet est venu par plein de trucs différents. C’est-à-dire que j’ai à la fois découvert ce bouquin qui venait de sortir et je l’ai même lu avant de tourner mon premier film, Jusqu’à la garde. J’avais été saisi de façon assez effroyable par cette histoire. Ensuite, je l’ai laissé un peu de côté et j’ai fait Jusqu’à la garde. À l’époque de la promotion du film, on parlait des violences conjugales et familiales, notamment les violences faites aux femmes, qui aujourd’hui est dans la bouche de tout le monde, on en parle beaucoup et c’est bien moins tabou. C’est une expression que j’ai beaucoup utilisée moi-même durant la promotion : « violences faites aux femmes ». Je me suis dit à un moment que j’avais un petit problème avec cette expression car le sujet principal, le responsable de ces violences, c’est l’homme et il n’est même pas nommé dans l’expression. Je me suis dit qu’il fallait qu’on puisse tous un peu se réveiller et parler de la violence des hommes. J’avais envie aussi, et c’est pour ça que j’avais envie de le faire en lien avec mon premier film, qui est en fait au-delà de la violence faite aux femmes et de la violence des hommes, de parler du patriarcat. Le patriarcat, il est clair pour tout le monde qu’il écrase les femmes et les enfants mais il écrase aussi les hommes. J’avais envie de parler de ça et je me suis demandé commence ce régime de domination, d’emprise, la culture du pouvoir et la façon dont la violence se transmet dans ce que j’appelle « le conservatoire de la virilité », d’homme en homme, de père en fils. Il y a comme ça cette culture qui se transmet. Le bouquin m’est revenu à l’esprit et j’ai trouvé cela intéressant car j’ai pensé à l’héritage, l’honneur de père en fils, les expressions comme « tel père, tel fils » ou « Au nom du père, du fils et du Saint-Esprit », … Où sont les mères et les sœurs ? On ne le sait pas. Il y a vraiment cette transmission masculine. Je trouvais du coup qu’il y avait un prétexte dans l’histoire que rencontre le personnage qui est inédit, extrême, et c’est là que j’ai voulu partir sur ce sujet. Pour terminer, à partir du moment où je suis rentré dans le livre, je me suis aperçu que le livre, en tout cas à l’endroit où il était, ne suffisait pas en matière cinématographique. Il fallait que je trouve une dimension beaucoup plus symbolique. J’ai pris énormément de libertés dans le livre, avec l’accord de l’auteur qui avait lu le scénario et avait aimé les libertés que j’avais prises. En gros, dans le bouquin, il ne s’appelle ni Sébastien, ni Elias, il vend des téléphones, il est encore en contact avec son père qui vit en province alors que lui vit à Paris, … J’ai augmenté tous les curseurs, j’ai voulu montrer la chute d’un homme et le mettre dans une position médiatique qui ne supporte aucune éclaboussure. C’est pour cela que, symboliquement, le fait qu’il soit directeur artistique d’une maison de couture était symboliquement intéressant car il est très élevé dans la société. La chute n’en est que plus brutale. Pour le Québec, j’ai voulu qu’il soit isolé, beaucoup plus que dans le livre. Et comme je voulais que ça reste francophone, j’ai trouvé que la Suisse et la Belgique étaient encore trop près donc j’ai voulu vraiment l’amener là-bas. L’histoire est venue comme ça pour tirer le fil et augmenter le curseur de la tragédie. C’était déjà présent dans le bouquin mais je voulais vraiment faire d’Elias comme un Œdipe, un Hamlet, une figure comme ça où l’aveuglement le conduit au désastre le plus total. Pour résumer ! (rires)
En parlant de matière cinématographique, est-ce que vous pourriez parler de CE plan, celui de la bascule ? Il y a une vibe très horrifique, à l’instar de la fin de « Jusqu’à la garde ». Cela va être compliqué sans trop en dévoiler…
Oui, il faut même éviter de trop en parler. On peut parler de bascule ou de la découverte d’un secret terrible. Mais oui, l’accès à un endroit de la maison pour lequel il a des difficultés de s’approcher pour des questions concrètes de clés, à partir du moment où on pénètre dans cet endroit-là car il veut vider la maison, j’ai plutôt fait appel à une sorte d’image collective extrêmement digérée par tout le monde. Le plan de l’escalier, par exemple, a déjà été vu dans bon nombre de films d’épouvante et d’horreur. Effectivement, ce qui est amusant dedans, c’est que des gens parlent du film comme étant de l’épouvante ou de l’horreur -moi, je n’en suis pas sûr- mais la peur que suscite cette partie du film est d’autant plus terrible qu’elle est concrète et réelle. On ne vient pas côtoyer le spectaculaire ou le fantastique. Quand il y a course-poursuite, elle est faite par des amateurs, l’un et l’autre ne sont pas habitués à ça. Il n’y a pas de chute, de spectaculaire. Tout est dans le tragiquement réel. On a donc ce couloir, quand on reste à l’extérieur. Ça a été une vraie réflexion de comment montrer la violence ou l’horreur et jusqu’à quel point on peut y aller. Ce n’est pas spécialement une question de pudeur mais plutôt une histoire d’éviter l’obscène, quelque chose qui n’est pas efficace. Déjà que le film vient nous mettre à mal sur notre empathie et notre surmoi par rapport à la morale, ce qu’il faut faire ou pas. Je trouvais ça juste de le laisser aller car c’est lui, son père, son héritage, son lien de sang irésiliable et il n’y a que lui qui peut le porter. Je trouvais donc qu’on était au bon endroit quand on l’attend. C’est quelque chose qu’il doit d’abord découvrir seul.
La scène d’ouverture est déjà très éloquente dans ce qu’elle montre du personnage, dans ce rapport à la mode et l’aspect labyrinthique qu’il semble s’imposer.
La spirale est vraiment une figure aussi connue. On pense à Vertigo. Pour moi, plus on avance dans la spirale, plus l’étau se resserre. C’est vraiment la définition du thriller. C’est aussi la définition du destin, du déterminisme même. C’est sans issue, c’est obligatoire d’aller dans désastre le plus total. Comme pour Œdipe, c’est une tentative de guérison qui le conduit au désastre. En fuyant Thèbes, il va là où il ne faut surtout pas aller et ce qu’il ne faut surtout pas faire. C’est donc déjà une image belle, vertigineuse. Il y a un vertige dans lequel j’invite le spectateur à rentrer avec le personnage principal, un côté incessant qui ne s’arrêtera jamais. Plus on avance, pire ce sera, il n’y a pas de mystère là-dedans (rires). C’est la tragédie, c’est sa définition dans le sens grec du terme. À l’époque, on invitait la cité à assister à des représentations de tragédies qui venaient justement montrer ce qu’il ne faut pas faire, suscitaient la terreur et la pitié chez le spectateur, touchaient la catharsis. Pour moi, c’est ça la définition de la culture et même de la civilisation. J’ai voulu, par ce premier plan, faire penser à ces théâtres grecs arrondis. C’est aussi un labyrinthe, celui de l’Enfer de Dante, celui qu’on a dans plein de figures mythologiques.
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Il y a un rapport prégnant à l’image comme vous l’aviez souligné et ça revient notamment dans les funérailles avec l’image donnée par le père en public, celle ressentie par les autres. C’était une perception qui vous tenait à cœur ?
Oui, bien sûr ! On parle de l’image mais aussi de l’identité. Il y a le vêtement dans la mode, c’est une image que l’on se donne. Il y a les codes, notamment aux funérailles. Entre la mode et la mort, le podium et le crématorium, il y a du code. On met du sombre à un enterrement, il y a une forme d’uniforme dans ce que l’on met. Il y a vraiment une identité qu’il camoufle en changeant de nom. Non seulement, c’est un transfuge de classe mais c’est carrément un transfuge géographique : il laisse son passé derrière et veut couper tous les liens. Mais le lien de sang, qui est extrêmement sacré socialement, dans notre civilisation, on ne peut le résilier. Il essaie par tous les moyens d’y échapper. Il y a aussi ce prénom qu’il a changé, le prénom des mannequins, les prénoms des jeunes filles qu’il essaie d’identifier. Même avec ce nom qu’il se donne, « Le petit prince de la haute couture », il cherche quel titre donner à ce magazine dans lequel il apparaît. Le dernier coup à la fin, c’est qu’il n’est plus Elias Barnès mais Barnès, uniquement le patronyme de son père. Il y a l’étiquette qu’on donne aux gens et que l’on est obligé de donner malgré eux. C’est quelque chose qu’il dit lui-même quand il déclare avoir tout fait pour ne pas lui ressembler. De toute façon, il est obligé de disparaître. On le voit bien dans des affaires du même ordre. On parle souvent de la victime, de la famille de celle-ci qui doit vivre avec le deuil et l’obscurité de comment les faits se sont déroulés, même l’inconnue quand on n’a jamais retrouvé le corps. On parle à chaque fois du criminel mais jamais de la famille de celui-ci. Ce sont des gens obligés de disparaître d’une façon ou d’une autre, devant changer leurs noms. Il y a tout ça là-dedans et par l’aspect de la mode et l’aspect médiatique. Il se fait un nom qui ne supporte aucune éclaboussure et parce que ce lien est un lien qui est plus fort que tout, en tout cas dans le regard des autres, il est détruit. C’est en tout cas de ça qu’on parle, on est déterminés par la société d’être les fils de nos pères.
Ce lien appuie également les faux pas commis par Elias dans son impossibilité à agir correctement. Est-ce qu’il n’y avait pas une frustration de gérer cela ou justement grisant d’avoir un personnage qui ne sait pas agir correctement ?
C’était intéressant pour différents points de vue. Ce qui était compliqué, c’était de trouver de la cohérence dans l’incohérence car il agit dans l’urgence, sous un état de choc. Il y a d’abord un déni, le cerveau qui disjoncte et ne veut pas voir, seulement fermer la porte tout de suite. Souvent, les gens demandent pourquoi il n’appelle pas la police mais il le fait. Seulement, quand la police lui demande pour quel danger il appelle, il raccroche car il ne peut pas le nommer. À partir du moment où il le nomme, cela existe. C’était intéressant de voir comment le déni peut l’amener jusque dans l’absurde. Dans le roman, il enfile une taie d’oreiller, ce qui en fait une forme de vision fantomatique. J’ai préféré le casque de moto car ça le protège concrètement. Il trouve ce casque dans le sous-sol et ça rappelle aussi Dark Vador, « Je suis ton père », avec la voix. Il y a ces images là avec lesquelles il est amusant de jouer mais c’est aussi terrifiant. C’est pour ça que j’ai mis les attaques de panique, la crise d’asthme, la perte totale de contrôle sur son corps, même l’accent qui revient. C’était l’occasion de montrer un personnage masculin qu’on n’a pas l’habitude de voir. Ce n’est pas un sauveur, il manque de courage et ne sait pas garder son sang-froid. En général, les héros masculins, on les veut courageux, ils font des bonnes actions, lui non. Il cherche juste à se sauver lui de manière un peu minable. On a une injonction des hommes qui doivent absolument être des héros et des sauveurs. Là, c’était l’occasion de montrer qu’il y a des hommes qui n’en sont pas capables (rires).
Le traitement de la maison perpétue en effet ce rapport de façade que l’on se donne. Comment l’avez-vous conçue pour représenter cette « normalité effrayante » ?
C’est grâce aux repéreurs et aux décorateurs. J’avais déjà une imagination inspirée d’un imaginaire alors que concrètement, il y a un accès, un patio, une seconde porte qui amène au garage, des détails comme ça que j’ai dû réajuster au scénario et dans mon découpage. Il était effectivement question de ne surtout pas amener une bizarrerie car la voisine, son amie, ont un souvenir de cet homme comme un gentil bonhomme à qui on donnerait le bon dieu sans confession, comme on l’entend souvent. Combien de fois j’ai entendu après un fait divers des voisins dire « On n’aurait jamais imaginé qu’il aurait fait ça » ? Il n’était donc pas du tout question d’amener une quelconque bizarrerie, au contraire. C’était un homme très organisé, qui ne peut laisser aucune trace, aucun soupçon. L’agencement de la maison fait donc qu’on ne trouve pas l’endroit tout de suite. Il était important que je construise le film sur plein de fausses pistes, comme celle du retour du fils prodige ou indigne qui va peut-être retrouver une sorte de réparation ou de consolation, se réconcilier avec son père post-mortem. Toutes ces fausses pistes permettent qu’on repense à ce genre de films où l’on voit toutes les choses se dérouler alors qu’en fait, on ouvre une porte et on bascule totalement sur autre chose. Je crois que c’est ce qui se passerait et ce qui a pu se passer lorsque ça a dû arriver à des proches découvrant l’innommable. La vie bascule d’un moment à un autre. C’était donc intéressant de travailler sur une maison commune. On commence à Paris dans des lieux luxueux, dans une sorte d’élite parisienne de la mode et du luxe, avant d’aller dans la banlieue de Montréal, dans une zone pavillonnaire avec la banalité du quotidien lambda.
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Quelles ont été les conversations avec Marc-André Grondin sur la faillibilité du personnage et cette infantilisation qu’il subit dans ses peurs ?
Je pense que l’enjeu était très clair. Marc-André n’est pas un acteur qui a besoin de beaucoup discuter. On est allés complètement dans les choses mécaniques. Aux funérailles, je lui ai demandé d’avoir de la morve, le gros chagrin inconsolable, ces 38 ans de larmes. C’étaient des directions où, justement, il ne faut pas se juger. C’est la confiance qu’on avait l’un envers l’autre qui faisait qu’il y est allé complètement. On ne pouvait pas être tiède. On se pose souvent la question au cinéma d’être dans la sobriété à l’écran. Oui, sans doute qu’il y a une réadaptation à faire par rapport à la scène car c’est une autre technique. Par contre, quand on veut édulcorer les choses, on les rapetisse. Il ne fallait pas que ça soit tiède mais qu’il y ait de la fièvre, que ça soit glaçant ou bouillant. Du coup, il ne faut pas de psychologie. Il faut y aller vraiment dans la biologie, j’ai envie de dire (rires). Il n’y a pas eu vraiment de parcours psychologique à déterminer mais c’était là. Il fait une crise d’asthme, il a les poumons qui se contractent et il ne peut plus prendre d’air donc comment aller là-dedans ? Évidemment, on fait attention à ne pas faire un malaise. Physiquement, le film a été éprouvant pour Marc-André, plus que psychologiquement. Les spasmes, les pleurs, il suffoque, … Il fait des choses très physiques et c’est comme ça qu’on a travaillé.
Entretien réalisé par Liam Debruel.
Merci à Helena Huvenne de September films pour cet entretien.