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[CRITIQUE] : Débâcle



Réalisatrice : Veerle Baetens
Avec : Charlotte De Bruyne, Rosa Marchant, Amber Metdepenningen,…
Distributeur : Jour2fête
Budget : -
Genre : Drame
Nationalité : Néerlandais, Belge
Durée : 1h51min

Synopsis :
Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement

De nombreuses années après cet été où tout a basculé, Eva retourne pour la première fois dans son village natal avec un énorme bloc de glace dans son coffre, bien déterminée à affronter son passé.


Critique (avec spoilers) :


Une évidence. C’est comme cela que Veerle Baetens qualifie son premier film derrière la caméra. Tout commence par un livre et une note “Lisez-le, je crois que vous devriez l’adapter au cinéma”. Le livre, Het Smelt de Lize Spit, traduit en français sous le titre Débâcle, est un véritable phénomène littéraire depuis sa publication en 2016. Il nous plonge dans l’histoire d’Eva, adolescente et adulte à la fois, dans un entrecroisement narratif passé et présent. Veerle Baetens suit ce dispositif et nous plonge aussi bien dans le quotidien froid d’Eva, à Bruxelles, que dans son enfance lors d’un été chaud et ensoleillé dans un petit village flamand. Un été qui cache en son sein de violents et terribles secrets …

Copyright Thomas Sweertvaegher-Savage Film

Le titre Het Smelt, que l’on peut traduire en français par “ça fond” résonne différemment quand on connaît la fin. Le personnage d’Eva passe par cette image d’un bloc de glace qui fond à mesure que s’égrène les minutes du film, fusion d’un corps qui se noie dans ses souvenirs, là où le titre français, Débâcle, fait état d’une brusquerie qui fait aussi partie de la caractérisation du personnage adulte. Eva est froide, distante, ne laisse personne d’autre que sa sœur percer sa carapace. Une invitation Facebook d’une célébration dans son village natal ouvre la boîte de Pandore. Comme un automate, Eva se lève et prépare un bloc de glace dans sa cuisine. Ce mouvement, brusque mais réfléchi, amène également un mouvement dans le récit, qui part dans le passé à la recherche d’une Eva adolescente. Et nous spectateur⋅ices, nous partons à la recherche de réponses.

La photographie, divinement vintage et solaire, nous offre l’illusion d’une enfance idyllique. Mais très vite, les ombres viennent assombrir cette vision nostalgique. Bien avant le drame que va vivre la jeune Eva, du haut de ses treize ans, la réalisatrice s’intéresse à la dynamique familiale et dévoile les fissures du noyau nucléaire. Entre le père, de plus en plus absent dans le cadre, et la mère qui souffre d’alcoolisme et rejette sa fille aînée, Eva semble livrée à elle-même. Nous comprenons son besoin d'appartenance au groupe d’amis, les “trois mousquetaires” comme on les appelle, un trio formé par Eva, Laurens et Tim. Veerle Baetens s’attarde sur les affres de la transition de l’enfance vers l’adolescence. Les changements du corps (Eva grandit et ne rentre plus dans son maillot de bain), les désirs naissants (Laurens et Tim regardent les filles différemment). On sent que le regard d’Eva sur son propre corps change. Elle se juge, se compare aux autres. Des scènes, placées en miroir dans le montage, observent cette transition vers cet âge où l’on devient peu tendre avec soi et où les corps des autres deviennent un idéal à atteindre. Très vite, une scission se crée dans le groupe. Majorité masculine oblige, Eva suit les pulsions scopophiles de ses camarades et s’embrigade dans un jeu sexuel, dont elle seule détient la clef. Une énigme est donnée aux filles. À chaque mauvaise réponse, elles doivent enlever un vêtement. Eva pense avoir autant de pouvoir que les garçons dans ce jeu, parce qu’elle seule connaît la réponse de l'énigme. Elle ne se rend pas compte des dynamiques de pouvoir qui se mettent en place, bien malgré elle. Une dynamique qui ne la protège en aucun cas.

Copyright Thomas Sweertvaegher-Savage Film

Alors que se pose la question des représentations des violences sexistes et sexuelles sur nos écrans (comment les filmer, comment le public s’y confronte), Veerle Baetens vient bouleverser ces questionnements, avec une bienveillance encore trop rare pour ses acteur⋅ices sur les plateaux de cinéma. Consciente de la jeunesse d’une partie de son casting, elle a fait le choix de travailler avec une psychologue, dont la présence pérenne sur le plateau semblait essentielle à la réalisatrice1. Ce soin apporté à leur bien être mental, quant aux scènes parfois insoutenables que les acteur⋅ices ont dû interpréter, se répercute dans la mise en scène, où la violence n'apparaît que du point de vue d’Eva. Confronté aux traumatismes du personnage, le public ne se sent pas pris aux pièges d’une violence complaisante, ni misérabiliste. Au contraire, la caméra de Veerle Baetens fait corps avec son personnage. Ainsi, on dirait qu’Eva n’est jamais seule parce qu’elle a le soutien des spectateur⋅ices. Les adultes lui tournent le dos, un à un, formant les derniers remparts de l’omerta des violences sexistes et sexuelles ; cette invitation muette à se taire. Mais la caméra reste, elle, jusqu’à la fin. Nous restons jusqu’à la fin. Cette volonté de ne pas détourner la caméra, même quand les séquences sont psychologiquement dures à voir, est au cœur de l’enjeu de Débâcle. Ces violences existent. Refuser de les montrer reviendrait à instaurer le silence sur Eva, de nouveau. Et notre regard, façonné par la mise en scène de Veerle Baetens, ne peut qu’être bienveillant et compatissant.


Laura Enjolvy

1- Dans cette même veine, une initiative intitulée Ciné-safe sera mise en place dans une cinquantaine de séances sur le territoire français. Les spectateur⋅ices pourront ainsi bénéficier d’un temps d’échange avec des bénévoles formé⋅es à l’écoute et à l’accompagnement  psychologique. Source : https://www.lefigaro.fr/cinema/avec-le-film-debacle-le-cinema-francais-experimente-le-soutien-psychologique-2024022


1 Dans cette même veine, une initiative intitulée Ciné-safe sera mise en place dans une cinquantaine de séances sur le territoire français. Les spectateur⋅ices pourront ainsi bénéficier d’un temps d’échange avec des bénévoles formé⋅es à l’écoute et à l’accompagnement  psychologique. Source : https://www.lefigaro.fr/cinema/avec-le-film-debacle-le-cinema-francais-experimente-le-soutien-psychologique-20240223