[ENTRETIEN] : Entretien avec Ira Sachs (Passages)
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Film faussement froid d’apparence mais pleinement chargé émotivement, Passages peut paraître compliqué à appréhender lors du premier visionnage par la distance qui peut se créer avec le personnage de Tomas. Comme confié à son réalisateur Ira Sachs, c’est au deuxième visionnage qu’on se laisse pleinement emporter par les nuances sentimentales des protagonistes, surtout celui incarné superbement par Franz Rogowski. Et après en avoir discuté avec le metteur en scène, on a envie de revenir une troisième fois dans son long-métrage.
Ce film devait se concentrer sur la texture de l’intimité, sur la nature de la performance et sur une certaine qualité de l’observation qui passerait par l’action. - Ira Sachs
Comment êtes-vous arrivé avec l’idée
de Passages ?
Ira Sachs : Cela a été en partie conduit par la
pandémie car je me sentais isolé et également sceptique par rapport au futur du
cinéma que j’aime et que je fais. Je me suis alors dit que je voulais faire un
film qui me ressemble le plus possible. Ce film devait se concentrer sur la
texture de l’intimité, sur la nature de la performance et sur une certaine
qualité de l’observation qui passerait par l’action. C’est vraiment un film
d’action car c’est un film empli de mouvements et de désirs. Je voulais aussi,
de façon plus simple, créer un film chargé de plaisirs. Cela signifie pour moi
l’amour, le désir, le sexe, la frustration, la douleur, la beauté, des corps,
toutes ces choses.
Le film est vraiment physique dans son
rapport d’intimité. C’est intéressant car il y a ce rapport à la possession du
corps et des sentiments de l’autre. Comment avez-vous travaillé cet aspect,
notamment lors de ces scènes de sexe qui dégagent du réel ?
Je pense que cela se fait en posant la
situation en tant que metteur en scène, en amenant de la confiance entre les acteurs
et moi mais également entre eux deux. C’est la même situation avec la caméra dans
ces scènes où elle est présente dans la pièce mais pas entre les amants. Elle
est un peu exclue. Elle se trouve à la fois incluse, dans une position de
voyeur, mais aussi exclue dans le sens où il n’y a pas de coupe dans les
séquences, la caméra ne bouge jamais, … Elle ne dispose d’aucun privilège. Je
pense que cela crée une connexion tangible et inhabituelle avec le public, qui
se sent réellement présent.
Vos trois acteurs principaux ont des
énergies totalement opposées…
Effectivement, mais ils sont également
similaires dans leur style de jeu. Ils ont une façon d’utiliser le langage de
manière fluide et réaliste. Je trouve qu’ils sont aussi bien personnes de tous
les jours que stars de cinéma. Ces qualités existent de façon commune chez les
trois.
J’aime beaucoup la première scène car
elle montre comment Tomas cherche à contrôler le cadre alors même que, lorsque
ses émotions s’égarent, le cadre lui échappe. De quelle façon avez-vous trouvé
cette superbe idée ?
(rires) C’est un film à propos d’un
homme qui a du pouvoir et finit par le perdre. Je trouvais donc que montrer le
lieu où Tomas trouve son pouvoir était la première chose qui devait être
établie et le plateau de tournage était un bon exemple. J’ai regardé quelques
making-of de films de Maurice Pialat, notamment quand il tournait Police. Il y a un documentaire intitulé Love exists qui parle de ces films, avec des images de Maurice Pialat qui dirige un
figurant. C’est vraiment fascinant et cela l’établit en quelques secondes. Vous
savez, dans un film, vous devez vous demander comment la valeur mobilière d’une
scène peut être au mieux utilisée car c’est une ressource assez limitée pour
décrire un personnage. Il faut se demander comment être le plus efficace avec
ces limites pour que le public pense qu’il y a un monde entier au-delà de ce
qu’ils observent. Vous croyez tout ce qui fait le personnage de Tomas. Vous
croyez en son passé, en son futur, ce qu’il y a dans le film. Obtenir cette
balance est l’un des défis de ce film. Il faut vous donner assez sans vous
distraire de l’histoire émotionnelle qui s’en dégage.
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En parlant de Tomas, la première fois
que j’ai vu le film, il y a quelque chose d’assez toxique qui s’en ressent,
mais la deuxième fois, j’ai plus vu ce personnage qui est tellement emporté par
son immaturité relationnelle qu’il ne voit pas réellement le monde qui
l’entoure. Comment écrire quelqu’un qui peut paraître toxique mais également
très nuancé ?
Je crois que c’est quelqu’un qui pense connaître le monde. Il est peut-être sociopathe mais il n’est pas psychotique. Je crois qu’il y a un grand plaisir pour le public de voir quelqu’un traiter ses désirs d’une façon que la plupart d’entre nous ne peuvent pas. Franz et moi n’avions pas peur des extrêmes. Pour moi, c’est parce que je crois que les interprètes sont attirants, fascinants et ont un sens de l’humour qui fait que leurs personnages dégagent la même chose. Nous avons regardé des films, notamment avec Depardieu, Jimmy Cagney - un grand anti héros hollywoodien -, … Je pense aussi à Travis Bickle dans Taxi Driver, dans le sens que vous ne pouvez pas détourner le regard de lui même s’il fait des choses immorales. Je pense être intéressé par des personnages en conflit avec leurs actions et leurs croyances car c’est quelque chose que je ressens souvent dans mes films. Dites-moi, qu’est-ce qui vous a fait plus aimer le film la deuxième fois ?
Je ne sais pas comment exprimer ça… Je
dirais que je me suis senti plus proche de Tomas la deuxième fois, notamment de
ses erreurs car je pense en avoir commis des similaires.
Vous vous êtes vu en lui ?
Un peu oui, je pense avoir mieux
appréhendé ce sentiment lors du deuxième visionnage.
C’est logique !
Merci ! (rires) Il y a quelque
chose d’intéressant dans votre façon d’appréhender le couple, surtout cette
structure à laquelle Tomas essaie d’échapper par son vélo ou encore cet
appartement qui fait assez vide. Comment faire sens de cela ?
J’essaie de ne pas trop penser à la
production design ou aux costumes de façon métaphorique car je suis plus
intéressé par ce processus de comment créer un monde et non comment ce monde
peut porter un sens métaphorique. Vous dites quelque chose de vrai en disant
qu’il n’y a pas beaucoup de meubles chez lui mais je n’ai pas appréhendé cela par
cet angle. On peut le regarder maintenant en ce sens. Je dirais qu’on travaille
plus en tant que réalisateur par l’instinct mais je dirais dans l’autre sens
qu’il y a un moment où on a travaillé sur les vêtements, particulièrement ceux
d’Agathe. Nous avions une étagère de vêtements pour une institutrice parisienne
de tous les jours et une autre étagère que je surnommais les vêtements
Brigitte Bardot. On a fini par choisir ces derniers. On a choisi les
vêtements qui étaient le plus cinématographiques, qui créaient une sensation
d’irréel dans ce monde très réaliste. Pour moi, c’est ça la grande qualité du
cinéma, c’est que ce n’est pas la vie de tous les jours. C’est la vie
quotidienne mais sous stéroïdes. (rires)
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C’est intéressant car je l’ai senti
aussi dans la gestion de la lumière. Il y a aussi ce travail de nuance dans la
photographie, attrayant la première fois avec cette rencontre dansée et, au fur
et à mesure, il y a cette dégradation vers le quotidien.
Je dirais que c’est intentionnel car
dans mes conversations avec ma chef opératrice, Josée Deshaies, et son
éclairagiste, une femme merveilleuse du nom de Marianne Lamour qui travaillait
avec elle, j’ai insisté pour qu’elles considèrent la lumière comme placée dans
chaque scène à l’endroit où l’émotion pouvait être possible. Elles devaient
s’interroger sur la sensation provoquée par la lumière sur le public et comment
traiter cela dans l’espace. C’est comme une peinture : vous devez y mettre
la lumière de manière figurative pour en faire ce tout. C’est ça que je ressens
aussi sur la lumière : la lumière fait le film.
Le titre, Passages, se rapporte le plus pour moi à Agathe par sa
façon d’entrer et sortir constamment du cadre, comme une figure en mouvement
constant qui est mise en arrêt par Tomas. Comment approcher ce genre de cadrage
pour capter dans le cadre l’émotion et la fragilité de la relation ?
Pour moi, le titre est une expression
de la possibilité de changement à n’importe quel moment pour les personnages
mais également à la texture du film. Je ne fais pas répéter mes acteurs avant
de commencer le tournage. On a un texte, un lieu, d’autres acteurs mais ce
qu’il va se passer à ce moment est la chose à laquelle je tente de me
raccrocher, de capturer. Pour moi, Passages se réfère à
toutes les scènes du film. Il y a aussi une sensation que le film démarre avec
des personnages à un moment de leur vie et se termine alors qu’ils se trouvent
à un endroit totalement différent. Je pense qu’aucun d’entre eux ne s’attendait
à ce déplacement et c’est quelque chose de très humain. C’est comme cela que
j’expérimente la vie. On ne se rend ainsi pas compte que l’on vieillit, que
beaucoup de choses changent sans qu’on ne les observe et c’est pour moi le
sujet du film : regarder des personnes changer. Je vois aussi le film
comme un ensemble de milieux. Le film lui-même est le milieu entre le passé
auquel le public doit croire et une idée d’un futur que le public peut imaginer
mais ne peut être nommé. Vous ne connaissez pas le passé de ces personnages
mais vous savez qu’il existe. Vous ne connaissez pas le futur de ceux-ci mais
vous savez qu’il va exister.
Un autre point d’intérêt est la
gestion de l’anglais et du français car Tomas ne parle jamais vraiment dans sa
langue maternelle.
Effectivement, le seul moment où il
parle allemand est sa dernière réplique quand il est renvoyé de l’école.
Exactement, et c’est le seul moment où
il semble être lui-même linguistiquement, sans se sentir obligé de montrer
qu’il peut parler français et anglais mais cela parle aussi des difficultés de
communication du personnage et dans un sens de son ego.
Je comprends et en même temps, j’ai
souvent travaillé avec des acteurs qui ne parlaient pas leur langue maternelle.
J’ai travaillé avec des acteurs chiliens, russes, vietnamiens, danois, … donc
je travaille souvent avec une deuxième langue. Je vis également dans un monde
de deuxième langue. Mon mari est équatorien, mes enfants sont bilingues, mon
coscénariste est brésilien, mon monteur est français, mon producteur est
tunisien, … Donc je pense que ce mélange est très confortable pour moi. Maintenant
que c’est dit, je pense que vous voyez les personnages d’une façon qui est
assez théâtrale car ils existent dans un monde à la langue différente que le
monde extérieur. Ce couple existe en anglais mais ils vivent en France. C’est
un peu comme une scène de théâtre, ils jouent une sorte de drame archétypal.
C’est comme regarder Ibsen. (rires) Mais je crois de toute façon qu’il aurait
été difficile pour moi de faire un film complet en français car je ne me sens
pas assez confortable dans mon français.
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Si cela peut vous rassurer, j’ai
toujours ce sentiment avec mon anglais. (rires) Pour terminer, est-ce qu’il y a
une scène du film dont personne ne vous parle et que vous avez envie
d’aborder ?
Je trouve que, lorsqu’on me parle des
scènes de sexe du film, on les limite à celles entre Martin et Tomas. Pour moi,
la deuxième scène entre Agathe et Tomas, où il la masturbe avec sa main le
matin, c’est une scène très intéressante psychologiquement. C’est peut-être en
partie parce que je suis un homme gay car je m’identifie à la distance qu’il
ressent mais la fascination pour la sexualité féminine dans cette scène me
paraît comme deux personnes discutant par un câble. Ils parlent entre eux mais
ils ne peuvent pas s’entendre. Il y a une vraie solitude dans cette scène. Cela
me paraît comme le centre émotionnel du film. Vous n’aviez pas pensé à cette
scène ?
Non, je pensais plus au moment où elle
chante une comptine et qu’il le fait à son tour, dans des cadres différents… Je
devrais le revoir une troisième fois je crois ! (rires)
D’accord ! (rires)
Merci à Tinne Bral d'Imagine pour l'interview.