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[CRITIQUE] : Jeanne Moreau, cinéaste


Quand on parle de Jeanne Moreau, on voit son visage, on entend sa voix. Figure mythique du cinéma, elle a incarné la quintessence de la femme française : sensuelle, mystérieuse, insaisissable, un poil sarcastique. Audacieuse dans ses choix de carrière, on la présente souvent comme une ambassadrice du cinéma, comme une inspiration pour des cinéastes qui ne juraient que par elle, de Louis Malle à Orson Welles. Son statut d’ambassadrice la suit jusqu’à sa mort et même au-delà. À sa demande, tous ses biens ainsi que ses droits moraux et matériels d'autrice, réalisatrice, et artiste-interprète ont été légués aux Fonds Jeanne Moreau, qui ont pour but d’œuvrer en faveur du cinéma et du théâtre et en faciliter l’accès à tous les enfants. Ce que l’on sait moins, c’est que Jeanne Moreau est aussi une réalisatrice. Trois films, entre 1976 et 1983, qui sont progressivement tombés dans l’oubli, faute de copies en bonne état.

En 2023, il était temps de (re)découvrir la partie invisibilisée de sa majestueuse carrière cinématographique. Elle qui a toujours été affiliée aux hommes avec qui elle a travaillé, aux hommes avec qui elle a eu des aventures. Elle qui a toujours refusé une étiquette de femme féministe et engagée (malgré sa lutte pour le droit à l’avortement). Elle dédie pourtant aux femmes sa carrière de réalisatrice, avec un regard tendre, quoique affûté. Elle y met autant son expérience d’actrice (dans Lumière), que son adolescence entre deux guerres à la campagne (L’adolescente), ainsi que son admiration pour une autre figure mythique, du cinéma américain cette fois (Lillian Gish).



Lumière (1976)


Au-delà de n'avoir duré qu'une poignée d'années (sept ans, comme autant de réflexion nous le rappelle le titre de la comédie culte de Billy Wilder), le pendant cinéaste de Jeanne Moreau ne se sera étendu que sur trois oeuvres sensiblement opposées tout en étant pourtant, paradoxalement, complémentaires dans sa manière de scruter un métier dont elle était elle-même, à l'époque, l'une des plus dignes et talentueuses représentantes.
Pas un mal donc que Carlotta redonne un coup de projecteur à ce pan oublié de sa foisonnante filmographie.

Lumière son premier long-métrage, se fait une véritable méditation captivante sur la vie de femmes dont l'intimité s'entremêle avec leur métier de comédienne (tout comme le discours cinématographique épouse celui du réel), une sorte de réflexion personnelle et " Altmanienne " en diable tant la cinéaste aborde les déboires d'une foule de personnages qui fragmente son histoire - sans doute ici trop pour son bien.

Copyright Carlotta

Elle se fait le phare lumineux (preuve, et ce n'est pas une mince affaire, qu'elle sait autant se mettre en valeurs que les nombreux cinéastes de renom qu'elle a croisé dans sa carrière) autant que l'objet de convoitise de trois hommes - François Simon , Francis Huster et Bruno Ganz, rien que ça -, le pilier visuel d'un véritable autoportrait qui vaut finalement autant pour ce qu'elle montre (une caméra déambulant de manière faussement aléatoire mais dont la symbolique du cercle exprime subtilement les délimitation de la " sphère " cinématographique, relationnelle - voire sexuelle - et même sociétale dans lesquelles les femmes sont restreintes) que ce qu'elle suggère par la force d'un montage sonore qui va souvent au-delà de limage - la " lumière " du titre, dont la signification est volontairement plurielle.

Pas dénué de quelques faiblesses certes (son enthousiasme à vouloir tout aborder lui joue des tours, le personnage de Sarah/Moreau vampirise tellement l'écran qu'elle ne laisse que des miettes à ceux de Caroline Cartier - quasiment absente - où même Lucia Bosé dont l'histoire intrigante est peu sondée par la cinéaste), mais qui se fait le constat sans artifice de la condition de femme et d'actrice dans un milieu (une société ?) à la fois fictionnel/artificiel et réel où il faut autant séduire qu'être séduite.
Un vrai miroir de l'époque doux-amer qui mérite totalement sa vision.


L’adolescente (1979)

Trois ans après Lumière, Jeanne Moreau retourne derrière la caméra pour se plonger dans son enfance. Elle n’a jamais considéré son deuxième long métrage comme un récit autobiographique. Il ne serait cependant pas faux de se dire qu’elle s’est fortement inspirée des étés passés chez sa grand-mère, interprétée par Simone Signoret dans L’adolescente.

Alors que Paris s’apprête à se parer de bleu, de blanc et de rouge pour la fête nationale, Marie et ses parents fuient la capitale pour les vertes prairies de l’Auvergne. Elle y retrouve sa grand-mère bien aimée, mais aussi tout ce qu’on peut s’imaginer dans un petit village de campagne français : des commérages, du sexe et du drama. Nous sommes en 1939. La guerre est comme un vieux souvenir dont on veut se débarrasser mais qui hante chaque conversation. Elle est déjà là, avant d’être annoncée. Ces vacances ont le goût amer du changement. Chez Marie va s’opérer une fin, celle de l’innocence. Le monde, comme la puberté, dévoile toute sa violence.

Copyright Carlotta

On plonge dans le long métrage comme on plongerait dans nos souvenirs. Jeanne Moreau place sa mise en scène à hauteur de son héroïne, qui voit tout d’abord les adultes comme des êtres distants et énigmatiques. Elle n’a pas accès à la chambre de ses parents, où les regards chargés de sens font comprendre aux spectateurs leur sexualité. Marie, de son côté, est avec ses poupées et parle avec son amie par balcon interposé. C’est en creux d’un été insouciant que l’enfance de Marie se teint de rouge (l’arrivée des règles) et qu’elle s’enfonce dans l’obscurité de la nuit. Des nuits où les secrets des adultes se dévoilent. Des nuits où les croyances d’antan se transmettent encore, comme une chose immuable que même la fin de l’enfance ne peut éteindre.

L’adolescente a des accents “renoiresque” dans cette peinture d’un environnement campagnard, sans fioriture. Mais c’est dans l’écriture des personnages féminins que la cinéaste s’éloigne de ce cinéma éminemment masculin pour se concentrer sur l’expérience féminine. Que ce soit le personnage de Marie, déchirée entre l’enfance et l’adolescence, le personnage de la mère, déchirée entre son rôle dans sa famille et son désir de femme, ou le personnage de la grand-mère, si stéréotypée tout en étant parfaitement nuancée, Jeanne Moreau montre l’hypocrisie de ce monde autour des femmes et de leur désir, quand il est si naturel que celui-ci s’exprime chez les hommes. Un monde où un enfant illégitime est considéré comme le “bâtard” de la mère, jamais celui du père.

D’un film tout ce qui a de plus conventionnel côté mise en scène, L’adolescente s’affirme comme un très beau récit initiatique féminin, où le regard se fait tendre et nostalgique.



Lillian Gish (1984)

Pour son troisième et dernier effort, qui délaisse le carcan de la fiction pour embrasser celui du documentaire, Jeanne Moreau profite de sa caméra pour arpenter à nouveau le terrain de sa réflexion sur le métier d'actrice, celui qu'elle connait sur le bout des ongles pout en avoir fait sa profession principale, après en avoir déjà fait le sujet de son Lumière.

Cette fois-ci cependant, elle se substitue à cette exploration en ne se représentant pas elle-même à l'écran, mais en focalisant toute son attention sur un portrait certes conventionnel dans sa forme (un montage fait d'interviews et d'extraits de films), mais passionnant dans son fond, de la comédienne Lillian Gish, vedette du cinéma muet américain qui a su lui survivre au cours d'une seconde moitié de carrière tout aussi importante.
Car qu'elle figure pourrait être plus adéquate pour tisser un regard pertinent et juste sur le métier d'actrice, que celle de Gish, elle dont la carrière s'enlace pleinement avec celle d'Hollywood.

Copyright Carlotta

Du premier blockbuster de l'histoire - Naissance d'une nation de D.W. Griffith - à la main mise des grosses majors sur l'industrie, en passant par les fondements du concept de star-système (où un film ne se produit plus sur un réalisateur mais bien une vedette de cinéma), des derniers bijoux du cinéma muet à l'avènement du cinéma parlant, qui laissera à quai des centaines de comédiens et de comédiennes dont on ne laissera pas franchir le mur du son, en passant par des seconds-rôles dans une Amérique pré et post-Seconde Guerre mondiale, jusqu'à l'avènement du Nouvel Hollywood.
Une pionnière dont Moreau, avec son regard affûté et sa voix savoureusement rauque, capture l'énergie et la verve imposante même avec 90 printemps au compteur, se retrouvant dans son parcours (elle aussi est passé de l'autre côté de la caméra) autant que dans une passion du septième art qui transpire de leur échanges drôles et touchants.

En résulte un hommage très (trop) court mais enrichissant aussi bien dans sa curiosité chaleureuse que dans son admiration jamais feinte, un portrait qui aurait pu/dû en appeler d'autres, tant Jeanne Moreau avait l'ambition de suivre d'autres parcours exceptionnels et au féminin, issus du septième art Hollywoodien.


Cet article a été écrit à quatre mains, par Jonathan Chevrier et Laura Enjolvy






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