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[CRITIQUE] : J’ai aimé vivre là

Réalisateur : Régis Sauder
Avec : Annie Ernaux
Distributeur : Shellac Films
Budget : -
Genre : Documentaire.
Nationalité : Français
Durée : 1h29min

Synopsis :
Dans la Ville Nouvelle beaucoup arrivent d’ailleurs, se mélangent, trouvent une place. Leurs histoires se croisent et s’incarnent ici à Cergy, où Annie Ernaux a écrit l’essentiel de son œuvre nourrie de l’observation des autres et de son histoire intime.


Critique :



Qu’est-ce qu'Annie Ernaux et Céline Sciamma ont en commun ? Le fait d’habiter à Cergy, ville nouvelle, au terminus ouest du RER A. L’une a mis en image un coin de sa ville, dans Petite Maman, sorti un peu plus tôt cette année. L’autre l’a mise en mot : « Silence absolu, là où je me trouve en ce moment, dans ma maison, point dans l’espace indéterminé de la ville nouvelle. » (La vie extérieure, publié en 2000 chez Gallimard).

Après Retour à Forbach, où Régis Sauder nous emmenait dans sa ville natale, le réalisateur nous conduit cette fois au nord-ouest de Paris, à 30 km de la capitale. Ci-gît Cergy, ville urbaine construite vers les années 70. J’ai aimé vivre là est porté par les rencontres du cinéaste avec les habitant⋅es. Annie Ernaux tout d’abord, dont les mots peuplent le documentaire. Des extraits de ses deux romans ayant la ville pour personnage principal, Journal du dehors et La vie extérieure, façonnent le récit et les images. Des habitant⋅es ensuite, que ce soit les pionniers⋅ères qui ont vu la ville se faire à partir de rien ou la jeune génération, sur le point de quitter leur ville natale afin de continuer leurs études.

Copyright Shellac Distribution

Construite sur une utopie urbaine il y a plus de trente ans, que reste-t-il de cet état d’esprit aujourd’hui ? J’ai aimé vivre là est jalonné par de magnifiques plans de la ville, ses jardins, ses immeubles uniques, ses événements associatifs. Cergy est une ville du cinéma français et habille une mise en scène d’une façon presque innée. Régis Sauder s’autorise quelques plans aériens, pour profiter au maximum de la beauté architecturale, aux formes géométriques parfaites pour l’angle de la caméra. Le réalisateur décide cependant de rester sur la terre ferme, d' un point de vue humain. Si Cergy est une communauté aussi soudée, c’est bien parce que ses habitant⋅es se démènent pour que le sentiment d’appartenance reste. Le film fait jaillir ce qui réside entre les immeubles, entre le petit groupe que filme le réalisateur : une identité forte émanant d’une histoire construite il y a peu.

Que ce soit Claudette, qui a vécu dans la boue avant le goudron, Ghislaine, qui voit Cergy comme un lieu de transition, ou les lycéens vivant leur dernière semaine tous ensemble avant de s’éparpiller, J’ai aimé vivre là dissèque leur regard qu’ils et elles portent sur leur ville. Un regard déjà absent ou nostalgique pour certains, critique pour d’autres, ce petit groupe apporte une belle réflexion sur leur réalité, mise en exergue par les textes d’Annie Ernaux, point central de la mise en scène. Parfois, la caméra du cinéaste vient capter des bouts de vie, comme le fait l’autrice, menant à une expérience visuelle unique : une introspection intime partagée avec d’autres spectateur⋅trices. « Aujourd’hui, pendant quelques minutes, j’ai essayé de voir tous les gens que je croisais, tous inconnus. Il me semblait que leur existence, par l’observation détaillée de leur personne, me devenait subitement très proche, comme si je les touchais. Si je poursuivais une telle expérience, ma vision du monde et de moi-même s’en trouverait radicalement changée. Peut-être n’aurais-je plus de moi. » Pendant plus d’une heure, cette étrange sensation que décrit Annie Ernaux se traduit devant nos yeux, dans le cadre. Les départs de lycéens, les arrivées d’immigré⋅es, logé⋅es dans la patinoire de la ville, s’entrecroisent comme un ballet, les sentiments intimes, le travail collectif se dévoilent et se déploient, dans les larmes des travailleurs sociaux, dans le désespoir des personnes arrivées dans cet ancien lieu sportif.
Copyright Shellac Films

J’ai aimé vivre là se regarde comme une fenêtre privilégiée sur une ville nouvelle, une « histoire avant d’en être une ». Le documentaire déambule dans Cergy, choisit son propre chemin à l’image de la jeune génération qui trace leur propre raccourci et s’interroge sur le lien humain/construction avec beaucoup de charme.


Laura Enjolvy