[CRITIQUE] : Crasse
Réalisatrice : Luna Carmoon
Acteurs : Saura Lightfoot-Leon, Hayley Squires, Sandra Hale, Joseph Quinn, Deba Hekmat,...
Distributeur : Piece of Magic Entertainment
Budget : -
Genre : Drame
Nationalité : Britannique
Durée : 2h06min
Synopsis :
Londres, 1984. Maria, âgée de 7 ans, et sa mère vivent dans un monde bien à elles, tendre et singulier, tissé d’amour et de trésors amassés. Mais une nuit, tout bascule. Dix ans plus tard, Maria vit une vie paisible dans sa famille d’accueil quand un jeune homme plus âgé, Michael, fait irruption dans leur foyer, ravivant des blessures enfouies et brouillant la frontière entre magie et folie.
Londres, 1984. Dans un quartier pavillonnaire aux habitations mitoyennes très compactées les unes aux autres. Maria, adolescente solitaire, s’ennuie pendant l’été. Elle vit chez Michelle, sa mère adoptive, après avoir été séparée très tôt de sa mère biologique par les services sociaux. Son quotidien est atone et socialement fragile, entre une meilleure amie qu’elle ne verra quasiment plus, une maison silencieuse, et un passé toujours vivace. Le souvenir de sa mère atteinte de syllogomanie, avec qui elle partageait un amour fusionnel et étrange, est toujours psychologiquement bien ancré en elle. L'accumulation maladive d’objets devient, dans son esprit, un langage affectif : ces choses entassées étaient les marques tangibles de l’amour maternel. L'enfance de Maria n'a rien d’ordinaire, et son adolescence semble être un lent déploiement de ces blessures enfouies, que le film restitue dans un va-et-vient troublant entre souvenirs, fantasmes et réalité brute.
La mise en scène de Luna Carmoon épouse ce trouble identitaire. Dans cette tentative de recomposition affective, Maria a tendance à reproduire par mimétisme ce qu'elle a connu. Elle cherche à s’envelopper de sensations anciennes pour raviver un lien perdu. Il y a dans Hoard un rapport organique aux objets, à l'immobilier, et même aux espaces plus généralement. La caméra accompagne les gestes, les textures, les bizarreries. La maison devient un prolongement de la mémoire. Le récit lui-même adopte ces moments d'absence, dans une forme faite d’ellipses et de fragments. La narration avance à tâtons, suivant les décrochages émotionnels de Maria, sans jamais chercher à vraiment les expliquer. Ce n'est pas le but du film. Celui-ci oscille entre naturalisme désenchanté et surréalisme sensoriel, comme si l’adolescence ne pouvait être racontée qu’à travers une forme de dérèglement permanent. Les douleurs restent enfouies, mais la mise en scène en adopte les contours : clairs obscurs, objets saturés de sens, et longs silences d’où émergent parfois des cris étouffés.
Dans cette perte de repères, la seule amie de Maria, Laraib, finit par s’éloigner, laissant un vide relationnel et symbolique. C’est alors Michael, autre enfant né d’un chaos familial, qui entre en jeu. Le lien entre eux échappe aux catégories : ni romance, ni prédation, mais une tension constante, une intensité trouble, parfois violente, toujours désorientant. Ils se cherchent, se testent, s’enlacent, se repoussent, se blessent sans gravité.
Le film assume cet inconfort. Il montre des gestes déplacés, des désirs mal formulés, des tendresses maladroites. Car cette relation est à la lisière du conflit et de la connivence, comme si elle ne cessait de se dérober pour mieux réapparaître. Les deux se mentent, désobéissent, dérivent, mais rien n’est jamais jugé. Les corps se heurtent, dans une recherche confuse de chaleur et de repères. L'instabilité émotionnelle trouve ici une forme d'incarnation sauvage : Hoard est un film de pulsions, d'humeurs, de gestes qui débordent.
Cet isolement affectif est au coeur de toute l'esthétique. Les cadres sont souvent serrés, les espaces fermés, comme si chaque personnage restait confiné dans sa propre perception du monde. Il n’y a pas de grands élans lyriques (malgré un esprit surréaliste), pas de réconciliation possible : Hoard est un anti-romantisme viscéral. Dans ce contexte social défavorisé, Luna Carmoon esquisse à la fois un regard naturaliste sur le quotidien de ces jeunes désorientés, et une odyssée intérieure où les souvenirs contaminent le présent. La réalisatrice étire les scènes, multiplie les redondances, laisse volontairement des zones d’ombre dans la narration. Ce n’est pas un effet gratuit : le spectateur, comme les personnages, est privé d’un savoir absolu. Maria elle-même demeure une énigme pour ceux qui l’entourent. La lenteur du montage, ses trous, ses redites, deviennent la matière même d’un récit qui cherche un équilibre affectif sans jamais vraiment le trouver. Telle Maria qui cherche constamment des déchets ou des objets à collecter.
Le film est très juste par sa capacité à faire naître, dans les marges du réalisme social, un imaginaire émotionnel instable, presque psychotique, mais toujours chargé de tendresse. La misère sociale n’est ici jamais décorative : elle devient le terrain mouvant d’une détresse affective que ni les mots, ni les adultes ne parviennent à apaiser. Luna Carmoon filme l’obsession comme une forme d’amour qui ne sait pas dire son nom. Le film dessine le portrait d’une jeune fille à la recherche d’un nid, d’un cocon, dans un monde où plus rien n’est à sa place. Entre l’impossibilité d’habiter le présent et le besoin irrépressible de faire revivre le passé, Hoard explore le vertige d’un attachement abîmé, en convoquant les forces contradictoires de la mémoire, du deuil et du désir de réconfort. Une œuvre dérangeante, mais d’une humanité sourde et infaillible.
Teddy Devisme
Londres, années 80. Maria, 7 ans, vit dans une bulle avec sa mère. Un monde fait de jeux, de contes et d’objets partout… absolument partout - un véritable capharnaüm enchanté. Malheureusement, un accident tragique les sépare et Maria est placée en famille d’accueil. Dix ans plus tard, Maria mène une vie tranquille jusqu’au jour où un étrange jeune homme vient habiter dans sa maison d’accueil et raviver des traumatismes passés.
Avec Crasse, son premier long-métrage, la réalisatrice britannique Luna Carmoon livre une œuvre singulière et personnelle. Inspirée par les femmes qui ont marqué sa vie, elle aborde avec délicatesse le syndrome de Diogène - cette compulsion à tout accumuler, y compris les déchets - sans jamais sombrer dans le pathos ni la moquerie. La mère de Maria devient un personnage féerique, un esprit libre qui transforme les détritus en poésie. Un monde de bric et de broc, où le papier alu se métamorphose en décoration de Noël et les boîtes de conserve en rideaux scintillants. Mais sous cette magie, Luna Carmen ne cache pas non plus le danger qu’un tel environnement représente pour un enfant.
La seconde partie du film - alors que Maria est adolescente - pose la question du traumatisme et du déracinement. Pendant dix ans, Maria a appris les règles pour vivre une vie “convenable”. L'été suivant sa dernière année au lycée, elle se retrouve face à elle-même. Elle doit questionner ses règles pour comprendre son identité. En l'espace de quelques semaines, elle perd sa seule et meilleure amie - envoyée à l'étranger par son père -, apprend le décès de sa mère biologique qu'elle croyait déjà morte et fait la rencontre de cet homme, enfant des services sociaux comme elle, dont le métier d'éboueur va la transporter dans son passé. Tous ses nouveaux repères en sortent chamboulés. La relation trouble entre l'adolescente et ce dernier va les entraîner dans une spirale autodestructrice.
Michael, interprété par un Joseph Quinn remarquable, apporte toute l’ambiguïté du film. Dès ses premières apparitions, la réalisatrice instille un malaise : leur relation est-elle fraternelle, charnelle, cathartique ? La différence d’âge, le fait qu’il soit sur le point de devenir père, ou la nature violente de leurs jeux — entre humiliation et provocation — brouillent les repères. Crasse se place du côté de Maria, en faisant de Michael l'outil de l'expiation de ces traumatismes enfouis. Mais jamais Luna Carmen ne nous donne accès à ses pensées à lui, et laisse le doute planer sur ses intentions.
Le film baigne dans le symbolisme animal. Dans l’enfance de Maria, un loir blanc occupait les lieux, créature espiègle évoluant dans le chaos familier. Maria s’y identifie, et l’actrice Saura Lightfoot-Leon adopte un mimétisme à cet animal avec une grâce troublante. En contrepoint, Michael devient le "roi des rats", surnom donné à un rat mort retrouvé parmi les décombres. Une figure à la fois grotesque et noble, à l’image du film lui-même, oscillant entre conte et cauchemar.
Crasse est un premier film audacieux, déroutant, et profondément poétique. Il aborde sans fard la gestion des traumatismes, la reconstruction identitaire, tout en interrogeant notre rapport à la consommation et à ce que l’on jette - y compris les êtres humains. Ni confortable, ni consensuel, c’est un geste cinématographique fort, un regard neuf porté sur l’invisible. Une réussite incontestable pour un premier long.
Cet isolement affectif est au coeur de toute l'esthétique. Les cadres sont souvent serrés, les espaces fermés, comme si chaque personnage restait confiné dans sa propre perception du monde. Il n’y a pas de grands élans lyriques (malgré un esprit surréaliste), pas de réconciliation possible : Hoard est un anti-romantisme viscéral. Dans ce contexte social défavorisé, Luna Carmoon esquisse à la fois un regard naturaliste sur le quotidien de ces jeunes désorientés, et une odyssée intérieure où les souvenirs contaminent le présent. La réalisatrice étire les scènes, multiplie les redondances, laisse volontairement des zones d’ombre dans la narration. Ce n’est pas un effet gratuit : le spectateur, comme les personnages, est privé d’un savoir absolu. Maria elle-même demeure une énigme pour ceux qui l’entourent. La lenteur du montage, ses trous, ses redites, deviennent la matière même d’un récit qui cherche un équilibre affectif sans jamais vraiment le trouver. Telle Maria qui cherche constamment des déchets ou des objets à collecter.
Le film est très juste par sa capacité à faire naître, dans les marges du réalisme social, un imaginaire émotionnel instable, presque psychotique, mais toujours chargé de tendresse. La misère sociale n’est ici jamais décorative : elle devient le terrain mouvant d’une détresse affective que ni les mots, ni les adultes ne parviennent à apaiser. Luna Carmoon filme l’obsession comme une forme d’amour qui ne sait pas dire son nom. Le film dessine le portrait d’une jeune fille à la recherche d’un nid, d’un cocon, dans un monde où plus rien n’est à sa place. Entre l’impossibilité d’habiter le présent et le besoin irrépressible de faire revivre le passé, Hoard explore le vertige d’un attachement abîmé, en convoquant les forces contradictoires de la mémoire, du deuil et du désir de réconfort. Une œuvre dérangeante, mais d’une humanité sourde et infaillible.
Teddy Devisme
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Copyright Sunrise Films/Vertigo Releasing/Milly Cope |
Londres, années 80. Maria, 7 ans, vit dans une bulle avec sa mère. Un monde fait de jeux, de contes et d’objets partout… absolument partout - un véritable capharnaüm enchanté. Malheureusement, un accident tragique les sépare et Maria est placée en famille d’accueil. Dix ans plus tard, Maria mène une vie tranquille jusqu’au jour où un étrange jeune homme vient habiter dans sa maison d’accueil et raviver des traumatismes passés.
Avec Crasse, son premier long-métrage, la réalisatrice britannique Luna Carmoon livre une œuvre singulière et personnelle. Inspirée par les femmes qui ont marqué sa vie, elle aborde avec délicatesse le syndrome de Diogène - cette compulsion à tout accumuler, y compris les déchets - sans jamais sombrer dans le pathos ni la moquerie. La mère de Maria devient un personnage féerique, un esprit libre qui transforme les détritus en poésie. Un monde de bric et de broc, où le papier alu se métamorphose en décoration de Noël et les boîtes de conserve en rideaux scintillants. Mais sous cette magie, Luna Carmen ne cache pas non plus le danger qu’un tel environnement représente pour un enfant.
La seconde partie du film - alors que Maria est adolescente - pose la question du traumatisme et du déracinement. Pendant dix ans, Maria a appris les règles pour vivre une vie “convenable”. L'été suivant sa dernière année au lycée, elle se retrouve face à elle-même. Elle doit questionner ses règles pour comprendre son identité. En l'espace de quelques semaines, elle perd sa seule et meilleure amie - envoyée à l'étranger par son père -, apprend le décès de sa mère biologique qu'elle croyait déjà morte et fait la rencontre de cet homme, enfant des services sociaux comme elle, dont le métier d'éboueur va la transporter dans son passé. Tous ses nouveaux repères en sortent chamboulés. La relation trouble entre l'adolescente et ce dernier va les entraîner dans une spirale autodestructrice.
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Copyright Sunrise Films/Vertigo Releasing/Milly Cope |
Michael, interprété par un Joseph Quinn remarquable, apporte toute l’ambiguïté du film. Dès ses premières apparitions, la réalisatrice instille un malaise : leur relation est-elle fraternelle, charnelle, cathartique ? La différence d’âge, le fait qu’il soit sur le point de devenir père, ou la nature violente de leurs jeux — entre humiliation et provocation — brouillent les repères. Crasse se place du côté de Maria, en faisant de Michael l'outil de l'expiation de ces traumatismes enfouis. Mais jamais Luna Carmen ne nous donne accès à ses pensées à lui, et laisse le doute planer sur ses intentions.
Le film baigne dans le symbolisme animal. Dans l’enfance de Maria, un loir blanc occupait les lieux, créature espiègle évoluant dans le chaos familier. Maria s’y identifie, et l’actrice Saura Lightfoot-Leon adopte un mimétisme à cet animal avec une grâce troublante. En contrepoint, Michael devient le "roi des rats", surnom donné à un rat mort retrouvé parmi les décombres. Une figure à la fois grotesque et noble, à l’image du film lui-même, oscillant entre conte et cauchemar.
Crasse est un premier film audacieux, déroutant, et profondément poétique. Il aborde sans fard la gestion des traumatismes, la reconstruction identitaire, tout en interrogeant notre rapport à la consommation et à ce que l’on jette - y compris les êtres humains. Ni confortable, ni consensuel, c’est un geste cinématographique fort, un regard neuf porté sur l’invisible. Une réussite incontestable pour un premier long.
Éléonore Tain