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[INSTANT LITTERATURE] : #33. La Guerre par d'autres moyens de Karine Tuil



"Quoi, un site centré sur le cinéma qui papote littérature, mais quelle hérésie ! ".Voilà une manière polie de dire " qu'est-ce qu'on est en train de foutre ", mais à une heure ou la littérature n'a jamais autant été liée au septième art (ah, Hollywood et son manque d'originalité...), nous avons trouvé de bon ton, en temps que media, de voir un petit peu plus loin que le bout de notre plume, et d'élargir notre prisme de partage culturel en papotant littérature donc, sans pour autant que cela soit lié au cinéma - même si cela arrivera certainement souvent.

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#33. La Guerre par d'autres moyens de Karine Tuil



Depuis le succès du roman Les Choses humaines (prix Goncourt des lycéens), Karine Tuil est devenue une figure littéraire incontournable sur des sujets brûlants et actuels, embarquant ses personnages dans une spirale infernale entre vie intime et représentation publique. Ses oeuvres explorent les rapports de pouvoir entre des personnages qui semblent inéluctablement condamnés à la chute. Sorti en mars dernier aux éditions Gallimard, La Guerre par d'autres moyens s'inscrit dans cette même lignée.

Le roman suit dans un premier temps la lente déchéance de Daniel Lehman, ancien Président de la République, juif et de gauche. Il traverse des moments difficles : n'ayant pas réussi à renouveler son mandat, il noie ses tourments dans l'alcool. Bien qu'il ait publié un roman, il ne brille pas par ses qualités d'écriture. De plus, il est empêtré dans plusieurs affaires judiciaires. Sa vie privée n'est pas non plus réjouissante : son couple formé avec Hilda Müller, une actrice allemande sur le déclin avec laquelle il a eu une fille sourde, bat sérieusement de l'aile. Hilda tente de remettre sa carrière sur les rails en tournant sous la direction de Romain Nizan, un réalisateur en vogue qui s'autoproclame féministe. Il tourne un film « social » traitant des violences conjugales, adapté du roman de Marianne Bassani, qui n'est autre que l'ex-épouse de Daniel Lehman...

La « guerre » évoquée dans le titre représente, encore une fois chez Tuil, une lutte pour le pouvoir dans toutes ses dimensions : le pouvoir en politique, dans un cadre professionnel, au sein du couple, entre les hommes et les femmes, entre les générations ou encore entre les différentes sphères sociales. Pour aborder ces rapports de domination, Tuil fait cohabiter deux fascinants univers publics qui se répondent : la politique et le cinéma. La politique possède une dimension cinématographique, que ce soit par ses coups bas ou par la maîtrise du discours, tandis que le cinéma est résolument politique, que ce soit par ses sujets ou par la manière dont ils sont traités de et représentés. Le phénomène « Me Too », qui fascine Tuil depuis l'écriture des Choses humaines, relie ces deux sphères.


MANTOVANI FRANCESCA

Le traitement, et même la dissection, du mouvement « Me Too » dans le milieu du cinéma est certainement ce qu'il y a de plus convaincant et jouissif dans La Guerre par d'autres moyens. Tout en soutenant ce mouvement essentiel qui a su libérer la parole et créer une prise de conscience sociétale, l'autrice évite toute forme de naïveté à son égard en faisant preuve d'une grande lucidité quant à ce qui se joue derrière ce phénomène, tant pour les victimes que pour les bourreaux. Les rapports de domination sont en réalité des rapports de dépendance et les contradictions des victimes imparfaites ainsi que l'hypocrisie de chacun pour sauver les apparences ou par lâcheté sont mises en lumière. Cette lucidité est également incarnée par Marianne, probablement le personnage le plus attachant, un attachement renforcé par le fait qu'elle soit la seule à raconter son point de vue et qui s'émancipe grâce à la création littéraire.

On pourra tiquer sur certains points. Certains personnages pourraient paraître un peu trop caricaturaux, la mécanique menant au « climax » trop évidente et la fin du récit trop précipitée. On pourrait également reprocher un traitement un peu artificiel de la question de la judéité, bien mieux abordée dans les précédents romans de l'autrice. Cependant, ces quelques éventuels défauts s'effacent derrière le véritable plaisir de lecture. On prend un plaisir fou à dévorer ce roman bien rôdé, rythmé par de courts chapitres, qui alternent les points de vue, majoritairement narrés à la troisième personne. On s'amuse à reconnaître les clins d’œil et les références à des personnages réels ou des situations médiatiquement connues. Karine Tuil possède toujours ce talent indéniable de nous tenir en haleine jusqu'à ce que jaillisse enfin le point culminant de l'histoire. Son style est parfois piquant, avec une pointe d'ironie toujours présente, et en même temps, Tuil essaie de ne pas juger ses personnages. On sent, par exemple, chez elle une grande tendresse envers son Dan Lehman, un mélange savoureux entre Sarkozy, Hollande et Bruno Le Maire, ainsi qu'envers Mélanie, une jeune actrice déjà considérée comme « has been », obligée d'être la doublure corporelle de Hilda pour s'en sortir.

En somme, La Guerre par d'autres moyens illustre une fois de plus le talent de Karine Tuil à naviguer avec aisance entre la complexité des relations humaines et les enjeux sociopolitiques contemporains. A travers le parcours tumultueux d'une galerie de personnages, l'autrice parvient à mettre en lumière les subtilités des rapports de pouvoir. Malgré quelques imperfections, le roman captive par sa narration incisive et son habilité à faire émerger le réel au sein de cette fiction.


Tinalakiller