[ENTRETIEN] : Entretien avec Nabil Ayouch (Everybody loves Touda)
© Manuel Lagos Cid / © Nabil Ayouch |
Suivant la trajectoire d’une
femme cherchant à être artiste malgré les regards envieux des hommes, Everybody loves Touda débarque dans nos salles après un passage
dans plusieurs festivals dont le Cinemamed à Bruxelles. C’est dans ce cadre que
nous avons pu rapidement échanger par téléphone avec son réalisateur, Nabil
Ayouch.
Everybody loves Touda, c’est avant tout l’histoire d’une femme qui est en quête d’ascension et qui cherche pour elle en tant qu’artiste ainsi que pour son fils, un avenir meilleur. - Nabil Ayouch
D’où est venue l’envie de tourner
ce film ?
Elle est venue de l’envie de
raconter des femmes que j’observe et que j’admire depuis très longtemps, qui
ont d’ailleurs hanté plusieurs de mes films précédents comme Les chevaux
de Dieu ou Razzia, avec des rôles secondaires mais
néanmoins présents. Elles imposaient déjà leur force, leur charisme. Il y avait
aussi une volonté de réparer une injustice qui leur est faite depuis de
nombreuses années quand on remet en perspective le rôle qu’elles ont joué dans
l’histoire du pays, à la manière dont elles sont regardées aujourd’hui.
Le film s’ouvre sur une agression
sexuelle assez douloureuse. Était-ce justement pour vous une manière de
représenter directement cette injustice ?
C’est une manière de montrer
aussi surtout le fil très étroit sur lequel elle marche, le danger permanent dans
la volonté d’exercer le métier d’artiste et d’être vue comme tel et non comme
un objet de désir. Il y a aussi les risques qu’elles encourent. Surtout, il y a
une espèce de banalité de la violence ordinaire auxquelles elles font face dans
cette société avec ce côté tragique derrière de repartir le lendemain comme si
de rien n’était et de continuer.
Quelles sont les recherches que
vous avez faites sur le rôle des Cheickhat ?
C’est vrai qu’il n’y a pas eu beaucoup d’écrits sur elles paradoxalement. Maintenant, il y a une thèse assez remarquable qui a été faite par une française assez exhaustive qui parle de l’émergence des Cheickhat depuis les temps anciens jusqu’à leur influence de nos jours dont je me suis pas mal inspiré. Ensuite, j’ai travaillé autour de rencontres avec de nombreuses Cheickhat depuis plusieurs années en écoutant leur récit.
Copyright Nabil Ayouch |
Pouvez-vous nous parler de votre
rencontre avec votre actrice principale, Nisrin Eradi ?
Je l’ai rencontrée il y a une
quinzaine d’années sur le tournage d’une série que je produisais. À l’époque,
elle était encore à l’école d’acting. Je l’avais trouvée hyper impressionnante
sur le plateau, je ne l’avais jamais vue auparavant. Je l’ai gardée en tête et
l’ai perdue de vue pendant une dizaine d’années avant de la retrouver sur les
dossiers du premier film de ma femme, Adam, dans lequel elle a
joué. J’étais absolument épris par sa puissance de jeu, sa sincérité, par ce
qu’elle impose et par son caractère aussi. J’ai immédiatement su durant
l’écriture du film que ça allait être elle. On n’a pas perdu de temps en
casting, on a utilisé ce temps pour la coacher et qu’elle travaille tout ce qui
touche à la crédibilité du rôle, c’est-à-dire comment apprendre à danser,
chanter, bouger et s’exprimer comme une Cheickhat.
Vous ne niez jamais le rapport
social dans la recherche de votre héroïne à s’inscrire en tant qu’artiste dans
le milieu. À quel point était-ce important de conserver ce cœur social ?
Everybody loves Touda, c’est avant tout l’histoire d’une femme qui est en quête
d’ascension et qui cherche pour elle en tant qu’artiste ainsi que pour son fils, un avenir meilleur. Elle n’a jamais appris à lire ou écrire, elle est
analphabète. Tout ce qu’elle sait faire, c’est chanter et apprendre par cœur
des haitas que lui enregistre son amie et elle veut sortir de sa condition
sociale. Pour elle, la meilleure façon d’en sortir et d’offrir un avenir
meilleur à son fils est de partir vers la ville des lumières où elle espère
qu’elle sera vue comme une artiste véritable, non pas comme un simple objet de
désir. Cette ascension sociale est le vrai cœur du film.
Mais un autre cœur se trouve
aussi dans cette relation avec son fils sourd. Comment est-venue cette
idée ?
J’avais envie que Yassine soit le seul homme du film à entendre véritablement sa mère chanter, à comprendre et entendre ce qu’elle transmet aussi bien à lui qu’au monde par le chant. Pour ça, je voulais que la relation soit avant tout vibratoire et passe par du ressenti, de l’amour et des émotions intenses. Paradoxalement, alors même qu’il est sourd, il est la seule personne à vraiment écouter Touda.
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C’est intéressant car ça rentre
en résonnance avec la représentation d’une violence masculine aussi bien rurale
que citadine.
C’est vrai que la vie de Touda
oscille en permanence entre le beau et le laid. Le beau, c’est son fils, le
rapport à la nature qui la recharge et la remplit, ses parents, le champ, son
art. Le laid, c’est en effet le regard concupiscent des hommes dans le cabaret,
ce monde de la nuit où l’argent coule à flots autour d’elle. Elle est en
permanence comme un équilibriste en train de marcher sur un fil et de jongler
entre tout ça. Pour autant, je n’avais pas envie de faire un film manichéen où
tous les hommes sont mauvais sans nuances car il y a son père qui la soutient,
le violoniste aussi qui la guide et lui sert de petit ange dans la nuit. Je ne
voulais pas tomber dans cette dichotomie mais, en même temps, c’est vrai que le
problème de ces femmes d’aujourd’hui est qu’elles sont en train d’abandonner
cet art et cette tradition héritée du 14ème siècle et qui a disparu
avant de ne réapparaître au 19ème siècle et qui, en quittant leurs
campagnes, ont été obligées de faire des compromis. Du coup, elles sont beaucoup
plus vues aujourd’hui comme des prostituées que comme des artistes. C’est
vraiment ce que raconte le film et ce que j’avais envie d’éveiller dans les
consciences.
Le film se clôture par un long
plan-séquence qui fait penser que Touda a atteint son but avant d’être pervertie.
D’où est venue cette idée de partir sur cette clôture visuelle ?
Sur une volonté absolue de ne pas
briser l’émotion de mon actrice pendant les huit minutes qu’allait durer ce
plan. C’est une espèce de métaphore de ce que raconte mon film avec cette
montée puis cette redescente dans l’ascenseur. La complexité des émotions que
je voulais aller chercher chez mon actrice dans cette redescente qui clôture le
film, c’est quelque chose que je n’aurais pas pu obtenir si le plan n’avait pas
été tourné dans la continuité. Quand elle arrive dans cette redescente chargée de
cette montée dans l’hôtel, de cette arrivée en haut de l’escalier lumineux, le
backstage, l’attente avant la scène, l’incarnation, l’interprétation et puis
cette redescente derrière, ça a été d’une complexité phénoménale. On a
travaillé 3 mois. Au bout de la huitième ou neuvième tentative au milieu de la
nuit, j’ai pensé que j’étais complètement fou mais, en même temps, il n’y avait
pas d’autre moyen de le faire. Au final, la dernière prise a été la bonne et ce
fut presque miraculeux, comme le cinéma peut l’être parfois.
Propos recueillis par Liam Debruel.
Merci à Heidi Vermander de
Cinéart ainsi qu’à l’équipe de Cinemamed pour cet entretien.