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[CRITIQUE] : Grand Tour


Réalisateur : Miguel Gomes
Acteurs : Gonçalo Waddington, Crista Alfaiate, Teresa Madruga, Jani Zhao,...
Distributeur : Tandem / Shellac
Budget : -
Genre : Aventure, Comédie Dramatique.
Nationalité : Français, Italien, Portugais, Allemand, Japonais, Chinois.
Durée : 2h08min

Synopsis :
Rangoon, Birmanie, 1918. Edward, fonctionnaire de l’Empire britannique, s’enfuit le jour où il devait épouser sa fiancée, Molly. Déterminée à se marier, Molly part à la recherche d’Edward et suit les traces de son Grand Tour à travers l’Asie.



Critique :



Le titre du film est d'ores et déjà évocateur, à différents aspects. Il y émane la géographie en portant une importance aux paysages. Là-dedans se trouve le voyage, car le "tour" suggère un mouvement entre plusieurs territoires. Telle une aventure qui s'annonce, un chemin à parcourir. Ensuite, il y a ce qu'est par définition un "grand tour". De base, il s'agit d'un long voyage effectué en Europe par des jeunes hommes issus des hautes classes de la société, pour leur inculquer et améliorer leur éducation. Mais surtout, ce voyage pouvait aussi devenir initiatique, en y intégrant le développement de loisirs et l'apprentissage d'autres cultures. Enfin, on peut voir dans l'expression "grand tour" une métaphore où se regroupent plusieurs motifs du cinéaste Miguel Gomes. Dans Ce cher mois d'août (2008), il y avait déjà cette approche quasi ethnographie (d’une communauté montagnarde) et une intrigue sentimentale. Dans Tabou (2012), en noir et blanc également, se trouvait déjà cette ambiance de rêverie transposée dans un passé. Puis, le film partage avec la trilogie Mille et une nuits (2015) la partition de la narration et le chapitrage de chacune d'entre elles, tout en étant une variation de son évasion (passer du prolongement de la noce, à son report infini).

Copyright Tandem / Shellac

Le dernier point commun est l'approche du récit d'apprentissage. Loin de sa forme classique, qui voudrait une chronologie par étapes afin d'arriver vers un bouleversement chez le personnage principal, Miguel Gomes choisit de déconstruire morceau par morceau ce voyage. Le grand tour n'en a plus que le nom, et l'initiation se fait au gré du hasard. Les ellipses sont nombreuses, et font régulièrement penser à une succession de prises de vues dans un carnet de voyage. Que ce soit Edward ou Molly, les deux cherchent constamment à rejoindre un nouveau territoire (ce qui en fait leur objectif) mais sans jamais savoir ce qu'il & elle vont y trouver. Cette ouverture au hasard pourtant portée par une détermination respective, permet à ces protagonistes de s'ouvrir au monde qu'il & elle rencontrent. Tel un tâtonnement allant de pays en pays, de rencontres en rencontres, s'imprégnant de chacune d'entre elles pour appréhender l'inconnu qui va suivre. D'autant que ces personnages occidentaux apparaissent concrètement de nulle part, sans prévenir ou introduction. Puis, il & elle semblent également aller nulle part, en se déplaçant au gré des envies pour l'un et des informations pour l'autre.

C'est une approche très cinématographique, très artistique, suggérant que le chemin (et les rencontres) compte bien plus que l'objectif (que les enjeux dramatiques). L'aspect ethnographique est alors essentiel. Parce qu'il permet de ne pas concentrer le film uniquement sur l'intrigue romantique développée. Mais de se concentrer simultanément sur l'exploration innocente et insouciante de ces paysages, en se laissant porter au gré du grand tour. Par conséquent, le film est également loin du film d'époque classique, loin de la sophistication, de l'élégance, de la volupté de décors, de costumes, de couleurs. Loin de la représentation d'un mode de vie et de moeurs du passé, en embarquant les personnages aristocrates dans un paysage qui leur est inconnu. Le noir & blanc chez Miguel Gomes participe à créer cette atmosphère de découverte. Il y a à la fois le dépérissement de tout ce qui compose le soi, et la révélation aux yeux d'un nouvel espace (intérieur et extérieur) pour s'y renouveler ou s'y perdre. Ce grand tour asiatique est tel un tombeau à ciel ouvert, fait de motifs expressionnistes : la dualité ombres et lumière, les travellings créant des dérives de corps, la brume causant une union entre le ciel et la terre, la contemplation de l'errance, etc.

Copyright Tandem / Shellac

Cette façon très contrastée d'être au monde n'est pas tant ce que le cinéaste voudrait dire ou comprendre du monde, mais est plutôt une double expérience sensorielle : celle de la matière qui semble pousser au fur et à mesure du mouvement (chaque paysage rencontré) et celle de la perception en permanence renouvelée. La caméra de Miguel Gomes propose alors d'appréhender le cinéma différemment. En admettant une double position : être témoin et observateur du monde (le geste ethnographique, et non touristique), tout en en faisant partie. Ici par le biais du mélodrame et de la psychologie, donc en faire partie par le biais d'émotions contradictoires essayant de s'adapter au monde observé. Le film superpose à chaque image la réalité telle qu'elle est (et saisie par la caméra) avec l'imaginaire / les fantasmes que l'humain porte sur elle. Tout ce qui apparaît ou disparaît devant la caméra et les yeux relève ainsi d'une fusion du réel et de l'imaginaire, du terre-à-terre et des sentiments, jusqu'à affirmer la capacité de mêler film tourné en studio et film tourné à la volée à l'extérieur – ce qu'a fait Miguel Gomes pour le tournage de Grand Tour.

Le film est quasiment un conte mystique essayant de convenir et concorder à la vérité du monde. Cette dernière est aussi belle que tragique, dans ce qu'elle permet de percevoir comme des apparitions (révéler l'autre en partant du mouvement de soi) et dans le témoignage de ce qui se fâne (les sentiments, la vocation, l'identité, la croyance / l'imaginaire). C'est un glissement entre la fiction et le documentaire. Jamais de l'un vers l'autre, mais un glissement presque naturel. Comme si dans chaque paysage se dégageait fondamentalement une expression purement personnelle et une vérité universelle. Le glissement s'opère ici par des décalages. Le premier est celui entre une voix-off axée sur la spiritualité et les images du trivial. Un deuxième se trouve entre la matière organique et la matière spectrale (ce qu'un personnage recherche dans un espace donné). Un troisième se situe entre l'espace et le temps : récit d'époque avec des traditions passées de la part des protagonistes, tourné dans des paysages actuels (un anachronisme, en somme). Le quatrième glissement est celui de la perception des mêmes territoires qui diffère avec les deux protagonistes qui se succèdent. Le cinquième et dernier est plus explicite, car il est un choix de montage, en intégrant des scènes de marionnettes quand le récit transitionne du mélodrame à des prises de vues documentaires.

Copyright Tandem / Shellac

Les lieux sont tous re-traversés, re-découverts, ré-évalués, re-fusionnels. Ces glissements prennent complètement le contrepied de l'exotisme que pourrait être un tel film, par l'altérité qu'apporte le documentaire dans le romanesque. La fiction portée par les deux protagonistes se fond dans le réel, dans la vérité du monde, jusqu'à se faner petit à petit, avant de disparaître avec la stupeur d'une sinistre révélation. Le glissement de la fiction et du documentaire démontre que le contrôle échappe à l'humain lorsque son chemin est soumis à la puissance de la nature, au pouvoir de l'inconnu. Les digressions narratives et esthétiques qui en résultent n'empêchent pourtant pas Miguel Gomes d'insérer des signes de burlesque. Tel ce ténor italien se mettant à chanter après une conversation très tendue dans un bateau, des animaux dans des situations rocambolesques, un embouteillage sur un air musical de valse, le rire de la protagoniste Molly, le prêtre exprimant le souhait de quitter les rangs et retourner en Angleterre pour profiter d'un cottage, etc. Cet humour sporadique n'est jamais un relâchement ou une atténuation de la dramaturgie (plurielle), au contraire il participe pleinement à cette poésie globale et riche qui émane des paysages vers les humains.


Concrètement, pour que l'âme pervertie de l'humain renaisse de ses pathétiques fantasmes, alors le corps doit s'abandonner à la nature et à l'appréciation des choses les plus simples. Ce que propose Grand Tour n'est plus ni moins qu'un enchantement à retrouver, en se laissant guider par les merveilles du quotidien. Telle une employée de maison parlant des fleurs avec grande passion, les vendeur-se-s au bord des routes portant de larges sourires, les guides au sein des paysages dont la fascination est sans cesse renouvelée, les animaux en totale liberté et jamais inquiétés, la voix-off spirituelle, les transitions avec ces spectacles de marionnettes, et enfin le grain du noir & blanc qui semble imprégner la chair des acteur-rice-s. Le mélodrame de la fuite et de la poursuite de son amour (donc la fiction) n'est rien d'autre que le mélodrame d'un monde ayant perdu l'enchantement des paysages au profit de son égoïsme déconnecté. Il ne reste plus qu'à poursuivre une communion sensorielle perdue avec la nature, à retrouver les sensations qui font vraiment sens. Ce grand tour est celui d'un monde occidental (et colonial) à l'agonie, perdu dans ses dérives et quêtes incessantes, à qui sont révélées les ressources vitales via les images d'un autre monde. Fuir pour mieux (re)grouper ce qui est séparé : les territoires, les humains, le réel et l'imaginaire, le présent et le passé, le vivant et les fantômes.


Teddy Devisme