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[IN TEDDY'S HEIGHTS] : #9. La déroute du monde médiatique, prédite par Peter Watkins

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#9. La déroute du monde médiatique, prédite par Peter Watkins


Dans un livre intitulé Media crisis publié en 2004, le cinéaste britannique Peter Watkins alors installé en France développe son concept de la monoforme. Cette idée qu'il a interrogé tout au long de sa filmographie, où les programmes télévisés et leurs apparitions répétées dans le temps créent un formatage du contenu (l'information, sa nuance, son angle d'approche, etc). Il théorise cela comme une méthode de manipulation, au sein de laquelle l'information est pervertie et tronquée par sa forme et par sa structure narrative. Selon Peter Watkins, cette monoforme a des conséquences graves sur nos sociétés : que ce soit envers l'éthique de la vérité, comme une volonté d'endoctrinement ; envers le respect du libre-arbitre et de la réflexion constituant une démocratie, en ralentissant une capacité à se cultiver ; puis envers la radicalisation des propos, pour établir un contrôle de plus en plus large du pouvoir et de l'information. S'il fallait grossièrement résumer l'objectif de la monoforme, l'expression "ils montrent ce qu'ils veulent bien qu'il soit montré et rien d'autre pour arranger leurs intérêts" pourrait s'appliquer. Peter Watkins l'explique concrètement par des motifs qui reviennent peu importe le média audiovisuel qui se veut d'informations : « forme de langage caractérisée par un espace fragmenté, des rythmes répétitifs, une caméra en mouvement perpétuel, un montage rapide et saccadé, un bombardement de sons denses et agressifs, et un manque de silence ou d’espaces de réflexion ».


Le but est alors de fabriquer des illusions de tensions au sein de la société, pour que finalement rien ne bouge. C'est-à-dire donner l'impression d'une nervosité et d'une angoisse, pour faire peur et pouvoir garder un statut quo (l'idée que le progrès serait un mal). Parce que plus le rythme est dense (entre les images et les sons), moins il y a d'espace pour le téléspectateur de réfléchir et développer un regard critique. Il faut juste « le temps d’avaler le message destiné à flatter nos désirs artificiels et notre soif de consommation ». En dénonçant ainsi les pratiques esthétiques des médias audiovisuels, Peter Watkins tend à engager leur responsabilité. Il soutient que leurs méthodes ont un impact dévastateur sur le libre-arbitre, sur l'esprit critique, sur la structure de la société et également sur l'environnement. Une responsabilité dont les médias auraient même conscience, car ils s'enferment sciemment dans une sorte de « camisole temporelle qui formate l’ensemble des programmes ». La monoforme est ainsi unilatérale, elle est étudiée et créée dans un schéma hiérarchique, à l'attention du téléspectateur qui n'a plus qu'à se taire et regarder/écouter en silence. Ce mutisme, volontairement provoqué, ne permet pas d'engager les citoyen-ne-s dans un débat critique à propos du processus de recherche, de fabrication et de diffusion du contenu audiovisuel.


Il faut comprendre que cette monoforme n'est pas non plus déclinable. Ni dans sa structure formelle, ni dans le ton de son contenu. Elle appartient à un langage vidé de toute substance réflexive et de toute sensibilité du regard. Elle ne communique pas, elle ne dialogue pas. Son existence est conditionnée pour que son contenu soit une vérité qu'on ne peut remettre en question. Sans jamais chercher ses limites, son contexte, son hors-champ, son approche (son point de vue, son angle de vue, sa distance). Comme s'il fallait vendre une idée, sans se préoccuper de l'interroger. Avant même qu'une image ne soit présentée ou même fabriquée, son contenu est déjà tout tracé. La fonction motrice du média est lors automatiquement rejetée : (re)chercher, regrouper, informer, parfois avec ambiguïté face à un sujet dense. Or, les médias télévisés ont progressivement prouvés ne plus se préoccuper de l'information qu'ils transmettent, mais de l'opinion préétablie que ces informations tendent à atteindre.



Conflits


Combien de chaines télévisées, ou de journaux télévisés, utilisent les images pour essayer de choquer leur audience ? Combien d'entre elles cherchent à pointer du doigt des pratiques (spirituelles, sexuelles, ou autres), des modes de vie (alimentaire, sentimental, squatteurs, gens du voyage, etc), des groupes de personnes, des jeunes et bien d'autres, pour les rendre coupables de n'importe quel maux de la société ? Désigner un coupable présumé, pour essayer de justifier des problèmes qu'ils fabriquent eux-mêmes. Ou même trouver un bouc-émissaire, pour suggérer que les maux de la société française viennent d'ailleurs. On ne compte plus le nombre d'images et de dialogues, sur les plateaux télévisés, opposant des citoyen-ne-s ou instrumentalisant des actes de violences en tout genre. On ne compte plus le nombre de discours discriminants où des minorités sont prises pour cibles. Alors que les médias seraient censés apaiser, rassembler, unir autour de problèmes sociétaux, ils préfèrent créer la division par le biais de pseudos combats. Des luttes ayant quasiment toujours un même dénominateur commun : l'identité, les valeurs. Tout ce qui serait un tant soit peu différent d'eux, les mets dans tous leurs états et les positionnent en grands défenseurs offusqués d'une France qu'ils fantasment


Ainsi, les médias de masse cherchent des images convenant à des valeurs précises, et cherchent d'autres images pour désigner des prétendus responsables dont le but serait de dégrader la société. En agissant ainsi, les chaines de télévision pratiquent un geste autoritaire envers l'audience, où l'image serait une preuve irréfutable. Dans le même mouvement autoritaire, ces images utilisent chaque personne qui y apparaît (les déshumanisant), pour qu'elles servent de faire-valoir d'un imaginaire, et de fonction dans un sujet. Jusqu'à accepter, tolérer, banaliser les pires attitudes : racisme, homophobie, xénophobie, etc. Au sein de sa dénonciation de la monoforme, Peter Watkins fait de la révolte et la guerre ses thèmes de prédilection. En tant que pacifiste et anti-guerre affirmé, il a perpétuellement mis en scène les absurdités et la déshumanisation provoqués par tout type de violence, pour y retrouver ce qui fait peuple / ce qui fait communion. Toutefois, les films du cinéaste ne traitent pas de conflits sous un prisme partisanisme, car tout le monde y est déjà perdant. Il ne cherche jamais des responsables, partant du principe que le peuple est toujours victime.



Tel Ken Loach, cinéaste réputé militant, qui ne traite pas directement des institutions qu'il conteste : les deux se préoccupent avant tout des personnages pris dans une tourmente, ainsi que d'une urgence écorchant les moyens de communication traditionnels entre humains. Leur but n'est pas de trouver un adversaire à mettre hors d'état de nuire, mais de dessiner le mirage d'une société où les repères sont distordus, fragilisés (et non les valeurs, comme le font les médias de masse). Dans Force de frappe (1977), trois groupes se distinguent. Il y a les ouvriers des docks débutant une grève, les représentants de l'Etat avec également les forces de police, puis le groupe d'activistes. Si l'ambiguïté persiste jusqu'à la fin du film à propos de ces derniers quant à leur appartenance à une quelconque classe sociale, c'est pour mieux rappeler les nuances et les types de forces en jeu. Mais aussi pour rappeler que l'activisme n'est pas nécessairement attaché aux ouvriers (aux travailleurs, en règle générale). La stratégie de résistance au pouvoir s'exerce en dehors du monde ouvrier, tout en cherchant à le défendre. Pourtant, Peter Watkins n'oppose jamais les groupes. Ils ont chacun leur propre temps de parole (beaucoup de verbiage dans ce film), leurs propres temps pour exister et faire ressentir leurs préoccupations. De cette façon, en entremêlant les points de vue, aucun parti pris n'est choisi par le cinéaste.


Un seul et même espace est créé et suggéré par le cadre du film, au sein duquel la communication ne fonctionne pas et chaque groupe est considéré au même degré d'importance. Parce que chaque groupe ne va pas sans l'autre. Mais surtout, parce que l'urgence devant l'état du système (politique et de communication) les concerne tous & toutes. Il y a là une contradiction stratégique à laquelle la lutte des classes et les colères / revendications se heurtent : le mouvement est absorbé et détruit dans la forme, il est aseptisé et réduit par la possession des moyens de communication par d'autres classes, et par conséquent il est impossible de trouver une émancipation finale tant que le mode de diffusion ne se transforme pas. Chaque scène, comme des visions nuancées du chaos, s'enchaîne très vite. C'est de cette manière que le réalisme des médias est pris au dépourvu, en concomitant et donnant une même importance à trois menaces : la violence physique, la politique autoritaire (violence bureaucratique), la misère (violence psychologique). Cette urgence est donc incontrôlable, en opposition à l'effet kaléidoscopique et superficiel de la télévision.



Manipulation


L'objectif de Peter Watkins est, par son mélange entre fiction et formes documentaires, de contrer les prétentions des médias de masse vis-à-vis de "la vérité", d'une certaine "réalité" que "personne d'autre n'ose montrer". Alors que toutes les chaines de télévision, et même désormais une plateforme telle youtube, utilisent les mêmes types d'images. Aucun média télévisé n'a sa propre empreinte formelle, ils se différencient uniquement à travers les tons de leurs discours. Leurs soi-disant crédibilité et légitimité se fondent seulement sur le verbiage, et non sur le langage (même formel). Ce verbiage sert alors à manipuler l'information et les images, à fragmenter leur contenu, et rendre invisible ce qui n'arrange pas un discours. Dans les médias, ils/elles sont tous et toutes responsables (ou complices) de ce processus absolutiste : les dirigeants des chaines, les directeurs des programmes, les producteurs, les animateurs, les chroniqueurs, les réalisateurs, etc. Ce processus est une autre forme de violence infligée à leur audience, sans qu'ils ne s'en rendent réellement compte (parce que l'image est "propre", et présentée comme vérité). Combien de fois, par jour, les chaines d'informations et les journaux télévisés essaient de faire peur ? Il est inutile d'essayer de compter le nombre de fois où ces médias tentent de monter les humains les uns contre les autres. Telle l'immigration devenue un sujet majeur, avec ce concept fantasmé du remplacement de culture et de valeurs.



La haine de l'autre, même lorsqu'il s'agit simplement d'une opposition politique / idéologique, est devenue reine sur les plateaux télévisés. Pendant ce temps, l'écologie, l'éducation, les services publics (par exemples) sont autant de sujets laissés au second plan. Evidemment, ça ne permet pas aux médias de masse de capitaliser sur la peur du chaos, ni de faire croire à leur audience que la moindre chose qu'ils n'aiment pas serait en réalité une attaque personnelle envers eux. Dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Hannah Arendt théorise la banalité du mal, comme l'absence de pensée et de possibilité de penser. Elle écrit notamment : « Tout s’est passé comme si la morale, au moment même de son écroulement total au sein d’une vieille nation hautement civilisée, se révélait au sens original du mot comme un ensemble de mores, d’us et de coutumes, qu’on pouvait troquer contre un autre ensemble sans que cela cause plus de difficultés que de changer les manières de tables de tout un peuple. ». Toute chose autrefois immorale devient acceptable aux yeux de certains de ces médias, parce que c'est au nom de coutumes, de traditions, de valeurs qu'eux seuls défendraient. Il ne serait donc pas très grave si quelque chose disparaissait (comme des droits), car il serait plus difficile de penser autrement, de changer nos comportements et notre rapport au monde. C'est une manière d'opposer la force sociale à la force psychologique.


C'est notamment le paradoxe au cœur de The Gladiators (1969), où les conflits entre nations ne se règlent plus en faisant la guerre, mais en faisant participer les armées à un jeu télévisé où elles s'affrontent quand même. Les soldats participent peut-être à ce qui est vendu comme un jeu, mais ils se battent toujours pour leur pays et leur idéologie. Chaque interview des soldats-joueurs montre à quel point cet événement les dépasse, à quel point ils ne sont que des pions avancés par les nations dans une confrontation. Ils ne sont plus une force collective, mais une puissance guidée par des idées profondément intégrées. Le public est aussi visé par Peter Watkins dans ce film, via son attrait malsain pour les jeux télévisés (et même la télé-réalité, avant que ça n'arrive). Alors que des jeunes hommes s'entretuent pour un jeu télévisé, les organisateurs annoncent des audiences records. Une dépendance évidente est crée, transmettant un goût pour la violence, la haine, le nationalisme. Jusqu'au voyeurisme de ces jeux : la manipulation est telle que la télévision retransmettant les étapes se nourrit de la souffrance, de la pénibilité, de la mort de chaque participant. Les soldats sont pris dans un parcours mortel, à l'image de ce que l'on peut attendre de films de guerre. Il y a la tranchée sous la menace des tirs hors-champ, des ruines où chaque homme est exposé, des galeries souterraines sombres et très physiques, des rails d'un chemin de fer abandonné sur lequel marcher pendant longtemps, des assauts divers, etc.



Ce que montre Peter Watkins à travers ces images, grâce à un montage alterné entre les organisateurs et dirigeants des nations puis les soldats-joueurs, c'est la distanciation devenue systématique entre les personnes au pouvoir et ceux qui exécutent leurs idées. Le cinéaste refuse ainsi l'ubiquité (dont se prétendent les médias), pour montrer que les événements et ceux qui décident (politiques, organisateurs, médias) ont toujours un temps d'avance : jusqu'à la programmation à l'avance de la mort de soldats-joueurs. Une anticipation déjà présente quelques années auparavant dans La Bombe (1966), imaginant ce que serait et ce que provoquerait une attaque nucléaire sur l'Angleterre. Loin d'être un film catastrophe, l'accent est mis sur l'organisation humaine (même des morts), alimentaire, policière, médicale pendant les bombardements. Une manière d'explorer l'impact psychologique sur la population. Alors que la violence s'abat sur eux, en danger de mort en permanence et ayant quasiment tout perdu, les citoyen-ne-s sont pourtant soumis à une répression policière. Comme s'il ne fallait pas perdre les habitudes d'obéissance et de droits (ou d'absence de droits). Entre des scènes plus ou moins apocalyptiques (explosions, immeubles en feu, des forces de l'ordre qui achèvent les gens brûlés pour soulager les médecins débordés, affrontements dans la rue, etc), Peter Watkins capte des paroles comme le ferait très spontanément et aléatoirement un reporter : à la fois la sidération, la peur et les discours moralisateurs. Alors que la composition sociétale est ébranlée, provoquant un chaos généralisé jusqu'aux pillages, les structures institutionnelles se font de plus en plus autoritaires / de plus en plus destructeurs psychologiquement. Mais entre l'absurdité du livret de caisse d'épargne et la peur supplémentaire provoquée (par les autorités), le cinéaste persiste à mettre en scène sa foi en l'humain. Tant qu'il y a des citoyen-ne-s, aussi dominés et oppressés soient-ils, les autorités seront hantées par la révolte. Jusqu'à ce carton glaçant : "Est-ce que les survivants enviraient les décédés ?".



Télévision spectacle


Comme dans tout film de Peter Watkins, la construction s'appuie sur un mélange entre fiction et documentaire, entre anticipation et dénonciation contemporaine. Sauf qu'en ne respectant pas les codes habituels du cinéma de fiction ou du "cinéma vérité", le cinéaste rend flou la frontière entre le vrai et le faux. Il faut alors faire attention à la distinction entre le discours et l'image, entre le fond et la forme. Les médias de masse le prouvent assez bien, à longueur de journées et chaque jour : leur direct est une supercherie. Les conversations (ce qu'ils aiment appeler "débat", si tant est que discuter entre personnes d'un même avis est un débat) sont bien en direct, mais la majorité des images ne le sont pas. Elles sont sélectionnées bien à l'avance, et nous parviennent avec du retard, lorsque les "faits" sont terminés. Sauf que, n'étant jamais remises en cause, ces images finissent par se confondre et oublier leurs multiples capacités (voir ce que peuvent en dire Roland Barthes, Serge Daney, Gilles Deleuze, etc). Ainsi, les reportages se prennent pour du documentaire, la télé-réalité a envahit les chaines de télévision (et youtube), les enquêtes et interviews où l'interlocuteur est préparé pour son passage devant la caméra, etc. Toutes ces images cherchent le sensationnalisme, en oubliant toute déontologie journalistique.


Si bien que l'information au sein des médias de masse peuvent se décomposer en deux catégories : les plateaux où ce sera à la personne qui criera le plus fort (ou sera la plus offusquée) à en devenir des conversations au comptoir d'un café lambda, et les journaux télévisés qui aiment recycler à l'infini les informations. Leur but est pourtant le même, à vouloir figer continuellement les gens devant l'écran, à les assujettir dans un rapport hiérarchique qui les prend pour des cons ou pour des immatures ayant besoin de méthodes et formes familières pour être accrochés. A tel point que les animateur-rice-s deviennent des stars, des gourous, des maîtres-ses à penser, des influenceur-se-s d'éléments de langage. Ces fameux-ses animateur-rice-s prétendant parler au nom du public, représenter une partie de la population, s'exprimant même "au nom d'une autre vérité, de notre vérité" (comme s'il existait plusieurs vérités...). Sauf que ces stars de la télévision font le show à leur manière (avec du divertissement aliénant, débilitant – ou avec des émissions d'opinions interchangeables) en gardant les caméras braquées sur elles. Le public, donc la population / la voix qu'ils prétendent représenter, ne participent jamais à ces productions télévisuelles – toujours relégué aux jeux tv ou aux télé-réalité stupides. C'est au point que le rare contradicteur présent sur un plateau est rapidement coupé, moqué, voire diabolisé.



Dans son livre Media Crisis, Peter Watkins écrit clairement « La Monoforme est devenue le seul langage utilisé pour éditer et structurer les films de cinéma, les émissions de télévisions, journaux télévisés, feuilletons, soap-opéras, comédies, reality shows - ainsi que la plupart des documentaires pratiquement tous soumis aux codes et standards rigides qui proviennent directement du cinéma hollywoodien. ». Pour contrer ce qu'il nomme également "les artifices du cinéma hollywoodien" (avec des éclairages superficiels, des décors en carton-pâte, du jeu d'acteur-rice-s tout sauf authentique, une écriture linéaire très codifiée), le cinéaste n'a eu de cesse d'avoir recours aux actualités filmées. Comme lorsqu'il tourne Culloden (1964), tel un reportage en immersion sur le lieu de bataille. Caméra subjective et à l'épaule, avec même des personnages-soldats regardant la caméra ou en pleine interview pendant les affrontements, tout est fait pour refuser le spectacle de la violence. Ce n'est pas le conflit qui est mis en scène, c'est l'authenticité des personnes qui y prennent part. Ce sont ces hommes (le combat est dépourvu de femmes) qui font la guerre, et non la narration par l'image. Peter Watkins essaie donc de s'éloigner d'une structure narrative qui – selon lui – date des débuts du cinéma, en particulier de Griffith dans Naissance d’une nation et d'Eisenstein : les techniques de montage rapide, du montage parallèle ou alterné, l'alternance entre plans larges et gros plans, le rôle d'un cadrage qui montre tout et du hors-champ, etc.


Il a même utilisé les motifs du cinéma de divertissement pour les détourner, dans Privilège (1967). Dans cette fiction, Steven Shorter est le plus grand chanteur pop britannique en activité, et bénéficie d'une adulation immense et incontrôlable, tout en exerçant une influence totale sur ses fans. Il y a alors ce phénomène d'adoration et d'aveuglement pour des artistes / des pop stars en plein Swinging London. Mais Peter Watkins va bien au-delà de ce postulat, comme en utilisant une voix-off ironique et moqueuse sur les images d'hystérie collective des fans, ou lorsqu'il montre l'intimité et les coulisses de la pop star. L'influence de son entourage est au cœur du film, révélant qu'il n'est guère plus qu'une marionnette au service du pouvoir en place. Tout est question de paraître, d'illusion : l'esprit rebelle n'est qu'une vaste comédie, une théâtralité dont chacun s'exalte tout en étant inoffensif. L'imagerie pop tendant à l'esprit de glorification et de béatitude est pervertie une imagerie spirituelle (les mouvements des fans proches d'un fanatisme, ou d'un culte + les nombreuses références religieuses dans le décor) et d'une imagerie de contrôle totalitaire (la tribune, la gestuelle très leader-prédicateur). Il s'agit d'une satire du monde rock et punk des années 1960, où la pop star est manipulée par son entourage et par le pouvoir. Là aussi où le peuple est figé, aliéné et assujetti devant le spectacle qui leur est présenté, ne pouvant plus penser par lui-même car accroché par la séduction grandiloquente de la figure qui se présente face à lui.



Faits divers


L'objectif de Peter Watkins étant de créer une rupture, un parasitage des motifs traditionnels des médias de masse et du cinéma hollywoodien (ou plus communément du cinéma reprenant des codes narratifs et esthétiques très éculés), en revenant à un trouble commun que partagent les humains. Parce que la manipulation savamment orchestrée et le spectacle donné se fondent très souvent sur de simples faits divers. Amplifier un récit, lui donner une importance bien plus grande qu'elle n'en a réellement, est exactement le mécanisme des chaines de télévision, basant la majorité de leurs débats sur des événements isolés. Et le plus souvent, ce n'est même pas le fruit d'une enquête, car ils en prennent connaissance par le biais des réseaux sociaux, c'est dire le manque de sérieux et de pertinence qui entoure ces méthodes. Le fait divers est remonté sans aucun scrupule ni aucune considération pour les personnes concernées au sein des récits et des images. Elles sont totalement oubliées du débat, puis réduites à représenter des idées et valeurs. Si bien que ces personnes deviennent parfois des stars médiatiques, devenant malgré elles des symboles idéologiques, dépourvues de leur humanité et de leur individualité (et donc de leur complexité). Comme si un fait divers pouvait représenter une généralité. Or, l'accumulation d'événements isolés ne constitue pas non plus une vérité absolue, une généralité. Il y a quelque chose de très pervers et malsain à utiliser le moindre fait divers, de la part de rédactions qui ne vivent que de cela, et quelque part à vouloir dessiner un projet de civilisation bien précis. Des images perverties où le rejet d'autrui transpire à chaque parole, oubliant l'humain derrière et devant chacune d'entre elles.


La nature anecdotique du faits divers est complètement déniée, présentant l'événement isolé comme allant de soi, comme une règle infranchissable et systématique. Si bien que des chroniqueurs sur un plateau télévisé peuvent débattre d'un personnage fictif portant un voile pendant quelques secondes dans un film d'animation, de quelques paroles d'une musique rap, d'un jeune homme qui danse dans une église, de l'immigration pour évoquer la chute du niveau scolaire, etc. A force de dérouler des faits divers (parfois dérisoires) aussi fragmentaires que clonables les unes des autres (à cause de ce qui pousse à les choisir), c'est un récit collectif (ce qui fait société) qui se détériore. La fameuse proximité prônée par ces médias de masse n'est que très éphémère, lorsqu'une interview a lieu, puis disparaît. Au final, le peuple reste abandonné, assujetti, relégué à ce groupe qu'il faut contrôler. Le pire étant qu'ils sont prisonniers d'une image propre, travaillée, lissée, pour convenir à un cahier des charges télévisuel. Il n'y a aucune hésitation dans la prise d'images, aucune spontanéité. L'authenticité dont se clament les médias de masse ne sont que la reproduction d'une imagerie impersonnelle, maniérée et falsifiée. Tandis que Peter Watkins tend à montrer – par ses actualités filmées, ses flous, ses sautes de mises au point, ses cadrages approximatifs ou expérimentaux, le vent non retiré du bruit, etc – que le réel ne peut se tronquer au profit d'une mise en scène ou d'une bienséance. Là où Peter Watkins cherche à remplir et/ou créer une mémoire collective par les images par son dispositif, les médias de masse perdent le sens de ce qui fait société : c'est-à-dire l'aspect complexe et pourtant essentiel des liens sociaux.



C'est exactement ce que retranscrit le dernier film du cinéaste La Commune : Paris, 1871 (2000), où les "communards" ne sont jamais une masse homogène et facilement identifiable. Le cinéaste a compris qu'une révolte (voire une colère) est le début d'un monde à (re)construire, avec le besoin de faire participer directement les citoyen-ne-s. Jusqu'à parasiter le dispositif du film. Si bien que deux idées de télévisions se confrontent au sein du récit. Tandis qu'un journaliste de la télévision versaillaise diffuse une information tronquée (en ne laissant pas, lors d'une scène, une femme terminer son propos de colère), se crée par conséquent une télévision organisée par la commission communarde. Une manière de respecter les opinions, les rêves, les combats, les expériences personnelles de chaque personne interrogée. Les comédiens se plaignent des méthodes de la télévision versaillaise : l'intrusion des journalistes dans les débats et l’action, leur manière de fuir, leur façon de détourner l'information en rendant impossible de respecter la variété et la complexité des échanges obtenus. En cela, le film est une œuvre fleuve, peut-être la plus évocatrice de Watkins sur sa dénonciation de la monoforme. Une œuvre généreuse qui se nourrit du monde et des pensées diverses qui le compose, où tous ces visages inconnus deviennent les acteurs majeurs de l'Histoire. Le film ne s'intéresse donc pas aux petits actes des communards (ce qui correspondrait à des faits divers), mais à leur expérience individuelle, à ce qui les a poussé à participer à cette révolte. Jusqu'à montrer à quel point les journalistes ignorent les paroles de quelques communards énervés, pour trouver des paroles plus calmes et perdues afin de convenir à leur propre récit télévisuel. Le cinéaste n'aura jamais autant dénoncer frontalement les méthodes des médias de masse.


S'il y a quelque chose qui tient à cœur à Peter Watkins dans son dispositif, c'est aussi la dénonciation de procédés fictionnels pour corrompre le jugement de celui qui regarde, par une empathie factice. C'est alors qu'un film comme Punishment Park (1971) débute sans aucun générique, ni voix-off, ni carton de contexte. Le film démarre brutalement et refuse tout dispositif prévisible, en prenant en charge la moindre information. Le/la spectateur-rice n'est jamais dans un confort face au film, et est placé devant des images fortes et des choix esthétiques maintenant une ambiguïté (celle sur la nature des images entre fiction et documentaire, celle sur l'époque du récit, celle sur les motivations des personnages, etc). Ainsi, impossible de rester passif devant cette mise en scène qui invente le réel petit à petit, parole par parole, pas par pas. L'adhésion émotionnelle et sensorielle est une évidence, détournant l'idéologie d'une politique répressive en une chasse à l'homme / en un massacre où la chair et l'esprit sont en danger. Contrairement aux médias de masse qui partent d'un fait divers pour fabriquer une opinion et une idéologie, ici Peter Watkins part de l'opinion et de la politique pour aller vers les êtres humains / vers leur existence menacée (et la complexité de la nuance individu par individu). Si le film prouve quelque chose de notre époque par sa dystopie (pourtant brûlot contemporain vis-à-vis de la guerre du Vietnam), c'est que la survie et la dénonciation d'une propagande ne sont pas du côté de ceux qui le crient le plus. Au contraire, c'est bien le peuple qui doit survivre à la suffocation, à la morale, aux dérives, à l'ignominie, à la propagande des autorités et des médias de masse en place. Ce sont ces-derniers qui ont pouvoir de vie ou de mort, à la fois sur les êtres humains, mais aussi sur le respect et la circulation de l'information.



Epilogue


Il s'agit peut-être d'un constat banal et évident, mais les médias de masse sont un soutien au développement incontrôlé de la société de consommation, par les images qu'ils proposent. Jusqu'à répéter l'information et les images toute la journée, dans une méthode sensationnaliste, piégeant ainsi l'information et les "débats" dans un système qui se regarde tourner tout seul. Il n'y a même jamais de remise en question de la pratique du reporter, ou même de la prise d'images. Pour cela, il faudrait déjà revenir à la racine. C'est-à-dire, comment le peuple peut-il exister, lorsque la présence des journalistes est autant assumée, avec une existence diégétique de la caméra ? Chaque propos, chaque expérience sont toujours cherchés et dirigés pour la caméra. Ce n'est pas la vie qui est captée, c'est son récit vers la caméra. Ainsi, l'espace de réflexion et d'émotions est inévitablement réduite pour l'audience. Comme l'écrit Peter Watkins lui-même dans Media Crisis : « on ne lutte pas contre l’aliénation avec des moyens aliénés ». La bataille culturelle commence donc ici : par les moyens à disposition, par la manière de les utiliser, puis par la manière de les retranscrire (et par qui), pour ensuite appréhender l'Histoire, le politique et la politique en dehors de toute adhésion forcée. C'est en cela que Peter Watkins est surement l'un des derniers cinéastes militant, prônant dans ses images l'émancipation des peuples face aux pouvoirs et médias en place.



Teddy Devisme




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