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[CRITIQUE/RESSORTIE] : Rétrospective Akira Kurosawa


Rétrospective Akira Kurosawa, composée de six films du cinéaste : Chien enragé (1949), Vivre (1952), Les Bas-Fonds (1957), Les Salauds dorment en paix (1960), Yôjinbô/Le Garde du Corps (1961) et Entre le ciel et l'enfer (1963).

Distribution : Carlotta Films




Toi, oui toi affalé dans ton fauteuil où alors mal assis dans des transports en communs définitivement trop communs, tu es en passe d'apprendre une sacrée nouvelle dont tu n'avais même pas conscience : cet été, ce n'est pas l'été de Deadpool, de Wolverine, de Pixar où même de MaXXXine, c'est bien l'été d'Akira Kurosawa... et de Marcel Pagnol aussi, mais ne chipote pas.

Avec pas moins de sept ressorties de ses films en versions restaurées (on pourrait même pousser à huit, si tu as pris ton temps pour aller revoir Dersou Ouzala), l'orfèvre nippon est partout, et encore plus depuis ce mercredi grâce à l'initiative de Carlotta Films, définitivement dans tous les bons coups de l'été, qui en dégaine pas moins de six : Chien enragé, Entre ciel et terre, Vivre, Yôjinbô (restaurations 4K à la clé), Les Bas-Fonds et Les Salauds dorment en paix (restaurations 2K cette fois, pour les deux derniers).
Et parce que les ressorties, c'est notre dada, on va bien évidemment revenir, modestement, sur chacun.

Chien enragé - Copyright 1949, TOHO Co., Ltd. Tous droits réservés

Polar néo-réaliste et contemporain pas si éloigné de ses cousins italiens comme ricains, sondant la désespérance sociale du Japon d'après-guerre, Chien enragé, conçu par le cinéaste lui-même comme un roman (avec pour modèle l'un des maîtres du polar bien de chez nous, Georges Simenon, même s'il n'aime pas du tout son rendu final), se fait une oeuvre merveilleusement complexe et généreuse, une plongée sans réserve dans les tréfonds extrêmes de l'âme humaine au cœur d'une cité Tokyoite écrasée par un soleil de plomb.
Vrai film d'ambiance et de style, la narration s'attache aux atermoiements d'un jeune policier, Murakami (Toshiro Mifune), qui s’est fait voler son arme dans un bus bondé, une humiliation (parallèle à celle d'un Japon qui ne se remet pas de sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale, emprisonné dans une spirale d'aliénation et de désillusion) qu'il se doit de réparer - même son supérieur refuse sa démission -, en s'infiltrant dans les bas-fonds de la ville où il croisera une pluie de criminels, arnaqueurs et autres petits escrocs, rapaces d'un Japon en ruines et qui ne demande qu'à être libéré de se maux, laver de ses péchés - comme avec cette pluie libératrice finale.

Tout du long de cet effort poétique et follement introspectif, l'intention de Kurosawa est d’accroître notre identification au parcours initiatique douloureux et enragé de Murakami alors qu’il s’enfonce péniblement et tête baissée dans les profondeurs d'une culpabilité croissante (là encore, une manière habile du cinéaste de questionner la responsabilité individuelle face aux tragédies collectives et une mort qui embaume, gangrène et perverti tout), jusqu'à ce qu'il découvre que celui qui possède désormais son arme, et l'use pour des horreurs diverses, n'est pas si différent de lui-même, comme s'il ne faisait que poursuivre sa propre ombre, son propre alter-ego divergent - un homme qui, pour relever la tête, a fait le mauvais choix entre le bien et le mal.

Entre le ciel et l'enfer - Copyright 1963, Toho Co., Ltd. Tous droits réservés

De roman, il est plus frontalement question avec Entre le ciel et l'enfer (que Spike Lee va tout prochainement remaké),  puisqu'il est l'adaptation du Rançon sur un thème mineur d'Ed McBain (Kurosawa, le « occidental » des réalisateurs japonais, n'a jamais caché l'influence du cinéma ricain sur son cinéma, un comble quand on sait que l'industrie Hollywoodienne ne sera plus jamais la même à la sortie de son Rashōmon), parfaite continuité à Chien enragé (Tokura peut se voir comme une extension mâture de Murakami) qu'à son Les Salauds dorment en paix (sa relecture contemporaine d'Hamlet) où il scrutait déjà la décadence morale au cœur d'un thriller tout en tension.
Alors oui, c'est comme le Port-Salut, c'est écrit dessus (expression de boomer, bonsoir), tout est question ici de ciel/paradis et d'enfer dans ce Japon contemporain qui émerge d’années d’occupation et tente s’habituer à une ère de développement économique immodéré, d'opposition entre l'opulence complaisante (le monde d'en haut) et le nihilisme nécessiteux (le monde d'en bas), avec une figure policière tentant tant bien que mal d'arbitrer en zone grise, au carrefour de leurs percussions.

D'un pitch merveilleusement Hitchcockien (actionnaire d’une grande fabrique de chaussures, Kingo Gondo décide de rassembler tous ses biens pour racheter les actions nécessaires pour devenir majoritaire, mais c’est alors qu’on lui apprend qu’on a enlevé son fils et qu’une rançon est exigée... sauf que, second coup de théâtre, c’est le fils de son chauffeur qui a été enlevé), le cinéaste brode une narration en trois parties bien distinctes où tout n'est qu'une question d'espace, lui qui définit et isole tout (les personnages, leurs relations, le cadre,...), Kurosawa s'amourachant de la cartographie de tous les contacts humains, aussi insignifiants soient-ils, pour mieux retourner son intrigue dans tous les sens et la mirer sous un prisme différent.
Car personne n'est, in fine, le héros de l'histoire, et les hiérarchies de classes et les identités, tout autant que les (im)pulsions qui les animent et abîment, sont si finement tracées qu'il devient un jeu d'enfant à relier chaque personnage à un autre.

Vivre - Copyright 1952, TOHO Co., Ltd. Tous droits réservés

Tout autant pensum humaniste puissant et bouleversant, Vivre, croqué entre les monuments Rashōmon et Les Sept Samouraïs, est peut-être le plus beau film de cette rétrospective, magnifique drame centré sur les atermoiements d'un fonctionnaire modèle (pas un jour d'absence en trente ans) veuf et d'âge moyen - magnifique Takashi Shimura -, chef du département des affaires publiques, qui apprend de manière abrupte qu'il a un cancer de l'estomac, une maladie qui ne lui laisse qu'un an à vivre.
Au pied du mur, il se lance alors dans une véritable introspection de la propre vacuité de son existence, il va se transformer en passant de petit homme servile à courageux, en se lançant dans la réalisation d'un projet qu'il avait un temps repoussé : celui d'assainir un terrain vague du quartier de Hureocho pour que les enfants puissent jouer dans un véritable jardin.
D'un humanisme rare même si emprunt d'une cruauté douloureuse, cette quête identitaire est vissée sur une idée à la fois naïve et essentielle : même l'âme la plus « ordinaire » peut changer sa vie et faire preuve d'altruisme, en œuvrant pour le bien commun et donc, frontalement, justifier au monde son existence; un monde qui, ironiquement (et cruellement) au moment du jugement dernier, se montrera plus bouleversé par son trépas, que par ses propres proches.

Mais point qu'un simple et délicat récit identitaire, la narration se pare, au-delà d'une légère opposition génerationnelle (avec une jeunesse de plus en plus marqué par l'occidentalisation du pays), d'une charge féroce envers la bureaucratie nippone, système déshumanisé et déshumanisant où chaque employé, effrayé d'assumer une quelconque responsabilité et dénué de tout sentiment d'accomplissement, ne fait que balader les citoyens d'un bureau à l'autre.
Un peu moins léger se fait sa relecture des codes du jidai-geki qu'est Yôjinbô, adaptation officieuse du roman La Clé de verre de Dashiell Hammett qui s'inspire de la grammaire occidentale de John Ford (avant d'être pillé plus tard à la fois par Sergio Leone - Pour une poignée de dollars - et Walter Hill - le moins défendable Dernier Recours) pour narrer, à la fin de l'ère Edo, la solitude spirituelle puis la lente évolution du ronin Sanjuro, armé un temps de son opportunisme et de son cynisme avant de se lancer envahir par un humanisme aussi profond que désintéressé (se rapprochant alors des codes du Bushido), dans sa lutte à la fois violente et rusée pour ré-instaurer la paix au sein d'un petit village tiraillé par deux clans rivaux.

YôjinbôCopyright Toho Company. Tous droits réservés

Itinéraire d'un anti-héros hantant tel un spectre des terres où le crime est partout (Toshirō Mifune, encore est toujours charismatique en diable), figure désenchantée devenant le garant d'une morale elle-même manipulable et d'une impossible neutralité, le long-métrage se fait l'une des œuvres les plus âpres et cyniques de Kurosawa, qui ne masque même plus sa répugnance pour la violence absurde des hommes, qu'il exagère dans un final aussi jubilatoire que symbolique.
De violence et de misère humaine il en est à nouveau question avec le déstabilisant Les Bas-Fonds, adapté de la pièce éponyme de Maxime Gorki et expression parfaite du dévouement du cinéaste à la scène (jusque dans son artificialité assumée), chronique chorale désespérée sur des laissés-pour-compte pauvres et opprimées au sein d'un Japon fragmenté voire même désintégré, territoire maudit où chacun s’efforce de s’adapter au chaos social et de survivre en tant qu’individu (entre fantaisie, résiliation silencieuse et espoir d'une vie meilleure).
Une autopsie déchirante de la souffrance et de l’impuissance humaine, où tout n'est que désolation et amertume, comme le regard que pouvait porter Kurosawa sur la condition du monde - et qui serait encore plus sombre aujourd'hui.

Suite et fin de cette rétrospective avec un retour au polar et, comme dit plus haut, à une relecture contemporaine - et un peu lointaine - d'Hamlet avec Les Salauds dorment en paix, morceau de cinéma féroce et amer pointant les ravages du Japon d'après-guerre et écraser par un capitalisme galopant, où après la destruction de l'autre, l'humanité se relançait à nouveau dans l'exploitation corrompue et aveugle de son prochain par les plus puissants.
Hawksien en diable, pessimiste et cynique même dans sa mise en image passionnée de la lutte contre une soumission absurde mais institutionnalisée, Kurosawa distille tous ses enjeux dès son opulente scène d'ouverture (une vingtaine de minutes d'un repas de famille qui dit tout avec un minimum d'effets), avant de les laisser s'infuser jusqu'à un final glaçant.

Les Salauds dorment en paix - Copyright 1960, Toho Co., Ltd. Tous droits réservés

Un solide revenge movie à l'écriture peut-être pas toujours heureuse (une romance futile, des personnages pas toujours bien croqués), mais qui incarne un point final à une rétrospective franchement immanquable.


Jonathan Chevrier




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