Breaking News

[CRITIQUE/RESSORTIE] : eXistenZ


Réalisateur : David Cronenberg
Avec : Jennifer Jason Leigh, Jude Law, Ian Holm, Willem Dafoe,…
Distributeur : L'Atelier distribution
Budget : -
Genre : Science-fiction.
Nationalité : Canadien, Britannique.
Durée : 1h39min

Date de sortie : 14 avril 1999
Date de ressortie : 3 juillet 2024

Synopsis :
Dans un avenir proche, une créatrice de génie, Allegra Geller, a inventé une nouvelle génération de jeu qui se connecte directement au systeme nerveux : eXistenZ. Lors de la séance de présentation du jeu, un fanatique cherche à la tuer. Un jeune stagiaire en marketing, Ted Pikul, sauve la vie d'Allegra. Une poursuite effrenée s'engage autant dans la réalité que dans l'univers trouble et mysterieux du jeu.



Critique :



Si David Cronenberg a su, aussi longtemps (et encore aujourd'hui, n'en déplaise aux détracteurs de ses derniers efforts, Les Crimes du Futur et Les Linceuls, dont la sortie en salles vient d'être repoussée à janvier prochain), rester le plus intelligent et passionnant créateur de cauchemar de sa génération, c'est avant tout et surtout car toutes ses histoires, aussi surréalistes et provocantes soient-elles, sont des chocs viscéraux nourris par le réel.

Sensiblement en avance sur son temps, le thriller paranoïaque sauce cyberpunk eXistenZ (premier long-métrage écrit par le canadien depuis Videodrome, avec lequel il est difficile de ne pas jouer au jeu des comparaisons) articule son pouvoir sur une notion loin d'être invraisemblable : si un concept de jeu vidéo est suffisamment attrayant et populaire, à une heure où le joueur n'a plus vraiment peur de se ruiner pour se divertir, qu'est-ce qui pourrait l'empêcher d'organiquement s'y brancher pour y jouer, par un orifice - ou autre - directement issu de son propre corps ?
Libre arbitre oblige, absolument rien aujourd'hui, et encore moins dans un futur proche et hypothétique comme le film le dépeint...

Copyright L'Atelier Distribution

Une grande partie de son intrigue se déroule au sein même du jeu titre, une extravagance toute en réalité virtuelle créée par la créatrice de jeux la plus populaire et talentueuse de son époque, Allegra Geller (une Jennifer Jason Leigh merveilleusement forte et glaciale), en fuite alors que les « réalistes » qui s'opposent à l'empiètement croissant du jeu vidéo dans la vie quotidienne, tentent de la liquider.
Sauvée in-extremis par Ted Pikul (un Jude Law faussement candide mais réellement vénéneux), un agent des relations publiques un poil inconscient (mais surtout un novice dans le monde des jeux de réalité virtuelle), le tandem se réfugie in fine dans un chalet abandonné et ainsi tester l'unique exemplaire de son jeu, potentiellement endommagé pendant la tentative de meurtre subit par Allegra.

eXistenZ implique d'être organiquement connecté à lui pour y jouer, de perdre connaissance dans la réalité pour habiter un avatar qui n'est autre que soi-même, mais dans un univers entièrement simulé - Avatar, sans la chevelure soyeuse façon trousseau de clés et la peau bleue.
Un temps réticent, Ted se laisse tenter par cette expérience où il ne peut y avoir de véritable échappatoire.
Et alors que les différentes textures du jeu et de la réalité sont de plus en plus difficiles à distinguer, le premier infectant inéluctablement le second, celui-ci perdra tout sens de soi (mais surtout toute emprise sur son libre arbitre et son autonomie), et sa crise « eXistenZial » correspondra directement à la désorientation ressentie par le spectateur à travers la fiction.

Car entrer à l'intérieur du jeu pour Ted, signifie entrer à l'intérieur de l'esprit de Cronenberg pour le spectateur, affronter frontalement ses thématiques fétiches, se perdre pour mieux se (re)trouver dans un triple jeu à deux (Allegra et Ted d'un côté, le cinéaste et ses personnages d'un autre, puis le cinéaste et son auditoire), une interaction totale et sensorielle où le sens perd de son signifiant et de ses nuances pour mieux se réinventer, redéfinir ses limites dans sa distorsion.

Copyright L'Atelier Distribution

C'est là toute la simplicité même du concept du film, à la fois puissant et fascinant : la difficulté extrême de pouvoir discerner ce qui est réel, de ce qui ne l'est pas.
Le jeu et la réalité virtuelle n'est même qu'un leurre (appelé, comme le monde, à être souillé par nous), un artifice tourné en dérision qu'use le cinéaste pour renvoyer l'homme à ses propres déchirements intérieurs, sa propre fragilité, Ted n'étant après tout qu'une incarnation symbolique de la peur de l'inconnu et de l'angoisse du réel en chacun de nous, qui nous amène inéluctablement à être violent.
Un leurre car Cronenberg ramène continuellement le virtuel à l'organique, à l'épanouissement de la chair, à de la « méta-chair » : le gamepod, des extensions semi-organiques, biologiques et érotisées du corps qui ont leurs propres sentiments et leurs propres sensibilités (ils ressentent les chocs, peuvent être infectés,...), et qui envoient des impulsions directement au cerveau.

Des objets grotesques et sexués (il y a littéralement des tétons à la place des boutons !) que l'on caresse, que l'on palpe avrc délicatesse pour « passer à l'action », après avoir été violemment pénétré, mutilé pour être en capacité de jouer (se faire ouvrir un nouveau trou dans le bas du dos, un « bioporte » aka un implant rachidien que l'on lubrifie par la suite, pour être plus réceptif à l'insertion d'un ombrilic raccordé au gamepod).
Ou comment jouer devient presque un acte procréateur et naturel, une expérience alternative où le jeu ne fait plus qu'un organiquement avec son hôte, puisque l'acte de jouer est vivant et la vie elle-même est représentée par et dans le jeu.

Une expérience théologique et extra-sensorielle, méta-chair et métaphysique voire même méta-cinématographique, tant l'on y commente perpétuellement la prévisibilité de la trajectoire narrative de Ted à l'intérieur du jeu, et par extension, de la narration du film lui-même.
Comme si les artifices du cinéma, la réalité et la réalité virtuelle étaient indissociables, puisque Ted sert, au sein de son propre voyage dans le jeu (qui puise tout ce dont il a besoin au sein même de son inconscient), à la fois de guide et de miroir au spectateur, tous deux luttant contre leurs propres conflits et confusions, leur attirance (tout en pulsions irrésistibles) comme leur rejet de ce qu'ils vivent - le sentiment de fascination/répulsion qui est le cœur même de toute bonne œuvre Cronenbergienne.

Copyright L'Atelier Distribution

Ted hésite tout du long entre arrêter et continuer, mais il se soumet sans réserve au contrôle du système et de ses pulsions, excitantes et compulsives, véritable autorité supérieure irrationnelle qu’il ne comprend jamais totalement; c
omme la vision de Cronenberg pour le spectateur, à laquelle il se soumet pourtant sans réserve.
Une soumission qui prend toute sa résonance dans la scène la plus mémorable et dégoûtante du long-métrage : celle du restaurant et du plat « spécial », qui va vite s'avérer bien plus spécial que prévu.

Un plat nauséabond - un animal mutant à deux têtes -, que Ted va déguster le plus lentement et explicitement possible (grignotages, décortiquages, succions : tout le bagage grotesque y passe), face à une Allegra qui peine de plus en plus à masquer son inconfort face à l'odeur et la situation.
C'est plus fort que lui, il mange sans même le vouloir, sans même régurgiter face à l'ingratitude de la tâche, et le spectateur lui-même ne peut détourner le regard dans une sorte de balai comique qui n'est la que pour nous détourner de la violence à venir : il nous faudra plusieurs minutes pour réaliser que Ted est désormais armé d'un « pistolet à cartilage » (ou les balles sont ses propres dents), et définitivement décidé à tuer avec, embrassant alors pleinement une pulsion intérieure qu'il ne cherche même plus à réprimer.

Le spectateur lui, face à l'expression parfaite de la conjonction entre l’organique et le mécanique chère à Cronenberg (une scène incontestablement démente et captivante), ne demande qu'à ce qu'il passe à l'action, soumis à sa rage meurtrière soudaine...
Trip onirique et fantasmé, moins alarmiste que fasciné par une technologie en constante évolution (mais qui restera inférieur à la biologie, et donc au corps et à l'homme), eXistenZ, petit frère évident de Rage et Videodrome, peut intimement se voir comme une vertigineuse et obsédante odyssée sur la dérive des corps et de l'esprit, sous couvert d'une réflexion viscérale et méta sur notre dépendance à l'interactivité au coeur d'une réalité presque prophétique.

Copyright L'Atelier Distribution

Mais cela serait presque réduire la portée folle d'une œuvre qui, au-delà de toutes ses belles qualités, tant formelles qu'intratextuelles, trouve toute sa puissance dans le respect de l'intelligence de son auditoire, qui est invité à être spectateur et acteur de l'histoire et du sens à lui donner, invité à quitter sa passivité latente pour embrasser une expérience incroyablement cathartique.

Une chose est sûre, même vingt-cinq ans après, la claque qu'incarne le film elle, est toujours bien réelle.


Jonathan Chevrier