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[ENTRETIEN] : Entretien avec Rodrigo Moreno (Los Delicuentes)

© LOIC VENANCE/AFP // © Arizona Distribution / JHR Films

Anti-film de braquage et vraie réflexion sur la liberté et le temps qui passe dans une société capitaliste, Los delincuentes constitue une belle surprise que nous avons eu la chance d’aborder avec son réalisateur, Rodrigo Moreno.


Je voulais faire un film qui puisse combiner plusieurs éléments comme un sentiment général, un rapport à la nature comme Une partie de campagne de Jean Renoir. - Rodrigo Moreno.


D’où est venue l’idée du film ?

Je voulais faire un film qui puisse combiner plusieurs éléments comme un sentiment général, un rapport à la nature comme Une partie de campagne de Jean Renoir. En même temps, j’ai repris les prémices d’un film argentin, Abegnas delicuentes, un vieux film noir des années 40. Je suis reparti de cette base de quelqu’un qui vole de l’argent de son travail, le cache, confesse son crime et va en prison. Nous avons réadapté cette idée et l’avons tournée vers ce film étrange que nous avons su construire avec ces deux personnages. Je les ai mis dans une banque pour que cela donne plus de sens car cela parle aussi de l’argent dans notre vie. Travailler dans une banque, compter l’argent des autres, … Pour moi, c’est un peu absurde donc c’est comme cela que tous ces éléments ont joué et m’ont emmené pour créer ce film.

En parlant de la banque, comment celle-ci a été conçue ? Son aspect vieillissant et sa ressemblance avec la prison appuient ces thématiques.

La première fois que je suis allé dans une vraie banque et que je suis allé dans le coffre, j’ai vu tous ces corridors avec des barrières. Cela ressemblait beaucoup à une prison, c’est exactement la même chose. À un certain moment, j’ai pensé à tourner un corridor commun dans chaque lieu. J’ai finalement rejeté cette idée mais cette similitude entre les deux décors était si évidente que je devais être délicat pour éviter cette évidence dans la comparaison.

Copyright Arizona Distribution / JHR Films

Il y a un travail intéressant sur la narration avec la division entre les deux personnages et la manière dont les deux parviennent à se répondre. Comment avez-vous travaillé là-dessus ?

Je voulais ce parallélisme entre un des protagonistes qui va en prison et l’autre qui continue de travailler. Bien évidemment, j’ai joué avec plusieurs éléments de mise en scène qui m’ont aidé à jouer avec cette idée de duplicité ou de parallélisme, pas seulement par les anagrammes entre leurs noms, Romàn et Moràn, mais le split screen, la même fille, … Toutes ces décisions que j’ai prises, comme le même acteur qui joue deux rôles, vont dans cette direction. Mais finalement, je crois que celles-ci, au-delà de la mise en scène, m’ont aidé à créer une notion de fable très importante pour moi car cela me donnait un moyen de ne pas être réaliste. Je ne voulais pas l’être, de faire un film réaliste. Je pense que le cinéma contemporain est trop réaliste actuellement. Les films créent leurs propres réalités donc le cinéma n’a pas besoin de copier notre vie. Les films peuvent représenter nos vies et reprendre des éléments de celles-ci mais le cinéma a été créé il y a plus de 120 ans avec son propre langage pour représenter la vie des êtres humains. Au même moment, je ne voulais pas développer du bavardage dans cette fable. C’est comme cela que j’ai finalement tourné également les rues et les transports en commun d’une manière cinématographique. Je ne coupe pas les rues, je n’utilise pas de figurants, chaque personne que l’on voit est réelle, certaines regardaient vers la caméra, ce qui me plaisait beaucoup.

C’est intéressant ce choix de fable vu la façon dont votre film aborde notamment notre rapport à la liberté. Comment ces réflexions se sont intégrées dans votre narration ?

Pour commencer, j’ai écrit un scénario où la liberté était le moteur principal de l’histoire. Je savais que cela devait donner une structure ouverte et libre au film. Sinon, cela aurait été une grande contradiction de parler de liberté sans avoir de moyens libres de la raconter. Donc, le contenu devait se rapporter à cela. Je ne sais pas si j’ai créé cette histoire pour faire un film dans une forme plus libre ou si j’ai créé d’abord l’histoire avant de trouver cet aspect, les deux choses se sont créées et trouvées en même temps dans ma tête. Une fois que j’ai réalisé ça, c’était au début du process, j’ai vraiment apprécié la façon de prendre des décisions et les outils qui m’ont permis de développer cette structure car, d’une certaine manière, j’aime raconter les histoires, avoir des détails peu pertinents à propos de personnages secondaires. C’est la manière dont je suis devenu libre en tant que narrateur et réalisateur.

Cette liberté dans le storytelling se reflète dans la durée du film, qui dépasse les trois heures. Quel a été le travail pour trouver son rythme assez singulier ?

Au tout début, j’ai pensé qu’il fallait que cette histoire prenne du temps pour parler justement de temps. Le film parle bien sûr de liberté mais c’est une liberté composée par le temps. La chose qui déclenche cette histoire est le manque de temps pour différents usages. On peut parler notamment de temps de productivité ou non. Le côté productif se trouve dans leur travail. La seconde partie, pas productive, est ce moment où les personnages sont en pleine nature à faire des choses pas vraiment fonctionnelles à l’histoire, des choses qu’il font pour la joie de vivre. J’ai compris que, pour raconter ces choses, cela devrait prendre du temps. Pour parler du temps, vous en avez besoin. C’est pour cela que le film dure 3 heures. Cela aurait pu être plus ! J’avais un montage de 4 heures 30 que j’ai renvoyé pour le retravailler.

Copyright Arizona Distribution / JHR Films

Nous nous rencontrons à l’occasion de la présentation du film en Belgique. Quel sentiment cela vous procure-t-il ?

C’est ma première fois à Bruxelles et en Belgique donc cela fait du bien. Mon dernier film avait remporté un prix à Gand donc je désirais venir pour savourer un peu et remercier le pays. Il y a beaucoup de choses de la culture et de l’art belge que j’admire. Il y a d’abord Chantal Akerman et Agnès Varda qui est quand même née ici, même si elle a développé sa carrière en France. Je pense qu’Agnès et Chantal sont peut-être les femmes les plus importantes qu’on a eues dans l’histoire du cinéma et elles sont toutes les deux nées en Belgique. La première chose que j’ai vue à l’aéroport était la fusée de Tintin, que j’ai lu quand j’étais enfant. Il y a beaucoup de choses de votre culture qui sont ainsi reliées à mon enfance.

Quelle était la direction de la lumière sur ce film ?

Nous avions deux chefs opérateurs ici. J’ai commencé à travailler avec Inès Duacastella qui est tombée enceinte vers la moitié du tournage donc j’ai dû appeler un vieil ami à moi, Alejo Maglio. Nous avions ces deux parties : la prison et la ville et de l’autre côté, la nature. La façon dont nous voulions représenter cette dernière était très impressionniste, être captivé par ce qu’elle a à donner et non pas imposer un regard sur le paysage. Nous avons surtout utilisé le soleil comme source principale. Dans la ville, nous avons tourné durant l’hiver et ces gris monochromatiques offerts par la ville durant cette saison nous ont grandement aidés à appuyer ce contraste avec la nature. Nous avons aussi travaillé avec une lumière « dramatique » dans le but de renforcer les éléments communs de la structure de notre histoire. Nous avions pris plaisir à être totalement conscients de cette orientation générale du film, notamment dans ses choix de lumière.


Propos recueillis par Liam Debruel.

Merci à Tinne Bral d'Imagine pour l'interview.


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