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[ENTRETIEN] : Entretien avec Jaione Camborda (O Corno, une histoire de femmes)

© ANDER GILLENEA/Getty Images // © Epicentre Films


Venue faire la promotion de son nouveau long métrage, O Corno, une histoire de femmes, à Paris, nous avons pu nous entretenir avec Jaione Camborda et parler avec elle de la représentation de l’accouchement au cinéma et de la puissance de l’imaginaire.


Je trouve qu’il y a un travail davantage instinctif chez les danseuses. Elles ont l’habitude de jouer avec l’espace et savent parfaitement se servir du silence. Le silence fait partie intégrante de ma mise en scène, j’adore exploiter cet espace de non-dits à l’image. Janet [Novás] a réussi à créer un mouvement avec ces silences.


La première séquence du film montre un accouchement et ressemble à un ballet de gestes et de mouvements pour accompagner le corps à enfanter. C’est une scène qui m’a particulièrement marquée parce que j’ai eu l’impression de voir ces images pour la première fois, en tout cas dans un film de fiction. Pouvez-vous nous expliquer comment avez-vous travaillé cette séquence ?

Pour moi, il y avait une sorte de dette du cinéma de fiction envers la représentation de l'accouchement. En effet, c’est plutôt rare comme vous dites. Je voulais rendre au corps son mouvement parce que ce n’est pas ce qu’on voit habituellement. On voit plutôt une femme étendue, les jambes écartées. Là, je voulais que le corps soit en mouvement, qu'on ressente la physicalité de la chose et surtout l'animalité, de ce qu'est un accouchement. Ça nous met devant l'évidence que nous sommes des animaux. Je me suis focalisée sur la partie corporelle, sur les silences, sur les respirations. Je voulais que le spectateur puisse respirer en même temps que le personnage. Parallèlement, j’ai accouché pendant ce tournage. J’ai donc expérimenté moi-même ce que j’allais filmer. Et c’est là que j’ai vraiment compris la dette que le cinéma doit aux corps des femmes. En fait, nous n’avons que peu de films qui sont tournés à la première personne. Un accouchement, ça se raconte avec l'expérience. L'actrice, qui accouche dans le film, se souvenait parce qu'elle venait d'accoucher aussi, elle se souvenait des sensations, des douleurs, des poses. Elle se souvenait de ce tempo si particulier des contractions. Ensemble, nous nous sommes concentrées à recréer ces sensations d'après nos souvenirs et nos expériences. On a été aidé par une doula pendant le tournage. Il fallait recréer mais il ne s'agissait pas de feindre. En parlant de ça, je me suis vite rendue compte, au casting, que les actrices qui n’avaient jamais accouché feignaient. Elles reproduisaient un accouchement tel qu’elles l’avaient vu dans des films. Il y avait une telle distance entre ce qu’elles me proposaient et un véritable accouchement que je me suis dit qu’il fallait en donner une autre image. Mais pour contribuer à la véracité de la scène, j’ai voulu donner un champ libre à mon actrice. Nous avions décidé des endroits dans le plan où elle devait s’arrêter et c’est tout. Notre rôle, de l’autre côté de la caméra, a été de la suivre. Tout a été mis en place pour qu’elle ait une liberté de mouvement totale.

On retrouve un côté charnel dans l’ensemble du film. J’ai trouvé que votre mise en scène se concentrait beaucoup sur le toucher. Le soin aux autres passe par cet aspect, il y a beaucoup de tendresse. Qu’est-ce que cette tendresse symbolise pour vous ?

Toute cette tendresse a contribué à la mise en scène. Nous avons essayé de montrer des sentiments à travers l'aspect physique, par le contact, par le toucher. Notamment dans la scène de l'avortement où cette femme accompagne la jeune femme avec beaucoup de tendresse, en lui prenant la main, en l'accompagnant dans sa respiration. Il y avait quelque chose de l’ordre de la foi pour moi, de pouvoir se remettre à croire aux bienfaits du toucher. Que le fait d’avoir un contact physique n’a pas seulement vocation de provoquer une intimité mais qu’il peut aussi être spirituel.

J’ai appris que votre actrice principale, Janet Novás, est une danseuse professionnelle. Votre mise en scène, très proche du corps, s’est-elle construite autour de ce choix d’actrice ?

Je cherchais une personne qui puisse entrer en relation avec la réalité et avec les sentiments, à partir du corps. Au casting, j'ai convoqué des actrices entraînées ou pas, des danseuses débutantes, des danseuses professionnelles. J’ai même fait passer un casting à une pêcheuse, comme le personnage de Maria, parce que je me suis dit qu’elle aurait la lourdeur du corps au travail que je recherchais à l’image. Janet est venue au casting. Je connaissais au préalable son travail en tant que danseuse et elle avait une présence extrêmement forte. Je sentais chez elle une sorte d'engagement artistique et honnête envers les sentiments. Il se trouve, qu'en plus, elle est issue d’une famille de paysans donc elle connaissait le travail sur les champs. Lorsqu'elle est venue au casting, elle avait beau ne pas avoir d'expérience et de technique actorales, elle avait malgré tout un talent qui se voyait et un gros potentiel pour pouvoir jouer. Je trouve qu’il y a un travail davantage instinctif chez les danseuses. Elles ont l’habitude de jouer avec l’espace et savent parfaitement se servir du silence. Le silence fait partie intégrante de ma mise en scène, j’adore exploiter cet espace de non-dits à l’image. Janet a réussi à créer un mouvement avec ces silences.

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En parlant du corps, les corps des personnages sont malmenés. Elles travaillent dur, elles souffrent et, à part Maria, n’ont pas l’air d’avoir accès au plaisir. Que dit votre film sur les conditions des femmes espagnoles des années 70 ?

Il y avait peu de place pour le plaisir dans ce contexte, c'est sûr. Il y avait quelque chose qui les maintenait dans le silence. Elles ne trouvaient qu’un peu de liberté uniquement dans une zone intime, dans le murmure et dans le secret. Mais il y a cette scène de fête. Il y a une scène de sexe aussi, cachée, loin des regards. Le but était, en effet, de développer des personnages qui soient très en contact avec la terre, avec la nature. On voit ces femmes qui cherchent les fruits de mer et les coquillages, les deux pieds plantés dans l'eau, les mains dans la terre et elles fusionnent complètement avec le paysage. C'était une manière de montrer qu'il n’y a pas de distance, en fait, avec la nature et avec notre condition de mammifères. C’est aussi lié à une sagesse. Le fait d’avoir vu beaucoup de choses, d’être passé par beaucoup d’événements, oblige à tout intérioriser. Ces femmes sont beaucoup plus que des épouses, des mères, des travailleuses. Elles ont une profonde connaissance du corps et savent ce qu’on leur fait faire, politiquement parlant. Elles sont peut-être silencieuses, mais elles savent. Elles savent tout.

La sororité que vous filmez semble être totalement naturelle, comme si, en l’absence des hommes (qui sont globalement absents du cadre), c’était un mouvement logique.

C’est vrai que les hommes sont secondaires du fait que le film explore une particularité des femmes, qui est leur capacité à donner ou à ne pas donner la vie. Même si je ne pointe pas du doigt des hommes ou même la dictature elle-même en particulier, ils ont une présence diffuse, parce qu’il fallait qu’on comprenne pourquoi tout se passe dans le secret. Le patriarcat reste omniprésent à travers des éléments tels que la clandestinité, le noir, la peur, les murmures, la nuit. Je trouvais plus puissant d’être dans le symbole plutôt que de montrer un homme qui serait emblématique de la dictature. Et il est possible que ce soit cette sororité qui aide justement les femmes à survivre à cette atmosphère aussi oppressante qu'elles subissent.

Vous avez fait le choix de ne montrer ni l'accouchement, ni l'avortement dans le cadre. Tout ça se passe en hors champ et tout est symbolisé par le sang, comme le sang que Maria lave sur ses mains ou les trois gouttes de sang qui tombent sur le drap. Pourquoi ce choix de faire du hors-champ un élément si important ?

Je travaille beaucoup le hors champ, effectivement. J’en reviens à l’idée de l’instinct dont on parlait tout à l’heure. Le hors-champ, c’est laisser de la place à l’intuition. J’aime faire participer l’imagination du spectateur parce qu’ainsi, il participe inconsciemment à la réflexion que je veux partager en réalisant ce film. Ça s’accompagne aussi d'un dialogue que je qualifie d’austère parce qu’il ne donne que les informations liées aux personnages. Le reste passe uniquement par des images évocatrices et des séquences longues, pour pouvoir observer et comprendre. Lorsqu’on ne montre pas mais qu’on suggère, la portée symbolique est comme amplifiée. J’ai une petite anecdote d’ailleurs. Nous avons projeté trois fois le film en avant-première à San Sebastian et lors de ces projections, cinq personnes sont tombées dans les pommes ! Alors, c’est vrai, il faisait chaud [rires] mais on a observé que ces gens tombaient dans les pommes juste après la scène de l’accouchement. C’est étrange parce que, comme vous l’avez souligné, on ne voit pas concrètement l’accouchement à l’écran. D’autant plus étrange que nous sommes maintenant habitués à voir de la violence explicite, du sang et du gore. Ce qu’on ne voit pas et donc, ce qu’on va imaginer, peut avoir une force bien supérieure que de véritables images.



Propos recueillis par Laura Enjolvy le 19 mars 2024
Merci à Florence Narozny et Mathis Elion
Merci à Valeria Ciezar pour la traduction

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