[ENTRETIEN] : Entretien avec Hugh Welchman (La jeune fille et les paysans)
Proposition esthétique particulièrement singulière, La jeune fille et les paysans prolonge la recherche visuelle amenée sur Loving Vincent pour suivre une année dans un microcosme rural marquée par une certaine fureur. À l’occasion de son passage au festival Anima, coïncidant avec la sortie du film dans les salles belges, nous avons pu rencontrer le coréalisateur et coscénariste Hugh Welchman. Il nous a raconté, accompagné de deux peintures à l’huile ayant servi pour le long-métrage et dans un ton particulièrement volubile, la difficulté de ce projet réellement miraculeux.
En Pologne, tout le monde doit lire ce livre. Il est requis de le lire à l’école quand on a 16 ans et c’est un gros ouvrage épais de 900 pages. Ce n’est pas quelque chose que les jeunes de 17 ans veulent lire habituellement. - Hugh Welchman
La jeune fille et les paysans vient d’un ouvrage réputé en Pologne mais peu connu dans nos régions. Pourriez-vous parler de votre rencontre avec ce livre ?
Le film est adapté du roman de Wladislaw Reymont, The Peasants, qui a été récompensé du prix Nobel de littérature. Il a été écrit au début du 20ème siècle et est composé de 4 volumes mais il n’a pas été récompensé du prix Nobel avant 1924. En Pologne, tout le monde doit lire ce livre. Il est requis de le lire à l’école quand on a 16 ans et c’est un gros ouvrage épais de 900 pages. Ce n’est pas quelque chose que les jeunes de 17 ans veulent lire habituellement. Donc ma femme, qui est polonaise, l’a lu quand elle était à l’école et a eu du mal avec quand elle était jeune avant de le relire plus tard. Elle avait la vingtaine et l’a bien plus apprécié à ce moment-là. Et puis, quand on était en train de faire « La passion Van Gogh », elle était en train de peindre certains plans du film en écoutant des livres audio, dont celui de The Peasants. Elle a alors été frappée à quel point le langage était beau et évocateur d’un point de vue pictural. Reymont écrit dans un style incroyablement évocateur, une prose contextuelle et texturale. Donc elle a pensé que cela pouvait fonctionner avec notre style d’animation par la peinture mais elle s’inquiétait que l’histoire soit trop polonaise. Elle m’a alors acheté le livre -en anglais évidemment, je ne sais pas lire le polonais- mais il fut dur à trouver car il était épuisé. Donc elle a dû acheter ces quatre ouvrages particulièrement antiques, deux datant des années 20, deux autre des années 40. C’était une pile intimidante de livres et ils étaient juste à côté de mon lit durant toute la création de « La passion Van Gogh » et je ne les ai jamais ouverts car ils étaient trop effrayants ! (rires) Elle me disait « Mais Hugh, tu vis en Pologne, tu dois lire ces livres ! ». Finalement, après les Oscars, après toute la promotion du film, je suis parti en retraite de santé qui était également une forme de désintoxication digitale. Je n’étais pas autorisé à regarder un seul écran, ni même à envoyer des messages. J’avais seulement le droit d’appeler ma femme une fois par jour. Je me suis alors dit que si je ne jetais pas un œil à ces ouvrages durant cette période, je ne le ferais jamais. Donc je les ai lus et, à part le fait que cela m’a donné faim car il y a beaucoup de description de nourriture et que j’avais seulement 3 jus par jour, je me suis rendu compte que c’était un chef d’œuvre. J’ai pensé que c’était proche de la description de tableaux réputés comme Daubigny. J’ai alors dit à ma femme qu’on devait le réaliser et elle m’a rétorqué : « Oui Hugh, c’est pour ça que je t’ai offert ces livres il y a 2 ans ! » (rires). Elle m’a demandé si le récit me paraissait trop polonais et je lui ai répondu que l’histoire me rappelait des conflits et des personnages que j’ai pu voir durant mon enfance dans l’Angleterre rurale des années 80. C’est un ouvrage épique sur la condition humaine qui parle d’amour, de désir, de jalousie, de rumeurs, de passion, de morts, de vie, de mariage, … le tout au cours d’une année troublée dans ce village polonais il y a 140 ans. C’est un microcosme de toutes les situations que nous devons affronter durant notre existence et c’est pour ça que le livre a reçu le prix Nobel. D’habitude, il est remis pour l’accomplissement de toute une vie. Ils ont donné ce prix à Reymont rien que pour ce livre. Je trouve que c’était un grand challenge. Aussi, quand on repense aux paysans du 19ème siècle, on ne pense pas à des films qu’on a pu voir, des documentaires ou même des images en noir et blanc qui existent mais à des peintures à l’huile. En Grande-Bretagne, en plus du mouvement réaliste, on a les Raffaellites, aux Pays-Bas le mouvement Heyck et même les impressionnistes et les expressionnistes étaient inspirés par la vie rurale. Ils voulaient tous montrer comment celle-ci était dans leur pays et questionner ce qui n’allait pas dans notre monde, comment celui-ci disparaissait avec l’industrialisation de notre société. Pour moi, cela fonctionnait totalement avec ce roman qui était vraiment riche, une description poétique de la nature, des personnages plus grands que nature, … Cela correspondait totalement à l’animation en peinture et c’était un challenge !
Copyright Malgorzata Kuznik |
Justement, le projet a connu de nombreuses difficultés durant sa création…
La passion Van Gogh, notre film précédent, était le premier long-métrage entièrement peint à l’huile au monde donc on a dû créer 56000 cadres dans ce format. On était assez confiants qu’on saurait passer à une nouvelle étape ici, vu qu’on se doutait que le projet serait bien plus compliqué au vu du style réaliste. Il fallait ainsi plus de détails que dans l’approche expressionniste de Van Gogh. Mais on se disait qu’on allait y arriver. Je ne pense pas qu’on s’est rendu compte à quel point ce serait compliqué. On a évalué notre budget de sorte que chaque cadre prenne 30 % plus de temps que sur La passion Van Gogh mais cela a pris le double du temps. Sur le film précédent, on passait en moyenne 2h30 pour faire chaque plan. Ici, la moyenne était de 5h00 par image. Rien que la technique était bien plus difficile par le grand nombre de détails à gérer. Beaucoup de peintres avec qui nous avions travaillé sur La passion Van Gogh ont démissionné à cause de cette énorme différence de difficulté sur ce projet. C’était un problème mais je m’avance car, avant de faire les peintures, nous devons tourner en live action. Et pour cet aspect, on a eu deux arrêts suite au Covid. Le premier n’a duré que deux semaines, ce qui a été, le second une année entière. C’était problématique ! Le Covid a aussi constitué une difficulté car, contrairement à la plupart des films d’animation où les gens travaillent sur ordinateur ou à distance, on a besoin d’avoir les personnes physiquement sur place dans notre studio, notamment pour travailler sur les peintures à l’huile. Sur La passion Van Gogh, nous avions des personnes provenant de 20 pays différents pour travailler avec nous en Pologne ou en Grèce. Ici, à cause du Covid, nous n’avions personne qui pouvait se rendre en Pologne. Seulement 2, 3 personnes ont su faire le déplacement à cause des restrictions. Cela a joué sur notre recrutement, nous poussant à travailler avec une équipe bien plus petite que prévue. Nous avions planifié d’avoir quatre studios : celui à Sopot, en Pologne, un petit studio en Lituanie, un de taille moyenne en Serbie et un autre un peu plus grand à Kiev. On a monté ce dernier studio et, le mois d’après, la Russie a envahi le pays. On a donc dû le fermer immédiatement. On a acheté des billets pour toutes les femmes qui travaillaient là afin de les faire venir à la frontière. Elles sont arrivées avec leurs sacs à dos, parfois avec des enfants, dans un cas avec des parents plus âgés. On a dû leur trouver des maisons, des écoles pour leurs enfants et les faire travailler dans notre studio polonais. Malheureusement, on a dû laisser tous les employés hommes car ils avaient tous l’âge pour partir au combat et ils nous contactaient sur Whatsapp pour nous demander si on comptait rouvrir notre studio, ce qu’on ne pouvait évidemment pas faire. Il nous a fallu quatre mois pour parvenir à rentrer en contact avec le propriétaire du bâtiment afin de le faire rouvrir mais pendant les huit mois qui ont suivi, on a eu de nombreux problèmes avec l’approvisionnement électrique. Ce n’est seulement qu’un an après avoir lancé le projet avec l’aide d’une campagne Kickstarter et en vendant certaines des peintures de La passion Van Gogh que nous avons pu investir dans un grand générateur en Allemagne avant de le transporter à Kiev. Une fois installé sur place, nous avons enfin pu en faire un studio pleinement opérationnel. Le style d’animation constituait également un autre grand challenge. Vous avez vu le film ?
Bien sûr.
Nous avons des batailles à grande échelle, 60 personnes, 12 chevaux, de grandes scènes de mariages, des séquences avec toute la communauté, … Une autre chose qui était importante à nos yeux était l’approche technique. Sur La passion Van Gogh, nous avions un grand nombre de caméras car nous voulions trouver un moyen d’animer correctement les mouvements de caméra. On peut le faire mais cela nous prend cinq fois plus de temps d’animer un mouvement de caméra que de faire un plan fixe. Cela n’avait que peu d’importance sur La passion Van Gogh car c’était une part du concept, ces portraits qui prennent vie, restant figés et prenant de la lumière. Mais ici, nous avions ces émotions très fortes et instables qui se déversent partout. Nous avions le sentiment que nous devions être au centre de l’action et des scènes d’amour, avoir le regard derrière l’épaule durant les bagarres. On devait bouger de manière dynamique avec les danses pour ressentir la passion, les émotions et la violence des personnages au sein de l’histoire. C’était un autre défi d’apprendre comment obtenir ce flou de mouvement en peinture, ce dont on est très fiers. La simplification des détails et des effets dans les mouvements de caméra sont des choses qu’on a appris à gérer sur le tournage. Donc oui, ce fut trois fois plus durs que prévu.
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Le film est déjà miraculeux visuellement, c’est encore plus un miracle quand on connaît les coulisses…
Très honnêtement, si nous avions su à quel point le tournage serait difficile, nous n’aurions peut-être pas fait le film. Je suis très content qu’on l’ait fait et je suis fier du film mais ce fut une expérience traumatisante. Nous avions 40 % d’augmentation des coûts à cause de l’inflation durant la période où on a fait le film. À la fin de la production, nous avions plus d’une centaine de personnes travaillant pour nous de manière moyenne. Nous en avons au total entre 300 et 400 mais on avait une centaine d’employés en plus qui travaillaient chaque mois. Un quart d’entre eux étaient des réfugiés ou vivaient dans une zone de guerre. C’était très important pour nous de continuer. Pour au moins la moitié du temps sur le tournage l’année passée, nous nous demandions au début du mois comment nous parviendrions à payer les salaires. Ce fut un niveau incroyable de stress en plus des challenges à accomplir (rires). J’espère que les personnes vont aller voir le film, l’aimer et qu’on en parlera encore pendant des années car c’était une expérience compliquée.
Vous parliez de mouvements dans le cadre, comme ceux animant les transitions entre saisons. Comment capter cette beauté aussi pure que brute de la nature, bien connectée aux réflexions du film ?
C’était aussi une des raisons pour lesquelles nous voulions peindre. C’est une histoire sombre et dure mais ces personnes ont ces sentiments riches, crus et forts. En les peignant, nous pouvions avoir la beauté de ce monde tout en conservant la noirceur de l’histoire. Cela a apporté une plus grande largesse d’émotions que si nous avions opté pour une approche plus réaliste et grinçante. Cela nous a permis de capturer le fait que ce monde est beau, chargé en désir, avec un plaisir dans ses danses, … Ils savent comment apprécier les moments qu’ils ont. Vous n’enviez pas leurs vies mais il y a quand même des parts de ce monde qui fascinent et touchent : leurs façons de célébrer, d’être proches de la nature, … Ce sont des choses qui peuvent nous manquer actuellement.
Entretien réalisé par Liam Debruel.
Merci à Valérie Depreeuw de Paradiso ainsi qu’à l’équipe du festival Anima pour cet entretien.