[ENTRETIEN] : Entretien avec Joachim Lafosse (Un Silence)
©Getty - JB Lacroix // Copyright Films du Losange |
Un film comme Un silence peut être compliqué à aborder tant la nature de son sujet est douloureuse et liée à des blessures intimes que nous pouvons tous et toutes partager. Voilà pourquoi lors de notre rencontre avec son réalisateur, Joachim Lafosse, l’entretien s’est mué en dialogue sur son sujet. Le réalisateur prend le temps de réfléchir à chaque réponse pour mieux en formuler le fond émotionnel et il a fallu du temps pour essayer au mieux d’approcher cela. « Sens-toi bien libre quand tu réécris tout, fais à ton aise » nous a gentiment déclaré Joachim Lafosse à la fin de cet entretien. Espérons que cela soit le cas dans les mots que vous allez lire.
Cela m’a donné envie d’écrire une fiction qui fait voir à quel point le crime et le venin du crime est désastreux. D’abord pour le personnage de l’adolescent que je vais écrire mais aussi pour tout l’entourage de la victime et du criminel. - Joachim Lafosse
D’où vous est venue l’envie de tourner Un silence ?
Joachim Lafosse : D’abord, il y a ce fait divers, qu’on va appeler l’affaire Hissel et en fait, je me rends compte, au moment où je découvre à la radio ce qu’il s’est passé, que je suis très ému par ce jeune adulte qui a grandi dans une maison où, manifestement, la loi n’était pas respectée. Cela m’a donné envie d’écrire une fiction qui fait voir à quel point le crime et le venin du crime est désastreux. D’abord pour le personnage de l’adolescent que je vais écrire mais aussi pour tout l’entourage de la victime et du criminel. Là, il y a l’écriture du personnage de la maman, que je découvre, et son silence, qui m’interroge beaucoup et porte une énorme question morale - est-il coupable ou pas ? - mais quand j’écris, je ne cesse de me dire qu’elle est elle aussi avant tout une victime car elle n’a pas demandé que ce crime ait lieu. La question qui me vient, c’est comment se fait-il qu’elle n’ose pas parler ? Les hypothèses que je me fais, c’est qu’il doit y avoir un réel manque d’estime de soi, une incapacité de s’imaginer avoir la force de rompre le silence, de quitter et de perdre le confort. Mais tout ça, ce sont des faiblesses en fait. En même temps, elle vient d’une génération où aucune femme n’a été invitée à être autre chose que cette fragilité qu’elle est. Tout ça m’a donné envie d’écrire le film. Il y a surtout autre chose qui m’a donné envie d’écrire le film. En 2009, il y a un film que j’ai sorti du nom d’Élève Libre. Il y a une chose que je n’ai pas beaucoup dite à l’époque, c’est qu’il était assez autobiographique. Il s’agit de l’emprise exercée sur un adolescent en décrochage scolaire. Quand j’ai fait le film, j’espérais d’une certaine manière que les gens qui m’avaient connu adolescent reconnaîtraient ce que j’ai dévoilé dans le film. En fait, ce que j’ai observé, c’est que les gens ont commencé à m’éviter. Ils changeaient de trottoir quand ils me croisaient, j’ai commencé à avoir honte. Et puis, 7 ans après, je me suis mis à écrire « Un silence ». À ce moment-là, il y a quelqu’un qui m’était très très proche qui m’a appelé, très ému, en me disant que cela faisait 7 ans que les gens lui déconseillaient de voir « Élève libre ». Cette personne l’a vu, s’est excusée d’avoir attendu aussi longtemps pour le faire et m’a demandé comment j’allais. Ce jour-là, j’ai compris pourquoi j’écrivais Un silence. Parce qu’en fait, cette personne qui m’était très proche fait partie de ces gens qui auraient pu me prévenir, me protéger de ces adultes pervers. Elle n’a pas pu, ne l’a pas fait et s’en est excusée après avoir vu le film mais elle était en fait bouffée par la honte. C’est là que j’ai compris pourquoi j’écrivais ce personnage d’Astrid et pourquoi je faisais ça.
Le film commence justement par elle, par cette déclaration des événements qui vont arriver. C’était un choix primordial pour vous de commencer par cela ?
Oui, oui ! J’avais envie de mettre le spectateur dans le même état que Raphaël au début du film, c’est-à-dire qu’ils sachent que quelque chose de grave s’était passé mais sans savoir tout à fait quoi. Et puis qu’ils découvrent au fond le venin du crime, ce que cela engendre, ce qui rend fou. Je voulais que cela soit là dès le début.
Ça rend la « révélation » dans cette conversation au téléphone d’autant plus impactante pour nous. Cette manière d’amener cette information dans quelque chose d’aussi quotidien, c’était important ?
Oui, oui, oui. La révélation qui est faite à Raphaël, c’est très brutal, tout comme tout ce qui arrive dans cette maison. Personne n’y met la bonne forme. En même temps, c’est un tel mensonge qu’au fond, cet enfant qui est devenu adolescent, il a grandi avec un père qui n’en est pas un. Qu’est-ce qu’un père ? C’est quelqu’un qui s’empêche, qui défend l’interdit de l’inceste et porte cette loi. Une mère aussi d’ailleurs. En l’occurrence, ce n’est pas le cas pour lui. Il a été éduqué, il vit avec un homme qui dit être son père mais n’en est pas un car il ne défend pas ces règles-là. C’est désastreux et c’est ça que j’ai essayé de filmer.
Cela fonctionne dans le film par une emprise de l’image du personnage de Daniel Auteuil, son contrôle des journalistes, beaucoup de plans par les rétroviseurs, les caméras et les webcams durant l’interrogatoire. Comment conserver ce rapport tout du long ?
Par rapport à la mise en scène et aux choix de mise en scène du film… En fait, on est partis du titre, Un silence. Un silence, c’est du fond en fait. En miroir, si on essayait de trouver une correspondance avec l’image, pour nous, le silence, c’est l’ombre. Et pourtant, on avait à filmer un personnage qui ne cesse d’être dans la lumière médiatique pour éblouir tout le monde, dans le sens d’éblouissement afin de ne rien laisser voir. Donc, ça a fait un film qui, lorsqu’on est à l’extérieur, est lumineux, avec la lumière de la presse, des médias, … Et puis, dès qu’on est à l’intérieur, l’avocat se cache, dans l’ombre. Les personnages sont un peu perdus dans les murs de cette maison malgré le luxe de la bourgeoisie, la piscine, les décapotables. En même temps, ça m’a aussi permis… Je connais cette bourgeoisie, je sais qu’on y a des acquis, des biens, des propriétés, et qu’on est prêts à beaucoup de silence pour les garder quand c’est nécessaire. C’est aussi ça que je raconte. Ça ne veut pas dire qu’il y a plus de crimes ou moins de crimes sexuels dans un milieu que dans un autre. La richesse n’a pas d’influence sur les statistiques de la criminalité sexuelle dans les familles mais bon, je connais cette bourgeoisie et c’est ce que je voulais raconter.
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Ça transforme d’autant plus la demeure comme une forme d’extension monstrueuse du personnage d’avocat. Comment avez-vous trouvé cette maison ?
Il y a une chose que j’entends mais, personnellement, je pense que c’est contre-productif de parler de monstre car il n’y a pas de monstre. Justement, si les pervers avaient tous le visage de Marc Dutroux, il n’y aurait pas de problème car on les reconnaîtrait immédiatement. Les pervers ont des sourires, des beaux costumes, ils sont charmants. Parfois, ils se présentent même comme les défenseurs de la veuve et l’orphelin. C’est pour ça qu’il y a souvent des abus. Parfois, ils sont profs, avocats, politiciens. C’est une invitation à la vigilance et aussi un questionnement sur ce qui fait que les gens veulent aller dans la lumière. Je ne parle pas des acteurs car eux ne cachent pas leur jeu. Ils jouent les mots de quelqu’un d’autre, on sait que ce sont des personnages. Mais il y a certains hommes qui vont dans la lumière et qui poussent à être vigilants.
Cela m’a directement fait penser à certaines personnes par rapport à des dossiers récents.
Moi aussi ! Quand tu vois certains qui disent ça… C’est presque une manière de se planquer en fait.
Voilà. J’ai croisé une personne qui aimait jouer cette carte avant que des dossiers ne sortent sur lui et j’avoue que j’avais été dérangé. Mais on n’est pas là pour mon expérience personnelle…
Non mais il y avait donc quelque chose qui n’allait pas ?
Exactement.
Il suragissait ?
Voilà, avec un besoin de s’entourer pour se faire apprécier. Généralement, je ne sais pas capter les gens mais pour que je sente ça…
C’est qu’il y a quelque chose qui n’allait pas
Exactement.
Il faut d’ailleurs apprendre aux gens, à tout le monde, à laisser vivre ces sensations. Quand tu sens que quelque chose ne va pas, c’est que quelque chose se passe. Cela ne veut pas dire évidemment de jouer au procureur et se mettre à juger tout le monde mais c’est qu’il y a un truc qui ne va pas.
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Quelle a été la direction de Daniel Auteuil sur cette question ?
J’étais fasciné de regarder le travail, la nuance qu’il a apportée au personnage. Ce personnage est jugeable mais, comme tout acteur, il ne s’est pas fait procureur du personnage. Il a cherché à l’incarner, il l’a défendu. En même temps, ce qui était émouvant à observer sur le plateau, c’est que Daniel était très soucieux de la manière dont on allait réussir à faire entendre et à préserver une empathie entre le public et Astrid, Emmanuelle Devos, malgré la gravité de son silence. C’est pour cela qu’il voulait faire le film d’ailleurs. C’est un homme de 73 ans, qui est dans son époque, mais qui se rend bien compte que c’est important de parler et de sortir du silence.
Le lien qui se crée avec Emmanuelle Devos en devient d’autant plus fragile, on sent cet amour et en même temps, ces interrogations par rapport à ce qu’il a commis…
Entre eux deux ?
Oui.
Après, leur lien est pervers parce qu’il lui a menti. Je ne peux pas interpréter mon propre film. Mais le film est fait aussi pour que tu fasses ta propre expérience. Ce que je crois, tu me dis si je me trompe mais ce que tu dis, c’est que, malgré le fait qu’il soit criminel, on sent ce qui s’est passé entre eux.
C’est ça.
Et il y a une justesse de la description, de ce que cela a engendré, de comment ça s’est tissé entre eux.
Comment voir quelqu’un qu’on aime et en même temps, se demander avec les actes qu’il a fait…
Sauf que pour moi, il ne devrait plus l’aimer. Ce qui est fou, c’est qu’elle continue de l’aimer. Ou du moins, à vivre avec. Car tu ne peux plus aimer quelqu’un qui a violé ton petit frère. Ce n’est pas possible. Mais, ça, je te laisse faire…
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J’ai peur aussi de dire que « Ce film raconte absolument ça » car je ne veux pas prendre la place de la personne qui réalise.
Non car, ce qu’il y a… En tout cas, moi, je fais des films pour que je ne sois pas le seul cinéaste du film. Il y a toujours deux cinéastes pour moi dans un film : la personne qui réalise et le spectateur ou la spectatrice. Chaque vision de chaque spectatrice ou spectateur est différente, distincte, singulière. En fait, il n’y a jamais deux fois le même film qui est regardé car l’interprétation, le vécu du film est différent d’un spectateur à l’autre et tant mieux. Les gens oublient, critique ou spectateur normal, qu’en s’offrant un ticket de cinéma, ils se permettent d’aller tourner le film avec le réalisateur, d’aller le vivre avec lui à leur manière. C’est pour ça qu’on va voir des films, des spectacles, … C’est ça qu’on aime : se faire une idée, se dire qu’on n’aurait pas fait ça, … C’est pour ça que c’est un exercice compliqué aussi. Je ne veux pas venir abîmer ce moment-ci, privilégié et important qu’est la vision d’un film pour un spectateur, qu’il soit journaliste ou pas. Je suis touché et je comprends, je trouve ça très juste de dire ce que tu dis. Oui, je trouve en effet que, dans le film, ça aurait été facile de dire « cet homme criminel et cette femme se détestent » mais on montre un truc plus complexe que ça. Ils se détestent mais d’une manière… étrange.
Entretien réalisé par Liam Debruel.
Merci à Marie-France Dupagne ainsi qu'à Cinéart pour cet entretien.