[CRITIQUE] : Nuit Noire en Anatolie
Réalisateur : Özcan Alper
Avec : Berkay Ateş, Taner Birsel, Sibel Kekilli, Cem Yiğit Üzümoglu, …
Distributeur : Outplay Films
Budget : -
Genre : Policier, Drame, Thriller
Nationalité : Turc, Allemand, Français
Durée : 1h54min
Synopsis :
Ishak vit seul dans la province d’Anatolie et gagne sa vie en jouant du luth dans une boîte de nuit. Un jour, il doit se rendre au chevet de sa mère dans son village natal qu’il a dû quitter subitement 7 ans auparavant. De retour dans son village, Ishak est alors confronté à l’hostilité de tous ainsi qu’aux tourments de son propre passé.
Critique :
En faisant du paysage son premier témoin de la violence des hommes, #NuitNoireEnAnatolie, qui porte tout du long la marque du regret, a quelque chose du western crépusculaire, avec son ambiance à la fois fantomatique et mortifère, et son accent politique. (@CookieTime_LE) pic.twitter.com/uDzy9CvOGd
— Fucking Cinephiles (@FuckCinephiles) February 10, 2024
“Souviens-toi … il y a sept ans”. Le film de Özcan Alper, Nuit Noire en Anatolie, aurait pu commencer tel quel. Réminiscence d’un drame survenu dans la région anatolienne, ce nouveau long métrage fait la part belle à la toxicité du boys’ club dans une ambiance mortifère de toute beauté. Le jury du Cinemed 2023 ne s’y est pas trompé, en lui octroyant le prix suprême, l’Antigone d’or.
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S’il ne devait pas voir une dernière fois sa mère avant sa mort, Ishak ne serait jamais revenu dans sa terre natale. La mort est là, partout où Ishak va. En revenant hanter la région, il déterre ses souvenirs. Ils viennent par vague et forment un puzzle, presque trop facile à assembler. Le visage, hermétique, la musique, inquiétante, le ton du film, mortifère, tout nous dit que le personnage porte un secret lourd à porter. Un secret qu’il ne peut plus garder maintenant qu’il se trouve de nouveau sur le lieu du drame et que sa culpabilité le ronge comme une maladie incurable.
La quête d’Ishak n’est pas intime, elle inclut toute une partie de ce village anatolien avec ses figures masculines d’autorité. Nuit Noire en Anatolie s’ouvre d’ailleurs sur ces hommes, prêts au combat dans des pick-up, armes aux poings et cris guerriers. Leur cible ? Un “étranger” de la capitale, Ali, jeune idéaliste prenant au sérieux son rôle de garde forestier. Il n’a pas su apprendre les règles du boys’ club. Et il est maintenant porté disparu depuis sept ans. Très vite, la présence d’Ishak est synonyme de danger. Il erre, avec sa moto et sa culpabilité, sorte de plaie ouverte que tout le monde pensait cicatrisée, guérie. Il pose des questions, demande des comptes. La douleur aiguë du père d’Ali, et celle plus ténue de sa sœur, résonnent dans cette forêt immense. Ishak ne peut plus repartir, il ne peut plus fermer les yeux. Il reste et cette décision sonne comme une quête purgatoire.
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Nuit Noire en Anatolie porte la marque du regret. Le montage, fluide, rend parfois difficile la compréhension de l’espace-temps car il ne met aucune information avant un flash-back. Seules les tempes grisonnantes d’Ishak — et ensuite le présence d’Ali dans le plan — nous aident à comprendre la chronologie. Ces flash-back vont et viennent comme des vagues et Ishak ne peut pas leur échapper. Les montagnes semblent l’enfermer petit à petit tandis que le puzzle prend forme et que l’on finit par comprendre pourquoi et comment Ali a disparu. Le territoire a son importance dans le cadre et Özcan Alper le filme comme s’il avait sa propre volonté. L’inquiétante vibration qui se dégage des plans, à la lumière claire-obscure, nous avertit de ce qui ronge la région de l'intérieur. La masculinité toxique est ici représentée dans toute sa splendeur du mal. Ali a le visage fin, il veut protéger (de façon romanesque) la nature, quitte à refuser de fermer les yeux sur les actions des hommes de pouvoir. Très vite, des rumeurs circulent. On le soupçonne d’être gay. On le soupçonne d’être un terroriste. On le soupçonne d’avoir agressé sexuellement une femme. Qu’importe la raison finalement. Ali est l’étincelle dans cette région asséchée par la violence des hommes. Sa différence et son refus de se conformer à la tradition virile embrasent toute cette micro-société délétère et allument le feu de la haine.
En faisant du paysage son premier témoin de la violence des hommes, Nuit Noire en Anatolie a quelque chose du western crépusculaire, avec son ambiance fantomatique et son accent politique. La quête d’Ishak cristallise les maux d’un pays tout entier, en proie à ses propres fantômes que l’on préfère garder dans les tréfonds du passé.
Laura Enjolvy