[ENTRETIEN] : Entretien avec Martin Provost (Bonnard, Pierre et Marthe)
© Philippe Quaisse/Unifrance // © Memento Distribution |
Bonnard, Pierre et
Marthe aurait pu n’être qu’une jolie reconstitution picturale (c’est ce
que pensent d’ailleurs certaines personnes de ce site) mais le film réussit à rendre
vivante cette relation entre artiste et muse pour mieux capter l’humain
derrière tout processus créatif. Nous avons pu en discuter avec Martin Provost
au Festival International du Film Francophone de Namur dans un entretien aussi
lumineux que le réalisateur et sa mise en scène.
Du coup, j’habite vraiment dans une petite maison avec un jardin, dans la nature. À chaque fois que j’ouvre les fenêtres, je me dis que je suis dans un tableau de Bonnard ! - Martin Provost
D’où est venue l’idée du
film ?
Il y a eu plusieurs étapes. J’ai été contacté après Séraphine, que j’ai fait il y a 15 ans maintenant, par une dame, Pierrette Vernon, qui est la petite nièce de Marthe Bonnard. Elle avait vu Séraphine, m’a reçu chez elle et m’a demandé pour que je fasse un film sur sa grande tante parce qu’elle estimait qu’elle n’avait pas la place qu’elle méritait dans l’histoire de l’art. Je suis un peu tombé des nues. Elle m’a alors montré quelques tableaux de Marthe que j’ai trouvés très bien sans être bouleversé. Je sortais de Séraphine donc je me disais que je n’allais pas refaire un film sur la peinture. Cela ne me paraissait pas du tout pour moi. J’ai présenté Pierrette à Françoise Cloarec, qui avait écrit un livre sur Séraphine qui avait été ma source pendant l’élaboration du film. Françoise a écrit un film qui s’appelle L’indolente, qui est sorti chez Stock il y a quelques années. Elle m’a dit « Martin, je te jure que tu dois t’intéresser à Marthe ». Je n’avais pas envie car je sentais que ce n’était pas ça que je devais faire. J’ai tourné d’autres films puis, pendant le confinement, je me suis retrouvé à la campagne. Il s’avère que j’habite à dix kilomètres de la Roulotte, la fameuse. J’habite là où on a tourné le film, au bord de la Seine, entre Véteuil et La Roche Guyon. Véteuil, c’est là où habitait Monet avant qu’il ne s’installe à Giverny, c’est là où habitait Joan Mitchell. La maison que l’on a choisie est en-dessous de celle de Monet, juste derrière les arbres. Il faisait un temps de rêve pendant ce confinement. Il n’y avait pas un bruit : plus d’avion, plus de voitures, plus de motos, plus rien. Du coup, j’habite vraiment dans une petite maison avec un jardin, dans la nature. À chaque fois que j’ouvre les fenêtres, je me dis que je suis dans un tableau de Bonnard ! J’aime profondément Bonnard mais je me disais qu’il n’avait pas besoin de moi, je ne voyais pas ce que je pouvais lui apporter. J’ai pris un livre à la bibliothèque sur Bonnard, j’ai ouvert et je suis tombé sur « Le déjeuner », qui est le tableau que je produis dans le film, où Marthe est assise à table avant qu’elle vole dans le portefeuille, ce que j’ai inventé d’ailleurs. Je ne sais pas pourquoi mais je me suis rappelé que, quand j’étais petit, il y avait sur le mur de ma chambre une affiche de ce fameux déjeuner que ma mère m’avait rapportée de Paris. Je suis né en Bretagne, ma mère était unpeintre qui n’a pas pu se réaliser car elle était trop jeune et devait gérer trois enfants. Elle partait régulièrement voir ses parents et en même temps des expositions donc elle nous rapportait tout le temps des affiches. J’avais punaisé ça sur mon mur, je regardais ça et je dormais. Là, je me suis dit que c’était un souvenir fort, qui me renvoie à quelque chose de très intime et remonte à très loin ainsi qu’à ma mère, qui est très importante dans ma vie. Du coup, j’ai vu que les yeux étaient flous. J’ai feuilleté le livre avant de me rendre compte qu’on ne voyait pas la tête de Marthe. On a l’impression qu’il a fait ce flou avec ses doigts alors que ce n’est pas le cas sur ses autoportraits. On voit les yeux sur les portraits de Renée et d’autres femmes, Marthe non. Même le visage est presque indistinct. Ce n’est jamais le même à chaque fois. C’est très curieux. Je me suis dit alors que c’était peut-être le moment pour m’attacher à cette histoire ! (en riant). Là, j’ai appelé mes producteurs et je leur ai parlé de mon intention de faire un film sur Pierre et Marthe Bonnard car c’était clair que, s’il avait fait ça, cela ne pouvait pas être un film que sur Marthe. Ce n’est pas que son parcours qui m’intéressait, c’était le parcours du couple. Qu’est-ce qui pousse un homme à rendre le regard de la femme qu’il aime flou ? Qu’est-ce qui se cache derrière ça ? Je savais qu’elle mentait sur ses origines mais c’est là que j’ai compris que le mensonge de Marthe et de toute sa vie avait imprimé l’œuvre de Pierre et qu’il avait vécu avec ça pendant 35 ans, que ça transpirait. On n’est pas seulement un visage, même si c’est le visage qu’on montre le plus qui est la chose la plus fragile de nous. C’est tout un être qui est engagé quand il s’agit d’une histoire d’amour et ça transpire, ça passe, on ne sait pas comment. Je me suis dit qu’il y avait un truc formidable à faire. Et je suis parti.
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C’est intéressant cette notion de
regard car on la retrouve dès le premier plan, avec Pierre qui dessine la
silhouette, captant Marthe comme modèle…
Avant qu’on ne la découvre.
Voilà ! C’était dès le début
cette idée ?
Tout de suite ! Quand j’ai
commencé à écrire le scénario, je ne fais pas de plans, je pars avec mes
personnages. Je fais beaucoup de recherches avant, je fais des fiches avec des
idées de séquences, de dialogues, des phrases qui me viennent, des images, … Après,
j’y vais. Ça a toujours été la première image, ce visage qui devait apparaître
à l’image. Ça vient de Clouzot et du « Mystère Picasso », cette main
qui dessine. On voit Picasso à travers une vitre qui dessine.
Votre film donne aussi d’aller
plus souvent voir des peintures pour capter l’humain derrière l’artiste, ce qui
me semble être toute l’envie du film.
Oui, c’est juste !
La notion de surcadrage permet
d’accumuler les moments où Marthe se retrouve constamment surcadrée, surtout
dans la première partie du film, comme si Pierre essayait de la capter. Là, il
y a ce plan au moment où elle rencontre Renée avec cette barre d’escalier qui
barre son visage. Ça provoque un vrai coup au cœur pour elle…
Ce que je peux vous dire, c’est
que ça fait partie des accidents qui sont en fait la chaire du film. On
travaille beaucoup sur un film, on prépare tout, on n’a pas beaucoup de temps,
on doit aller de plus en plus vite. En même temps, on a une technique qui
permet de gagner du temps sur la lumière pour y travailler après. Je me
souviens quand on a tourné ce plan que ce que je voulais était très
clair : ce petit travelling avec elle qui monte et éclate en sanglots à ce
moment-là. Et la barre était là. J’ai failli dire de couper. Cécile était
tellement formidable et à un moment, j’ai vu la barre avec le chapeau et
c’était comme si elle était prise en sandwich car, et c’est totalement
involontaire, le chapeau a exactement la même couleur que la rambarde, et elle
est là, coincée dans ce truc-là. Du coup, son chagrin devient encore plus fort
parce que l’image parle d’elle-même, elle exprime ce qu’elle est en train de
vivre : elle est prise en sandwich, elle est en train d’être compressée
par ses mensonges, tout ce qu’elle a vécu. Elle vient de perdre sa mère et ne
peut pas en parler à l’homme qu’elle aime. Je sais que je l’ai refait en
remontant un peu la caméra et cela ne rendait pas aussi bien.
Si je peux me permettre, vous
avez bien fait de garder le plan comme ça !
Évidemment ! (rires)
C’est un de mes plans préférés du
film.
Moi aussi.
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J’avais justement envie de parler
d’un autre plan que je trouve fort dans le film : celui en reflet de la
maison dans la flaque juste avant que Renée ait son cauchemar.
Bien sûr ! Ça, c’était
pendant le montage. Je tourne toujours des plans en plus en me disant que cela
pourra servir à d’autres moments. Ce plan de l’eau, c’était une séquence qu’on
avait tournée en plus avec Vincent où il plongeait dans l’eau et on mettait la
caméra sur l’île en face. D’un seul coup, je vois le reflet et je dis
« Attends, Vincent ! ». (rires) J’ai pu tourner un moment comme
ça la maison la tête à l’envers dans l’eau. Après ça, on a tourné avec Vincent
un plan dont je ne me suis pas servi. J’ai utilisé celui-ci après car j’ai
essayé de tricoter avec Tina Baz, qui a fait le montage, un peu organique avec
cet orage qui vient. On a ce gros plan sur Marthe qui est en colère, jalouse de
voir ce couple Bonnard et Renée qui s’éloigne d’elle, sa respiration très
forte. Puis on passe sur des plans que j’ai faits car je trouvais ça beau avec
des algues, des choses assez organiques, avant d’ajouter ce plan qu’on a truqué
ensuite avec l’orage et la maison à l’envers. Pour moi, ça symbolisait l’entrée
de la folie dans la maison. Il va y avoir quelque chose qui va les faire sortir
de leur train-train quotidien et c’est le personnage de Renée qui va tout
bouleverser, bouleverser cet ordre mais également conduire Pierre à des chefs-d’œuvre.
C’est tout le parcours jusqu’à l’Italie avec Le Caravage où il dit qu’il
aimerait être prêt à tuer quelqu’un pour accomplir pareils chefs-d’œuvre alors
même qu’il va tuer Renée.
Elle est émouvante justement dans
son parcours, son suicide cadré dans un tableau qui résonne avec sa phrase plus
tôt pour Marthe, sur le fait que Pierre l’a transformée en mythe.
Parce que c’était la
vérité ! Bonnard a été connu très vite. Cette phrase, c’est au moment de
la première rencontre, après cette scène dans les escaliers où Marthe reconnait
directement Renée car Pierre est en train de la dessiner mais que celle-ci la
prend pour une bonniche. Quand elle arrive fatiguée en haut des escaliers alors
que Renée qui représente la beauté de la jeunesse et le renouveau est déjà en
train d’embrasser Pierre et fait semblant de poser, Renée lui dit qu’elle est
un mythe car elle est aux Beaux-Arts et c’était la vérité ! Marthe Bonnard
était déjà célèbre ! Sauf que, dans le quotidien, c’est toujours cette
dichotomie qu’on vit tous. On est célèbre mais on est un être humain qui
souffre, qui doit faire ses courses et manger, aller aux toilettes -pardon
d’être aussi trivial- mais c’est la vérité ! On va tous mourir aussi et on
passe par des choses affreuses et terrifiantes. On voit à ce moment-là que
Marthe est au bout de quelque chose, au bout d’un amour qui est au service de
Pierre, ce qu’elle a beaucoup été. Il faut voir que Renée a aussi été un
élément déclencheur pour Marthe car c’est ce qui va la pousser à peindre. C’est un personnage extrêmement positif dans
leur histoire mais elle va le payer de sa vie.
Pour revenir dessus, les ellipses
fonctionnent bien dans les pertes qui s’y déroulent. Cela renvoie encore une
fois à un réel plus douloureux que l’art…
Et brutal !
Oui, tout en étant nécessaire
pour la création.
Bien sûr, c’est la vie !
Comment intégrer tous ces
questionnements picturaux dans la mise en scène ?
C’est une bonne question mais
c’est difficile de répondre à ça car je ne sais pas trop comment je fais. On
m’a déjà posé la question mais à un moment, c’est mon travail. Je ne peux pas
vous dire exactement. Cela se fabrique minute après minute, seconde après
seconde. J’ai sans doute un instinct développé, une intuition surtout, qui me
fait dire ce qui va ou pas tout de suite. Après, le travail de préparation est
colossal, il faut des mois et des mois de travail pour chaque tableau. Mon chef
opérateur, Guillaume Schiffman, avait un père peintre et savait donc de quoi on
parlait. On a fait beaucoup d’essais dans les choix de lumière pour trouver celle
qui était juste et échapper à ce qui est trop reconstitution, rendant les films
un peu trop uniformes. On voulait une lumière charnelle, qu’on puisse toucher
du doigt comme si on était dans le tableau même et pas juste
« joli ». Après, je ne peux pas expliquer, c’est comme demander à un
peintre comment il a fait ses tableaux, je ne sais pas s’il saurait répondre.
La réponse est déjà aussi vivante
que le film ! (rires)
Vraiment ? (rires)
Propos recueillis par Liam Debruel
Merci à Tinne Bral d’Imagine pour
l’interview ainsi qu’à l’équipe du FIFF