[ENTRETIEN] : Entretien avec Rolf de Heer (The Survival of kindness)
© Clemens Bilan/EPA // © Nour Films |
Rolf de Heer est un cinéaste néerlandais installé en Australie depuis qu'il a huit ans. Il est notamment connu pour avoir réalisé Bad boy bubby, 10 canoës et Charlie's country. Mais il est un cinéaste très diversifié, avec plusieurs pépites plus méconnues. Il y a le film de science-fiction Incident à Raven's Gate, le film musical Dingo, l'adaptation du roman de Luis Sepulveda Le vieux qui lisait des romans d'amour, ou le western The tracker. Mais peu importe le genre ou le ton qu'il investit, Rolf de Heer a toujours eu à cœur de mettre en scène une culture. Tout en faisant un certain portrait de la société australienne, il a commencé à mettre en lumière les peuples aborigènes depuis « The tracker ». D'une certaine façon, son cinéma est traversé par la recherche d'une place pour toutes les personnes laissées pour compte, abandonnées par la société. Ses films ont donc toujours su s'adapter à des ambiances très spécifiques, à des sensations diverses, à des paysages uniques. Rolf de Heer a toujours réussi à (re)connecter ses personnages laissés pour compte avec le monde, avec leur monde. En 2023, il marque son retour sur le grand écran avec The Survival of kindness », dont nous vous proposons d'aller lire nos critiques ici. Pour accompagner nos avis, voici un entretien avec Rolf de Heer, très adorable, amical et ouvert.
Ce type de film, comme ceux que j'ai fais, évolue. Ils évoluent dans le sens qu'ils ont leur propre raison d'être comme ça, de prendre cette orientation esthétique. Rolf de Heer
C'est un grand plaisir de vous revoir au cinéma en tant que metteur en scène. Que s'est-il passé pour vous en dix ans après « Charlie's country », mis à part les films que vous avez produit ?
Rolf de Heer : Après que Charlie's country soit terminé, j'ai passé environ deux ans à en faire la promotion à différents endroits du monde. Jusqu'à ce que ce soit devenu beaucoup trop pour moi, et que ça s'arrête. Et je ne voulais plus faire cela. Puis il fallait que je travaille, car nous ne sommes pas payés pour faire la promotion d'un film. Je fus commissionné pour faire un film de grande envergure. Il y avait un gros budget, un tournage dans plusieurs pays. J'ai passé une année à en écrire le scénario, puis une autre année à chercher les financements et préparer le film. Au final, le film n'a pas eu assez de financements. Je me suis alors retiré du projet. Ensuite, j'ai écris un projet qui me passionnait énormément, dans lequel j'avais fortement confiance. Ce qui m'a demandé une année d'écriture. Puis encore une fois une année à chercher les financements, que j'ai réussi à obtenir. Sauf que le covid est arrivé, le financement et le projet se sont effondrés.
Ça a dû être épuisant.
Rolf de Heer : Je ne regrette pas toutes ces années. C'était même très intéressant pour moi. Surtout quand j'écrivais un projet qui me passionnait. J'aimais beaucoup les scénarios. Que les films ne se soient pas fait, c'est une tout autre question. Mais ma manière de vivre ma vie durant cette période était très satisfaisante. Durant le covid, j'ai imaginé, préparé et fait ce nouveau film.
The Survival of kindness est plutôt différent de vos précédents films. J'y ressens qu'il a été imaginé durant le covid, avec cette quasi absence de dialogues, et cette aventure solitaire.
Rolf de Heer : Ce type de film, comme ceux que j'ai fais, évolue. Ils évoluent dans le sens qu'ils ont leur propre raison d'être comme ça, de prendre cette orientation esthétique. Pour The Survival of kindness, je ne l'ai pas conçu sans dialogues. Pendant l'écriture, j'ai commencé par la section où il n'y a pas d'autres personnages, et donc pas de dialogues. Quand je suis arrivé à ce qui devait être une scène de dialogue, j'ai essayé de l'écrire, mais ça ne me plaisait pas. Je trouvais que ça ne fonctionnait pas. J'ai essayé de les écrire autrement, mais ça ne fonctionnait toujours pas. Quand j'ai essayé sans dialogue, je trouvais ça bien. C'était donc la solution à ce problème, où des personnages avec différents vécus ne peuvent pas se comprendre. Et ça a continué ainsi avec les autres scènes. C'est comme ça que j'en ai découvert davantage sur l'univers du film. Mais aussi que j'ai compris que, à l'avenir, il n'y aura plus de dialogues. Ou plutôt qu'il y aura des dialogues, mais que les gens n'arriveront pas à se comprendre.
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Comment avez-vous trouvé votre actrice principale Mwajemi Hussein ? D'autant qu'elle n'est pas actrice du tout, et qu'elle n'est jamais allé dans une salle de cinéma, comme vous l'avez révélé.
Rolf de Heer : Tout à fait, elle n'a jamais mis un pied dans une salle de cinéma. Il y a eu un long processus qui a mené à la décision d'avoir une femme dans le rôle principal, et qu'il fallait choisir correctement la personne pour l'incarner. Nous avons embauché un directeur de casting, pour trouver des femmes de cet âge, qui seraient capables de tenir ce rôle. Mwajemi m'a été conseillé par des amis, qui l'ont aussi encouragé à auditionner. Au départ elle ne voulait pas, elle pensait qu'elle ne devrait pas le faire. Au final elle l'a fait. Et parmi les cinq personnes qui m'ont été présentées pour le rôle, deux profils étaient particulièrement intéressants. Mwajemi en faisait partie. Avec elle, malgré son inexpérience, je sentais que sa vie bien remplie correspondait. Je sentais qu'elle possède une profondeur d'existence, de simplement « être ». Alors si on pouvait faire fonctionner cela avec le film, ce serait fantastique.
Faire un film était donc probablement très abstrait pour elle. Comment bénéficiez-vous de cela, en tant que metteur en scène ?
Rolf de Heer : La seule chose que je peux en dire, est qu'on en bénéficie si c'est Mwajemi. Car je ne suis pas certain que j'aurais pu en bénéficier avec d'autres. Mwajemi n'avait aucun point de référence, elle pouvait donc aller creuser dans sa propre vie, dans son âme. Elle a sept enfants, elle a quitté son pays natal quand elle avait trois enfants, elle a passé dix ans dans un camp de réfugiés. Elle a vécu tellement de choses, très difficiles. Elle s'est sentie connectée au personnage, notamment à travers son enfance où elle n'avait pas de chaussures. Elle pouvait sentir la douleur du personnage. C'était aussi intéressant pour elle. Quand la production s'est terminée et que le film a été projeté, elle a commencé à comprendre l'importance et la signification d'être dans un film. Avec cette expérience, elle envisageait de jouer davantage, mais elle y a réfléchit et s'est dit ne pas être certaine que ça fonctionnerait. Parce qu'elle a compris que l'expérience vécue sur The Survival of kindness est unique, qu'il y a peu de chance qu'elle puisse se reproduire. Elle a toujours son boulot, elle y est retournée, et elle en est très satisfaite.
En parlant d'expérience, le film est une véritable fable où se croisent différentes thématiques avec une sensorialité très forte. Mais il y a aussi une absence volontaire de marqueurs spatial et temporel, vous ne cherchez jamais à expliquer l'univers ou le limiter.
Rolf de Heer : Ce qu'on voulait en premier lieu était quelque chose de cinématique et engageant. C'est ce dont a besoin un film, c'est comme ça que ça doit être. J'ai cru au projet car je savais qu'il m'engagerait. Je ne pense jamais à un arc narratif ou à un arc pour un personnage. Je suis davantage dans la sensation de : est-ce que ça fonctionne pour moi ? Est-ce que j'aimerai ça ? Est-ce que ça m'engagerait ? Si oui, alors on le fait. Si non, on ne le fait pas.
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BlackWoman
n'a pas vraiment de but dans son parcours. Ce devait être un travail
très particulier à l'écriture et au montage, pour décider quels
lieux et quels événements le personnage devait traverser. Notamment
sur la place du paysage dans l'image, et sur la durée que vous lui
accordez.
Rolf de Heer : Ce film était différent des autres, pour moi, par bien des aspects. Mais un en particulier était de ne pas commencer le projet par une histoire, mais de le commencer avec les paysages. Le récit s'est développé à travers les paysages où nous avons pu tourner. Et ces paysages nécessitaient certaines scènes, pour créer cette aventure. Je me suis posé la question : comment cela peut construire une aventure convaincante ? Mais aussi comment cette aventure peut être cinématique ? Les paysages pouvaient convenir de plusieurs façons, car l'histoire est comme une ligne qu'on peut dessiner. Une ligne qui peut partir dans plusieurs directions, selon les actions du personnage. Par exemple, j'ai trouvé l'endroit pour le canyon comme un moyen de passer des paysages du sud de l'Australie aux paysages de Tasmanie. C'était un moyen de les connecter. Je ne savais pas encore quoi tourner dans ce canyon, mais tout est venu progressivement. Les paysages ont été déterminants pour savoir ce qu'il se passerait dans le film.
J'ai toujours considéré le paysage comme extrêmement important dans une mise en scène, et votre film s'y concentre énormément. Comme vous le dites, votre récit s'est développé d'abord avec les paysages. Tous ces territoires sont autant un personnage principal que BlackWoman.
Rolf de Heer : En un sens, l'aventure de ma propre vie s'est tournée vers les paysages et vers la question : qu'est-ce qui est cinématique ? J'adore quand je vois un endroit et que je pense que c'est merveilleux, que ça aurait besoin de faire partie d'un film. Dans The Survival of kindness, le complexe industriel – qui est un endroit fascinant et énormément cinématique – est un lieu que je trouvais au départ trop surchargé. Je pensais que c'était trop beau, au point qu'il provoquerait une trop grosse rupture dans le film avec le reste des paysages. Je ne l'avais donc pas gardé à l'écriture. Mais quand nous tournions le film, et que j'ai regardé les rushs, j'ai trouvé ça tellement mieux que je l'avais envisagé. Alors le lieu que nous avions choisi pour cette séquence n'était plus suffisant, plus convaincant. Nous avons espéré qu'un tournage dans l'usine était encore possible. Ce fut le cas, alors j'ai réécris cette scène. Donc oui, les paysages sont très importants dans un film.
Parfois donner la priorité aux paysages peut représenter un grand défi au tournage. Voire apporter des contraintes, des contre-temps, des soucis techniques.
Rolf de Heer : Il faut que j'avoue que le tournage d'un film est la partie que j'aime le moins. C'est un moment où je dois souffrir, pour pouvoir faire tout le reste. L'écriture, la post-production, la musique m'enthousiasment le plus. Le tournage ne représente que du stress et du compromis pour moi. Mais sur The Survival of kindness, le tournage était plutôt agréable. Même avec les contraintes du covid, rien de mauvais ne s'est passé. Tout était idéal.