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[ENTRETIEN] : Entretien avec Guylaine Maroist (Je vous salue salope)

© Laurent Guérin/La Ruelle Films // Copyright La Ruelle Films

À l’occasion de la sortie française du documentaire Je vous salue salope : la misogynie au temps du numérique, nous avons rencontré une de ses réalisatrices, Guylaine Maroist. Avec générosité, elle nous a expliqué le parcours du film, la violence du cyber-harcèlement, l’évolution de cette question dans les choix politiques actuels.

 Quand on fait un documentaire, il ne suffit pas d'avoir un sujet. Il s'agit de trouver une histoire à raconter et une histoire qui va toucher. Faire des interviews avec des femmes victimes et d’expertes à l'écran, ça ne suffisait pas sur le plan cinématographique. On voulait un film où la forme a aussi son importance  – Guylaine Maroist


Vous avez travaillé sur le sujet du cyber-harcèlement pendant sept ans. Quel a été votre moteur pour tourner ce documentaire ? Comment avez-vous rencontré votre co-réalisatrice Léa Clermont-Dion ?

Léa a été cyber-harcelée quand elle a publié un livre en 2012, donc ça fait déjà plus de dix ans maintenant. Dans son livre, elle interviewait des femmes très fortes, pas forcément des féministes, mais des femmes qui, par leurs actions, avaient eu beaucoup d'impact sur les droits des femmes. Et un de ses harceleurs, un homme, avait écrit sur Twitter “c’est comme si, de l’au-delà, Marc Lépine avait révisé sa liste”. Je ne sais pas si vous le saviez, mais Marc Lépine est l'auteur d'une tuerie qui a tué quatorze femmes à l'École Polytechnique. Pour nous, au Québec, c’est un moment très marquant dans notre histoire. C'est un acte terroriste contre les femmes. À l'époque, ce n'était pas considéré comme du terrorisme, mais maintenant oui. C’était en 1989. Aujourd'hui encore, il y a beaucoup de ces tueries aux États-Unis ou partout ailleurs, qui sont revendiquées par des hommes seuls, c'est-à-dire des hommes qui veulent vraiment tuer des femmes parce qu'il y a une idéologie antiféministe qui est en train de faire son chemin sur Internet. C’est Léa qui est venue me chercher avec cette idée de faire un documentaire pour comprendre ce phénomène et se mettre dans la peau de femmes qui ont subi du cyber-harcèlement. Je lui ai tout de suite dit oui !


Le film se concentre sur quatre femmes, dont l’expérience de cyber-harcèlement se répond même si leur parcours est très différent. Comment les avez-vous choisies ?

Léa et moi avions décidé de prendre le temps pour faire de la recherche. On ne s'attendait évidemment pas à ce que ça prenne sept ans ! Il y a eu la pandémie entre-temps, mais on savait qu'on voulait prendre notre temps. C'était très important pour moi de faire de la recherche pour trouver une histoire. Parce que, quand on fait un documentaire, il ne suffit pas d'avoir un sujet. Il s'agit de trouver une histoire à raconter et une histoire qui va toucher. Faire des interviews avec des femmes victimes et d’expertes à l'écran, ça ne suffisait pas sur le plan cinématographique. On voulait un film où la forme a aussi son importance. Donc on a fait des recherches, on a interviewé une centaine de personnes, à la fois des experts, des expertes sur divers aspects, des historiens, des historiennes de la misogynie, des gens qui sont plus spécialisés dans les médias numériques ou la cybercriminalité. Et au moins une cinquantaine de victimes de cette violence.

Alors comment les avons-nous trouvées ? À la fois en consultant les médias du monde entier. C'est comme ça que l’on a trouvé Laura Boldrini par exemple. Nous avons aussi passé un appel. Léa a une grande communauté de femmes qui la suit sur les réseaux sociaux. Elle a donc publié un post sur Instagram qui disait “Si vous avez vécu de la cyber-violence, contactez-nous”. C'est comme cela que nous sommes tombées sur Laurence Gratton, une autre de nos protagonistes. On a parlé avec plusieurs personnes et ensuite, celles qu'on avait présélectionnées, on est allées les rencontrer. Pour faire un documentaire de cet acabit, cela demande beaucoup d’engagement. On savait que l’on filmerait sur une longue période. Notre volonté c’était d’accompagner ces femmes dans ce qu’elles vivent, que l’on ressente leur peur.


Il est vrai qu’il y a à la fois du témoignage dans le film mais aussi de la reconstitution.

Oui et non. Pour Laurence, c’est vrai. Elle nous raconte ce qui s'est passé il y a cinq ans. Mais sinon, Kiah Morris, le vit dans le temps présent. Laura Boldrini aussi. La temporalité du film suit leur temporalité à elles.


En parlant de Kiah Morris, son histoire possède une autre nuance. Ce n’est pas seulement une femme qui est harcelée mais une femme noire qui est harcelée. Il était important de conjuguer les luttes dans le documentaire et d’y intégrer le parcours d’une femme racisée ?

C'était primordial. C’est en lisant une brève dans le journal local de Bennington, dans le Vermont, que nous avons entendu son histoire pour la première fois. On avait interviewé d'autres femmes noires avant de la rencontrer. Vous savez, c'est compliqué. Ces femmes ont vécu des choses horribles et nous voulions que ça se passe dans le temps présent le plus possible. On leur demande de revivre leur harcèlement en nous en parlant, en étant filmées. Certaines ne voulaient pas venir titiller l’agresseur. En fait, beaucoup de femmes ont peur de parler et d'être visibles à l'écran, de peur de représailles. Je suis allée au Vermont rencontrer Kiah pour la convaincre. Et elle a accepté, une chose dont je ne la remercierais jamais assez. Comme vous dites, elle vit un harcèlement plus spécifique, de la misogynoir et c’était essentiel de l’inclure dans le film si nous voulions parler à toutes les femmes.

Copyright La Ruelle Films

Dès le départ, vous annoncez la couleur : il n’y aura aucune parole d’agresseur. Vous expliquez très bien la raison dans le carton en début de film, mais je me demandais, quel a été votre chemin de réflexion, à vous et à Léa, pour arriver à cette décision ?

Au départ, on voulait interviewer des agresseurs. J’avais parlé à un homme qui, évidemment, n'était plus un harceleur. Et puis, je me suis rendue compte que c'était une question complexe. Il n'y a pas qu’un profil d'agresseur, donc d'en voir qu’un à l’image, ça aurait forcément minimisé l'ampleur, les tentacules si je puis dire, de la misogynie en ligne. Aussi, le but de harceler les femmes, quand on est un homme, c’est de les faire taire. Et ça fonctionne. Outre les quatre femmes que l’on voit dans le film, j'ai rencontré beaucoup de femmes qui ont fini par se taire. Il y a plein de jeunes femmes qui hésitent à publier des témoignages, qui hésitent à s'exprimer parce qu'elles ont peur de représailles. Parce que tous les jours, sur Twitter, sur X maintenant, on voit les conséquences des femmes qui osent, qui osent en parler. Aujourd’hui, une femme peut être harceler pour tout et n’importe quoi en ligne, dès qu’un contexte misogyne le permet. En France, vous avez eu un bel exemple de cela pendant le GP Explorer. Ça a été si violent pour Manon Lanza.

En ce moment, je montre le film un peu partout et à chaque Q&A, il y a toujours une femme, de tout âge, qui nous partage son harcèlement en ligne. Mais ce qui me trouble le plus, ce sont les femmes qui ne sont pas victimes et qui ont peur de s'exprimer. La semaine dernière, j'étais dans un festival à Arcueil et une jeune femme s'est levée après la projection. Elle nous a raconté qu’elle vivait dans un monde masculin, elle est streameuse et gameuse, et elle nous disait que c’est un sujet qu’elle n'avait jamais osé aborder avec sa communauté parce qu’elle ne se sentait pas en sécurité. C’est terrible.


Ce que le film pointe du doigt, c’est le manque de structure pour accueillir ces victimes. On voit que Youtube ou Facebook répondent soit par du vide, soit par du silence les préoccupations sur le harcèlement. Avez-vous vu une amélioration sur cette question au fil des années ?

Il y a des mesures qui se mettent en place. L'Europe a adopté une loi qui n'est pas totalement entrée en vigueur et qui imite un peu la loi allemande. Cette loi allemande, "NetzDG", oblige les réseaux sociaux à supprimer les contenus haineux dans les 24 à 48h, sous peine d’une amende très sévère qui peut s’élever jusqu’à 50M d’euros. Ça peut aller jusque là, c'est un peu à l'image des profits engrangés avec la propagation de la haine. C'est un bon départ, mais les lois, ce n’est pas tout de les voter, il faut les appliquer ensuite. Il ne faut pas s’arrêter aux plateformes, il faut que tout le corps policier, tout l'appareil judiciaire y soient sensibilisés. Parce que, encore aujourd'hui, on dit aux victimes que le cyber-harcèlement n’est pas aussi important que la violence physique. La violence prend plusieurs formes et les violences envers les femmes, malgré tout, sont en augmentation constante. Le cyber-harcèlement place les victimes dans un état de détresse que les institutions se doivent de traiter avec sérieux.


Et au Québec ?

Entre 2016, quand on a commencé à travailler sur le film, et 2022, j'ai juste vu le problème s’aggraver. Nous avons vraiment vu une amélioration à la sortie du film et ça nous a beaucoup surprises ! Nous avons vu une prise de conscience s’effectuer, le film a été beaucoup vu en salle. Il a suscité des discussions, avec les spectateurs mais aussi avec le Ministère de la Sécurité Publique. Le ministre nous a rencontré et a souhaité créer des contenus en vue de former les institutions, à créer des outils pour protéger les victimes, et surtout à former les policiers qui sont au cœur du problème, car ce sont eux qui reçoivent les plaintes et il est important de bien accueillir les victimes. Au Canada, je pense que ça va être difficile de faire adopter une loi contre les réseaux sociaux. Nous avons une loi qui vient d’entrer en vigueur récemment à propos de la publication dans les journaux, au niveau des médias et ça a créé tout un tollé, donc je ne pense pas que notre gouvernement prendrait le risque de s’attaquer aux réseaux sociaux. Le problème, chez nous, dans le territoire nord américain, c’est que nous avons une idée bien arrêtée de ce qu’est la liberté d’expression. Pouvoir supprimer un contenu, ça reviendrait remettre en cause cette sacro-sainte liberté. Nous sommes bien d’accord, je ne considère pas qu’une menace de viol ou une menace de meurtre entrent dans la catégorie de la liberté d’expression, mais on voit bien que c’est le premier argument qui survient quand on parle de loi plus punitive quant aux propos tenus sur internet. Je pense qu’il faut commencer à faire ces nuances.


C’est peut-être une question un peu bête mais avez-vous eu des retours d’hommes à la sortie du film ? Quelles ont été leurs réactions ?

Je vais commencer avec le positif parce que le film a été beaucoup vu en famille. Il y a eu un effet de bouche à oreille assez phénoménal. Au départ, on pensait qu'on allait s'adresser d'abord aux féministes, aux femmes qui sont déjà au courant des problèmes liés aux violences sexuelles et sexistes. Mais ça a été un film vraiment populaire. Il a suscité beaucoup de discussions dans les médias et beaucoup d'hommes étaient là, beaucoup d'alliés et ça nous a vraiment ravis. Il y a quand même quelques hommes qui se lèvent dans les salles de cinéma et qui commencent à trop questionner la pertinence du film, mais souvent, ils se font rabrouer par les autres hommes qui sont présents [rire]. C’est drôle, nous nous étions préparées, Léa et moi, à recevoir une déferlante de haine à la sortie du film. Ça n’a pas été le cas. Des mois après, Léa a été invitée à une émission de télévision qui est extrêmement regardée chez nous, calquée sur l’émission française Tout le monde en parle. Léa y était invitée pour parler du cyber-harcèlement et je ne sais pas, il y a un moment où un autre invité dit une phrase et Léa fait une moue parce qu’elle n’était pas d’accord. Pour cette mini-seconde, dans une émission à la télévision, Léa s’est pris un torrent de haine. Ce n’était même pas à cause du film, mais parce qu’elle a eu l’audace de ne pas être d’accord avec un homme devant des millions de téléspectateurs.

Le cyber-harcèlement place les victimes dans un état de détresse que les institutions se doivent de traiter avec sérieux

J’ai eu l’impression que votre documentaire était destiné en premier lieu à ceux et celles qui pensent que les messages reçus virtuellement n’auraient aucun impact dans la “vraie” vie. Je me trompe ?

On ne voulait pas prêcher en terre convertie. Mais aussi, j’ai remarqué que plusieurs féministes et des personnes cyber-harcelées qui viennent voir le film apprennent quelque chose, parce qu’on met des mots sur leur souffrance. Il y a beaucoup de victimes qui minimisent d’elles-même, qui se disent que ce n’est rien, Twitter ce n’est pas la vraie vie comme vous le dites. Le documentaire avait aussi pour but de leur montrer que non, ce n’est pas normal et que leur souffrance est légitime.


D’où l’importance de ne pas censurer les messages et les insultes qu’elles reçoivent non ? Il y a même une insulte directement dans le titre, que vous revendiquez et je n’ai pas eu l’impression que c’est une provocation mais plutôt une réappropriation par les mots.

Mais oui ! Vous savez que vous êtes la première personne à me dire ça ? C’est exactement ça, le mot réappropriation est très juste, comme pour le mot bitch depuis quelques années, ou le n word pour la communauté afro-américaine. Alors il y a le double sens. Je vous salue salope l'insulte de la part d'un agresseur, mais c'est aussi je vous salue salope de ma part, à ces femmes qui se battent et qui sont devenues mes héroïnes. Laura Boldrini, par exemple. Moi, je ne pourrais pas être dans ses souliers pendant une semaine, je ne pourrais absolument pas. Je l'ai côtoyée quand on est allées montrer le film à Rome et le niveau de haine qu'elle reçoit quotidiennement, depuis de nombreuses années, c'est impossible. Personne ne devrait le subir. Personne. Elle a été malade, elle a eu un cancer. Sa propre fille a quitté le pays parce qu'elle n’était plus capable de vivre dans la menace constante et je la comprends. Le cyber-harcèlement, quand il est aussi pérenne dans une vie, finit par empoisonner toute une famille. Malgré tout cela, Laura Boldrini persiste et signe, elle se bat toujours. Il y a aussi un clin d'œil religieux, que l’on retrouve sur l’affiche. Je ne connais aucune religion qui ne soit pas sexiste.


Il y a comme une montée en puissance de la violence, parce qu’on ne connaît pas encore l’issue de leur histoire, je pense notamment à Laurence. Dans la construction de cette narration, aviez-vous une structure de genre thriller en tête ?

Oui, vous savez, on aurait pu faire un documentaire comme on en fait beaucoup au Canada, parce qu'on aime le cinéma d'observation, le cinéma de l'ONF [Office National du Film du Canada, ndlr]. On a choisi de faire un film qui emprunte aux codes du cinéma de genre parce qu’on trouvait que ça racontait une histoire, que le public reconnaîtrait tout de suite comme confinant à l’horreur. Avec une trame sonore très travaillée, avec beaucoup de bruit, beaucoup de notifications. On a voulu faire vivre le stress, qu’on puisse se mettre à leur place. 


Quel a été le parcours de financement du film ? J’imagine qu’entre le titre et le sujet, le parcours a dû être semé d’embûches.

On fait ça avec beaucoup d'amour. Beaucoup d'amour, de volonté et de sueur. On a eu la très grande chance d'avoir notre diffuseur national, Radio-Canada, qui a acheté une licence du film, ce qui a été un levier pour aller trouver du financement par la suite. On a réussi à le financer avec Téléfilm Canada aussi, qui exige que ce soit un cinéma de salle. On a aussi des associations au Canada qui, comme ici, financent le documentaire. C'est évident que passer sept ans sur un sujet, avec toute une équipe, nous avons surtout investi de notre temps. On l’a fait parce que c’est une cause qui nous tient à cœur. La pandémie nous a coupé dans notre tournage, mais c’est la vie, c’est le documentaire. Notre matériel, c’est le réel et il faut accepter tous ces désagréments. C’est aussi ce qui rend le documentaire si difficile à budgéter. On a eu beaucoup de chance d’être bien entourées, même jusqu’ici en France. On a notre attachée de presse, Anne-Lise, il y a aussi la grande distribution qui est avec nous. Ces gens-là mettent beaucoup de cœur. Ce ne sont pas des trucs très payants, mais c'est fait avec la volonté de changer les choses. Et puis, le succès de ce film est vraiment dû au fait que les personnes qui le voient en parlent à d'autres, et ainsi de suite… C'est ce qui va faire, je pense, qu'on va finir par renverser la vapeur.



Propos recueillis le 4 octobre 2023, à Paris
Merci à Anne-Lise Kontz et Paul Chaveroux