[CRITIQUE/RESSORTIE] : Onibaba / Kuroneko
Contemporain d'Akira Kurosawa et de Yasujiro Ozu, scénariste incroyablement prolifique (on lui prêterait plus de 200 scripts), Kaneto Shindō est l'une des figures phares de la (première) Nouvelle Vague japonaise ayant émergé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au même titre que Nagisa Oshima, Yasuzō Masumura et Shohei Imamura.
Un cinéaste sensiblement porté (et le mot est faible) sur le thème de la sexualité, ayant toujours mis un point d'honneur à mettre en avant des personnages déterminés à survivre coûte que coûte dans un monde éprouvant, à nouer passé et modernité au coeur d'histoires infiniment denses et protéiformes, sondant méticuleusement les tréfonds de la condition et de la nature humaine, autant quelles questionnent la dualité entre le bien et le mal.
Bonne nouvelle, Potemkine ressort deux de ses plus beaux efforts, Onibaba (1964) et Kuroneko (1968), dans des copies restaurées et toutes pimpantes ce mercredi, somptueux cauchemars en noir et blanc à l'érotisme troublant.
Onibaba, inspiré d'une parabole bouddhiste que le cinéaste déformera/adaptera à sa guise en un merveilleux et transgressif conte fantastique sur le désir sexuel, la jalousie et la passion - partagée comme non-partagée -, incarne le premier vrai film d'époque du cinéaste, flanqué dans les méandres marécageux d'un Japon du XVIe frappée par la guerre et la famine, par la violence des hommes qui ne peut qu'engendrer celles des femmes.
On y suit les atermoiements de deux femmes, une mère et sa belle-fille survivant tant bien que mal en pillant et tuant des samouraïs égarés, s'aventurant, inconsciemment, dans les mailles de leur filet fait d'un champ de roseaux démesurément imposants, avant qu'elles ne jettent leurs corps dans un trou béant et sans fond, véritable porte vers les enfers.
Outre leur dépendance mutuelle pour survivre, leur lien est noué par l'attente : celle de pouvoir retrouver le même homme, le fils de la première, et le mari de la seconde.
© 1964 - Toho Company |
Tout bascule lorsque leur voisin, Hachi, revient pour annoncer que leur fils et mari a été tué pendant la guerre; le point de départ des frictions qui vont désunir les deux femmes.
Alors que la jeune veuve succombent aux avances de plus en plus insistantes de ce qui est devenu désormais, le seul homme de leur existence, la matriache elle glisse, douloureusement, dans une rage hystérique nourrit par le rejet sexuel et la crainte de l'abandon.
D'une tension sexuelle merveilleusement exacerbée, à l'érotisme aussi symbolique (ce fameux trou, presque vulvien, ou les corps des morts sont jetés, incarnation du désir sexuel tel un vortex sans fin aspirant les âmes de ceux qui s'y approchent) et pudique qu'il peut parfois exploser dans des saillies furieusement endiablées, Onibaba se fait une expérience troublée et troublante au malaise savamment orchestré où l'humanité, consumée par des pulsions et des émotions qu'elle cherchait à réprimer, est rétrogradée à son stade le plus primitif, obligée de dévorer - littéralement - l'autre pour survivre.
© 1964 - Toho Company |
Son basculement dans les bras du fantastique fiévreux et symbolique, ne fait alors que renforcer son esprit satirique et transgressif, fustigeant la violence du totalitarisme, la violence d'une occidentalisation laissant de côté toute une frange de la population, la violence d'une humanité amorale et dénuée de toute spiritualité.
Kuroneko embrasse lui plus frontalement le surnaturel, au travers d'une vengeance justement surnaturelle (citant directement le folklore nippon et la figure de l'onryō), en réponse aux violences terrestres.
Situé à la même époque tiraillée par les conflits sanglants, se fait le versant sombre et inverse de Onibaba : ici, ce sont deux femmes, une nouvelle fois une mère et sa belle-fille - Yone et Shige -, qui sont pillées, violées et assassinées par des samouraïs affamés et lubriques, sans foi ni loi, n'hésitant même pas à brûler leur maison une fois " rassasié ".
Mais si la maison est réduite à un tas de cendres, les corps des deux femmes restent intacts, alors un chat noir (référence directe au bakeneko, légende du folklore japonais sur un chat ayant des pouvoirs surnaturels, dont le don de réanimer un corps sans vie) se fraye méticuleusement un chemin à travers les ruines, pour lécher leurs blessures encore saignantes.
© 1968 - Toho Company |
Renaissant sous la forme de spectres vengeurs, elles feront dès lors le serment de tuer un à un tous les samouraïs croisant leur route, à la frontière de la porte de Rashomon, répétant inlassablement le même rituel macabre au point d'alerter les hauts dignitaires du pays.
La bascule se fait alors qu'un jeune samouraï (qui l'a été contre son gré) est envoyé pour enquêter sur cette étrange malédiction, Gnitoki, qui n'est autre que le fils et l'époux des deux femmes décédées, qui ne sont définitivement plus celles qu'il avait quitté, et qui se trouvent au prise avec leur propre dilemme vengeur...
Toujours embaumé par la photographie délicate de Kiyomi Kuroda, Kuroneko rejoint Onibaba dans sa charge satirique et sa mise en exergue des traumatismes d'un Japon post-Seconde Guerre mondiale, quand bien même il embrasse avec délicatesse, les courbes oniriques d'un déchirant mélodrame parsemée de jolis éclairs psychédéliques, sous fond de deuil insondable et d'amour impossible et condamné.
Deux magnifiques efforts où la mort répond à la violence, où l'irrationnel épouse la tragédie, dont les (re)découvertes sont aussi enthousiasmantes qu'essentielles.
Deux séances parfaites en somme, pour un Halloween particulièrement riche dans les salles obscures.
Jonathan Chevrier
Jonathan Chevrier