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[CRITIQUE] : Marin des montagnes



Réalisateur : Karim Aïnouz
Avec : Karim Aïnouz.
Distributeur : Les Films des Deux Rives
Budget : -
Genre : Romance, Documentaire.
Nationalité : Brésilien, Français, Allemand, Algérien.
Durée : 1h33min

Synopsis :
Le cinéaste Karim Aïnouz décide de traverser la Méditerranée en bateau et d’entreprendre son tout premier voyage en Algérie. Accompagné de sa caméra et du souvenir de sa mère Iracema, Karim Aïnouz nous livre ici un récit détaillé du voyage vers la terre natale de son père; de la traversée de la mer à son arrivée dans les montagnes de l’Atlas en Kabylie jusqu’à son retour, entremêlant présent, passé et futur.



Critique :


Qu'est-ce que l'image pour le monde ? Qu'elle soit de fiction, documentaire, expérimentale, journalistique, ethnographique, un selfie, ou autre ; que dit-elle de ce qui nous entoure ? Il est évidemment impossible de répondre à ces questions dans l'absolu, tant une image peut être tout et rien à la fois, tout comme elle se transforme selon les perceptions et les sensibilités. Mais s'il existe bien un paradoxe avec les images, c'est celui faisant dialoguer une place dans le monde avec le fantasme de celui-ci. Les images viennent à la fois d'une pensée et d'une sensibilité, de l'esprit et du coeur, donc d'un point de vue.

Dans son essai L'attention romanesque, Iris Murdoch écrit "Nous ne sommes pas les maîtres souverains de tout ce que nous embrassons du regard, mais des créatures plongées dans les ténèbres de l'ignorance". Le regard, la subjectivité, transforment aussitôt l'environnement que nous voyons tous les jours. Nous pensons comprendre et connaître ce que nous percevons, mais ce ne sont que des fragments imprimés dans notre sensibilité propre. C'est en partie le coeur du nouveau film de Karim Aïnouz, intitulé Marin des montagnes. Le cinéaste est né au Brésil d'une mère brésilienne et d'un père algérien, mais celui-ci y est resté après sa naissance. Avant la sortie de son prochain film Firebrand sélectionné à Cannes 2023, Karim Aïnouz reste dans le sillage de La vie invisible d'Euridice Gusmão, de Praia do futuro et même de Berlin Tempelhof : la relation épistolaire, la puissance d'un lien affectif, les souvenirs, le voyage, la quête d'une place dans le monde, la disparition d'une identité.

Ainsi, au lieu de continuer à fantasmer son pays d'origine, Karim Aïnouz a décidé de se confronter à cette image manquante en lui. Avec Marin des montagnes, il va chercher des images (sur place) pour en bousculer d'autres (mentales, à distance). Car le cinéaste n'avait jamais mis les pieds en Algérie auparavant. La question "qu'est-ce que l'image pour le monde ?" trouve alors peut-être son fondement dans les espaces. Ou plutôt, dans un espace en particulier : celui d'où l'on vient. A quel point est-il si important dans l'être que nous sommes, que nous devenons au fil du temps ? A quel point a t-il façonné (et façonne t-il encore) notre perception du monde ? Oui, cela fait beaucoup de questions. Mais le documentaire de Karim Aïnouz n'est pas un essai autobiographique pour rien.

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Comme il utilise la référence au terme "calenture", il assouvi un désir de sauter le pas, de franchir une frontière jusque là floue. Ce terme lié à la médecine, bien que désuet aujourd'hui, définit le délire furieux observé chez des marins au moment de traverser des zones tropicales. Délire qui les pousse à se jeter à la mer, sans pouvoir se contrôler. De la même manière, Karim Aïnouz embarque sur un ferry de Marseille vers Alger (premières images du film), et se voit progressivement aspiré malgré lui vers le coeur profond de l'Algérie (vers les montagnes de Kabylie d'où vient son père). Le retour aux origines s'effectue comme un détachement de l'urbanisme vers la province, donc de ce que l'homme a construit vers la nature. Un chemin allant de l'artifice vers l'organique.

Toutefois, avant d'être aspiré par les montagnes et ses grands paysages verdoyants, la ville d'Alger semble chercher à entrer presque entièrement dans le cadre. Non pas seulement tous ces corps, toutes ces figures, qui rendent la ville (et le film) vivante. Mais celle-ci est si diversifiée picturalement parlant, que chaque recoin et chaque bruit même hors-champ finit par appartenir à l'instant, puis au cadre. Entièrement filmé au téléphone, il devient l'observateur témoin, il découvre, son objectif est encerclé par tant de possibilités d'images. Tandis que le téléphone capte les mille pouls de la vie en Algérie, Karim Aïnouz se nourrit de ce qu'il voit et entend. Que ce soit en mouvement ou avec des photographies, que ce soit avec les images filmées au téléphone ou même avec les images d'archives, le montage suggère constamment qu'il y a mille vies qui grouillent autour, qu'il y a toujours plus grand que les limites du cadre.

Du jour à la nuit, des façades aux intérieurs de commerces, des rues vides à tous les passants, des voitures qui circulent aux piétons qui circulent librement dans tout l'espace, Marin des montagnes cherche simplement et chaleureusement ce que signifie être algérien, de quoi se compose le quotidien et la culture algérienne. Par son absence physique dans le cadre mais sa présence orale en voix-off, Karim Aïnouz se fait à la fois ethnographe étranger mais aussi enfant du pays essayant de comprendre son Histoire. Tout comme il met constamment en miroir des plans d'ensemble de la ville (ou d'un coin de la ville) avec des scènes de proximité : une façon de relier l'abstraction du fantasme et de l'errance, avec les sensibilités et les particularités qu'il parvient à saisir à des instants donnés.

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Prendre le temps, dans une première moitié du film, de s'imprégner de l'environnement est un parcours presque psychologique. De la mélancolie contemporaine, de la fougue désespérée, des rêves d'une jeunesse impuissante en paysage urbain, Karim Aïnouz en tire un premier ancrage et une connexion avec ses propres troubles. Cette première moitié est une réponse aux images fantasmées, jusqu'à faire des arrêts sur images (des photographies prises au téléphone) pour que l'instantané s'oppose à l'imaginaire. Puis le cinéaste poursuit sa quête intime ; une fois rempli d'images loin du fantasme, il peut pleinement parcourir le pays pour aller jusqu'aux montagnes de Kabylie. Pourtant, la même phrase résonne encore, dite par les algériens à Karim Aïnouz qu'il croise au fil de son voyage : "d'où venez vous ?". Mais ce n'est plus la découverte qui résonne cette fois.

Face au désir fou de comprendre qui il est en se rendant dans la région d'où vient son père, c'est l'intime qui résonne. Au gré de rencontres faites au hasard, le cinéaste brésilien est pris de confusions : il le dit lui-même, il a parfois l'impression que chaque personne qu'il rencontre est un(e) cousin(e), qu'ils font partie d'une même et grande famille. Il tente de trouver sur les visages des autres les marques qui pourraient l'amener au sien. Ce qui est une peine perdue, tant il va jusqu'à se couper les cheveux très courts pour qu'on arrête de lui poser la fameuse question sur sa provenance. De la fougue urbaine, Marin des montagnes passe progressivement à la méditation dans de denses paysages naturels, où même les rencontres sont plus apaisées / plus posées.

Dans les montagnes de Kabylie, les habitants semblent vivre hors du temps et hors du monde. C'est un autre mode de vie qui s'offre à lui, à son regard. A la fois une contradiction avec la première partie du film à Alger (la dichotomie urbanisme et nature) puis un prolongement, par les mêmes préoccupations identitaires et culturelles. Sauf que le cadre saisit cette fois des espaces vides, souvent abîmés, qui s'étirent dans l'arrière-plan ou dans le lointain horizon. Comme si Karim Aïnouz y trouvait l'absence et le silence à l'intérieur de lui. Malgré la profusion d'habitations, de pierres, de ciment, etc... ces images sont les empreintes d'une solitude. Afin de briser ce sentiment, le cinéaste parvient à casser des frontières et à intégrer (même si c'est éphémère) les espaces intimes / la vie de certaines personnes qu'il rencontre. En tant que narrateur, racontant ce voyage intime en y posant les images du hasard et des rencontres, Karim Aïnouz s'autorise même à digresser. De nombreuses fois. Son chemin se construit pas à pas, et s'effectue via plusieurs paraboles, panoramiques, apparitions. Suivant le flux de ses pensées et de ses émotions, le cinéaste n'a de cesse de fragmenter, s'arrêter, décadrer, mettre en parallèle sa quête intime et les vies de ceux qu'il rencontre, intégrer des images d'archives de ses parents, et également parler d'Histoire de l'Algérie. Mais digresser aussi en imaginant ce que sa vie aurait pu être au village, s'il était né, avait grandi et serait resté en Kabylie.

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Tous ces écarts sont les morceaux d'une poésie, déjà par le fait que Karim Aïnouz s'adresse à sa mère, mais aussi parce que cette découverte d'images à valeur initiatique a une portée émotionnelle qui dépasse les attentes du cinéaste. Partant d'un geste intime et personnel, le film finit par s'ouvrir et devenir plus grand qu'il ne pouvait l'être. Alors, qu'est-ce que l'image pour le monde, que dit-elle de ce qui nous entoure ? Elle est d'une certaine façon la conscience que quelque chose de plus grand que soi existe derrière les images, que les figures sont toujours transportées dans un ailleurs, et qu'il y a plusieurs façons différentes d'être au monde. Il n'y a peut-être pas de réponse à "qui suis-je ?", ou alors celle abstraite d'un délire furieux de plusieurs images qui se bousculent.


Teddy Devisme


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